Mis en ligne dans /Articles/

De la possibilité de l’emploi à l’inemployabilité intolérable : politiques contemporaines du handicap (France, Royaume-Uni)

De la possibilité de l’emploi à l’inemployabilité intolérable : politiques contemporaines du handicap (France, Royaume-Uni)

     

pdf

 

Transfinis - février 2020

     

1 Handicap et politiques de contrôle par l’emploi

L’agencement des normes médico-sociales qui commandent la définition des handicaps et une partie de la vie des personnes handicapées est en jeu aujourd’hui, dans les politiques actuellement projetées en France, similaires aux politiques menées en Angleterre depuis une vingtaine d’années. Au travers des péripéties de l’actualité, cette convergence témoigne d’un changement structurel des politiques du handicap, et plus largement des politiques sociales dont le handicap n’est qu’une expression particulière, mais révélatrice. C’est à l’exposé et à l’analyse de ce changement structurel que ce texte est consacré.

 


 

a) Textes et éléments des politiques contemporaines, leurs enjeux structuraux

Les définitions et soins du handicap n’ont jamais été exemptes d’ambiguïtés. Elles ont depuis le début du XXème siècle été l’objet de controverses - soit, a t-on pu dire, qu’on ait trop accordé aux aspects corporels et individuels du handicap, soit qu’on ait trop tenu compte des variables environnementales. Ce qu’il en est du handicap a ainsi oscillé depuis une cinquantaine d’années entre thérapies médicales et luttes contre les situations de handicap, autour de normes médicales et sociales aux alliances incertaines, bien que ces alliances soient décisives et très significatives sur un plan social général. La finesse des nosologies médicales, la création de prothèses, l’élaboration de méthodes éducatives ou rééducatives, la rigueur des normes professionnelles, l’indisponibilité des familles, les modalités d’obtention des aides, la nature de celles-ci : autant de facteurs mêlés qui font les invalides et leur sort, et qui peuvent être reliés, et modifiés, par des politiques d’ensemble quels que soient les aspects techniques et sectoriels que ces politiques peuvent aussi prendre.

Les politiques actuelles ne visent pas seulement à modifier les barèmes d’invalidité ou quelques montants de pension à la marge. Elles cherchent à transformer les règlements, les lois organiques et les financements, entre autres, et ainsi, en jouant sur les relations sociales et familiales, à changer les représentations sociales du handicap. Tout comme l’abandon des pied-bots dépendait dans l’antiquité d’une différence de forme dont on peut se demander ce qui permettait exactement de la jauger mais dont le principe se retrouvait en philosophie et en politique, les discussions actuelles au sujet des handicaps sont l’expression de perspectives d’ensemble, qu’il ne faut absolument pas réduire à des aménagements à la marge.

   

Qu’en est-il ? Les politiques du handicap en cours d’élaboration en France prétendent d’une part lever certaines ambiguïtés chroniques de la définition des handicaps par le recours à la médecine. D’autre part, elles ambitionnent d’adopter d’autres principes directeurs que ceux qui commandent l’action des sociétés à l’égard des invalides depuis le début du XXème siècle, voire depuis la fin du Moyen-Âge, en promouvant le travail de tous et l’égalité dans l’assistance sociale. Cette double ambition est donc lourde de sens, et il faut comprendre pourquoi une volonté de définir plus précisément les handicaps, qui s’appuie au maximum sur des critères médicaux, va de pair avec celle de les traiter autrement. Quel point de fuite socio-politique unit ces deux visées médico-sociales, pour quelles conséquences sur les personnes handicapées, et sur tout un chacun ?

 

D’une part, un récent rapport de la Cour des Comptes (du 25 novembre 2019) vise à donner un tour plus régulier à l’attribution de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), qui donne droit en cas de handicap à un revenu inconditionné depuis 1975, et dont les racines plongent dans des lois adoptées peu après les Guerres Mondiales, en 1919 et en 19491. Ces lois ont octroyé des pensions d’invalidité aux Anciens Combattants, puis à tous les handicapés de naissance lourdement atteints. La Cour des Comptes préconise actuellement trois mesures pour modifier les prises de décision d’attribution de l’AAH, afin que celles-ci se fassent, selon cette Cour des Comptes, avec plus d’exactitude et de justice : il conviendrait de renforcer les contrôles médicaux afin de s’assurer des diagnostics de handicap et de la gravité de ces derniers, d’instaurer un suivi médico-social régulier et individualisé afin d’agir réellement en faveur des personnes handicapées, de permettre enfin le pilotage de l’État afin d’empêcher le clientélisme et les disparités territoriales.

D’autre part, deux mois avant le rapport de la Cour de Comptes, en septembre 2019, ont débuté des concertations planifiées et officielles entre les associations de personnes handicapées et le gouvernement sur la place de l’AAH dans le Revenu Universel d’Activité (RUA)2 - il est prévu que ce revenu, suivant un calendrier pour l’instant respecté, commence à être versé en 2022-20233. Ces concertations interrogent deux structures essentielles du handicap, parfois multi-séculaires.

D’abord, il est envisagé que les personnes handicapées ne reçoivent plus de prestations particulières en tant que personnes handicapées, mais qu’on les rattache à un droit commun sous la forme d’un revenu, le Revenu Universel d’Activité. Celui-ci serait peut-être accordé à tous, en tous cas il devrait tenir lieu de tout un ensemble d’aides jusqu’à présent distinctes (comme le Revenu de Solidarité Active, RSA, les Allocations Personnalisées pour le Logement, APL, etc). C’en serait de la sorte fini des droits sociaux particuliers accordés à la suite d’un handicap, que la Première Guerre Mondiale avaient ouverts.

Deuxièmement, l’obtention de ce Revenu Universel d’Activité serait éventuellement conditionné par l’accomplissement de démarches en vue de retrouver un emploi. Ce serait là un changement d’une ampleur énorme, puisque la définition de l’invalidité (sans même parler de la notion plus récente de handicap) se fait sur la base de l’incapacité au travail depuis la fin du Moyen-Âge, et c’est pourquoi les énoncés du gouvernement sur cette question sont variables, la possibilité d’un travail pour tous étant constamment juxtaposée à l’absence de conditionnement des aides à l’exercice d’un travail pour les personnes handicapée, comme on peut le voir dans le document gouvernemental public intitulé Concertation sur le Revenu Universel d’Activité, Mise de jeu [sic] , Cycle 3, Périmètre de la Réforme4 de novembre 2019, qui reprend des éléments du rapport de la Cour des Comptes, notamment sur le coût et la hausse du nombre d’allocataires.

Signe de leur importance politique, au sens gouvernemental et au sens social de ce terme, les deux propositions, d’intégration de l’Allocation Adulte Handicapé au Revenu Universel d’Activité et d’incitation au travail, « y compris sur des temps très partiels » se trouvaient formulées dès janvier 2019 comme « thème 2 » de la synthèse de la consultation populaire sur le RUA - et avaient suscité beaucoup de votes et une faible adhésion des participants5.

Ces changements ne sont pas encore mis œuvre. Ils sont actuellement discutés, et provoquent des conflits ouverts dont on ne peut prévoir l’issue. Les principales associations représentatives des personnes handicapées ont ainsi quitté les négociations avec le gouvernement début février 20206. Mais qu’ils soient tout simplement soumis à discussion est crucial, alors qu’ils touchent à des principes fondamentaux qu’on pouvait croire solidement arrimés à l’ensemble de nos organisations socio-politiques et qui, en tous cas, expriment la logique d’ensemble de ces organisations qui touche tout un chacun, handicapé ou non.

     

b) Politique du handicap et politique du Revenu Universel d’Activité

On aurait tort de voir dans ces réformes des simples mesures techniques de baisse des dépenses, où il ne serait question que d’économie. C’est sans aucun doute une économie et une politique d’ensemble qui se jouent et se nouent ensemble dans ces tentatives de mise en place de nouvelles politiques en matière de handicap.

Le cœur des réformes du handicap n’est pas le handicap, mais la mise en place du Revenu Universel d’Activité sous sa forme libérale, lié aux théories de l’impôt négatif. On peut défendre en effet le caractère financièrement minimal de ce type de revenu et affirmer son potentiel émancipateur pour tout le monde que si, au-delà de l’hypothétique seuil universel de subsistance qu’il accorde sans aucune exception, il va de pair avec la liberté de tous de travailler. Autrement dit, aux yeux de ses promoteurs, la liberté minimale donnée par cette version du revenu universel ne peut être critiquée si son minimalisme peut aussi être dépassé par qui le veut, en fonction du choix, lui aussi libre, de travailler ou non. Or, le handicap est structurellement défini par cette absence de liberté, faute de capacité de travail : il exclut de pouvoir compléter une liberté sociale minimale par le seul exercice de sa liberté personnelle de travailler, et remet ainsi en cause le principe même du Revenu Universel d’Activité.

Autrement dit, le problème général actuellement posé par les personnes handicapées est leur inemployabilité de principe, ce qui rend leur place difficile à assigner, et ce qui explique qu’on veuille la réduire, en nombre et en signification, en s’appuyant sur une soi-disant objectivité médicale. La question de l’employabilité universelle n’est pas un détail des projets politico-économiques contemporains. La difficulté à y admettre des exceptions ou des aménagements en exprime quelque chose d’essentiel, qui explique le recours à la médecine pour cerner les handicaps et les réduire à un résidu, tandis que leur définition comme inaptitude à l’emploi y est, en son fond, intolérable.

 

Le Revenu Universel d’Activité n’est ni un retour à une assistance sociale indifférenciante, pas plus qu’il n’est indifférent, loin de là, à la mise au travail des personnes. On aurait en effet tort de voir dans ces projets de réformes des retours en arrière, comme à des lois d’assistance générale telle que celle de 1905, la dernière de ce type en France qui confondait ensemble vieillards, orphelins ou handicapés. Il ne s’agit pas non plus de restaurer des rapports sociaux de charité, à la fois libres et indéterminés pour les donateurs comme pour les destinataires, indifférents aux statuts professionnels, tels qu’ils faisaient vivre cette fois la totalité des sociétés du Moyen-Âge occidental. C’est à des politiques d’«activation», déjà mises en œuvre en Angleterre que le RUA est adossé et, avec lui, les politiques contemporaines du handicap.

On peut essayer de le montrer en remontant le cours des réformes envisagées en sens inverse de leurs effets les plus massifs : en partant de leurs aspects les plus médicaux et techniques pour arriver à leurs dimensions les plus politico-économiques. Le caractère prévisionnel de ces réformes, pour l’heure incomplètes, n’interdit pas de les éclairer par le devenir d’autres projets du même ordre qui furent réalisés, et dont les principes étaient identiques, comme au Royaume-Uni.

C’est ce qu’on va à présent s’efforcer d’établir, au travers du tissage même des textes existants.

     

2 Définition médicale des handicaps, modification les seuils sociaux d’incapacité professionnelle

a) L’objectif de la saisie médicale des handicaps comme incohérence flagrante et point aveugle

Aussitôt dressé le bilan comptable de l’AAH (de plus en plus coûteux, distribué de manière disparate sur le territoire, et de plus en plus pour des handicaps modérés, pages 27 à 48), le rapport de la Cour des Comptes pose le problème de l’appréciation des handicaps. Face à la souplesse et aux flottements des critères d’attribution qui s’ensuivent des lectures sociales des handicaps où les environnements sont pris en compte comme facteur d’incapacité7, il conviendrait d’en revenir à des évaluations médicales afin d’en faire le critère principal de toute reconnaissance de handicap sur des bases nationales standardisées (p. 49 à 58 et p. 93-102). Cette orientation fait l’objet des recommandations 6 et 7 du rapport :

Ce plan technique, médico-social, est la base du rapport : c’est à partir de lui que les comptes doivent être maîtrisés, par des contrôles plus stricts non seulement des individus, mais aussi des instances chargées de les contrôler. L’objectivation des critères autoriserait en effet des comparaisons entre les commissions, ou la vérification des expertises antérieures.

   

Il est alors tout à fait remarquable que les rédacteurs ne maîtrisent pas leurs références, que pourtant ils citent avec précision. Il faut entrer dans le détail, quelque peu fastidieux, de toutes les confusions de la Cour des Comptes, pour bien percevoir que la promotion d’un point de vue strictement médical sur le handicap n’est pas due à une réflexion sur les expertises possibles, mais est commandée par d’autres exigences.

Cette cour énonce ainsi, au sujet des modèles sociaux du handicap qu’« il résulte de cette évolution qui s’est inscrite dans un temps long, un élargissement du champ du handicap, mais aussi un brouillage de la frontière entre le handicap, au sens commun du terme, et les situations de difficultés d’ordre économique et social, dans la mesure où elles peuvent induire des troubles ou des conséquences médicales ou psychologiques qui font désormais partie du champ du handicap » (p. 54).

La deuxième partie de cet énoncé, sur le « brouillage des frontières » est, de quelque manière qu’on la prenne, très approximative. En en faisant une lecture large et charitable, il semble signifier que désormais, toutes les « difficultés économiques et sociales » peuvent être considérées comme des handicaps, à cause de leur modélisation sociale telle qu’elle a été posée par l’OMS en 2001, et par les lois françaises en 2005. Or, il n’en est rien. Une difficulté économique et sociale ne peut pas constituer, d’un point de vue médico-légal, en droit français comme au niveau des recommandations internationales de l’OMS, un handicap. Il ne peut y avoir de handicap que si et seulement si une cause pathologique et somatique peut être donnée comme source des désavantages fonctionnels et sociaux rencontrés par les personnes. Et si l’on prend alors l’énoncé de la Cour des Comptes tout à fait au pied de la lettre, il devient même impossible de comprendre ce qui pose problème, les propos tenus correspondant à la définition la plus basique et ancienne des handicaps : on ne voit pas en effet pourquoi un trouble médical, sous prétexte qu’il a été causé par des difficultés économiques ou sociales, ne pourrait pas constituer un handicap - à condition d’avoir des conséquences fonctionnelles, ce dont la Cour ne parle pas. Une insuffisance cardiaque, quelle que soit son origine, congénitale, causée par le stress, la nourriture ou les trois-huit, est un handicap potentiel.

   

La critique faite ensuite des barèmes actuels utilisés en droit français est également confuse, et reste ignorante des problèmes liés à l’appréciation des handicaps. Ce que la Cour des Comptes déplore ne peut en effet pas être résolu par des recherches scientifiques plus poussées ou une plus grande rigueur des experts. Les critiques portent sur la spécificité même de l’idée de handicap, son caractère médico-social, biologique et environnemental. Il est ainsi écrit dans le rapport, p. 56 :

La première remarque (a) ignore, de manière assez stupéfiante, qu’une limitation fonctionnelle correspond - à s’en tenir aux handicaps physiques - à une perte d’amplitude articulaire ou de force musculaire définie par des normes médicales rigoureuses, dont on ne peut dériver aucune incapacité précise sans faire référence à des buts ou à des objets particuliers qui définissent les difficultés que la notion de handicap désigne. Par exemple, une réduction de la rotation possible du poignet est une incapacité grave pour un ouvrier dont l’activité est de visser, pas pour un enseignant, une boiterie est bénigne pour l’ouvrier visseur, handicapante pour un guide de montagne, etc. Les expressions de « limitation fonctionnelle » et de « taux d’incapacité » ne seraient pas linguistiquement distinctes si l’on pouvait établir un « lien univoque » de l’une à l’autre, c’est-à-dire dériver des personnes leurs activités possibles sans introduire aucun élément tiers, et variable.

De même, la seconde remarque (b) ne saisit pas la faible signification d’une « situation factuelle » lorsqu’il s’agit de déterminer des incapacités. Qu’est-ce qu’une difficulté par exemple à s’alimenter : est-ce celle de manipuler une fourchette ? Un couteau ? Un verre ? De mastiquer ? Là encore, les ressources des manières de parler sont utiles, qui emploient des adjectifs pour synthétiser des qualités qu’aucun énoncé de situations ne permet d’épuiser, et que les pourcentages en matière de handicap visent, de la même façon, à représenter de manière à la fois graduelle et globale au moins depuis la loi sur les accidents du travail de 1898.

1898 : ce sur quoi les raisonnements de la Cour des Comptes achoppent ne constitue pas des difficultés inédites. Elles sont discutées depuis plus d’un siècle : en 1898, puis en 1915, 1919, 1980, 2001…Surtout, malgré une bonne connaissance apparente des textes et des barèmes, les rédacteurs du rapport n’en ont en réalité qu’une maîtrise très approximative, même d’un point de vue d’expertise juridique. Débutant leurs explications des difficultés budgétaires par une critique du modèle social du handicap (adopté par l’OMS à partir de 2001) en vue d’en rétablir une lecture médicale (standardisée en 1980), ils alimentent leur position par une critique des guides-barèmes français, pourtant fondés sur un modèle médical de celui-ci (depuis 1993), tandis que leur souhait de décrire des « situations factuelles » pour que les évaluations soient plus exactes correspond, lui, aux modélisations bio-psycho-sociales de la Classification Internationale du Fonctionnement du handicap et de la santé (CIF) de 2001 qu’ils rejettent pourtant…

   

On est ainsi amené à croire que ce qui guide les orientations du rapport est, avant tout et pour des raisons budgétaires, la réduction du nombre d’allocataires, que l’on pourrait atteindre en effectuant des contrôles plus rigoureux fondé sur des données objectivables, comparables, réexpertisables à volonté. Il ne faut cependant pas aller trop vite, sous peine de ne pouvoir rendre compte de l’entière dynamique des réformes françaises et de leurs éléments existants. En effet, à la toute fin de 2019 par exemple, un décret est paru qui exempte de la réitération des contrôles médicaux les personnes handicapées à plus de 80%, c’est-à-dire tous les bénéficiaires potentiels de l’AAH dans ses taux maximums (bien que l’AAH elle-même doive être redemandée, ce qui n’est pas anodin). Il s’agit du décret n° 2019-1501 du 30 décembre 2019 relatif à la prorogation de droits sans limitation de durée pour les personnes handicapées. Bien sûr, l’objectivité escomptée des évaluations futures le justifie. Mais pourquoi, malgré tout, ne pas maintenir certains contrôles, ce qui serait tout de même plus prudent ? Pour le comprendre, il faut compléter les analyses.

     

b) Complément 1 : s’assurer sinon de la réalité de l’incapacité professionnelle par la globalité des incapacités

La médicalisation n’est pas suffisante, même aux yeux de la Cour des Comptes, pour saisir tous les types de handicaps, temporaires, variables ou à l’incidence limitée, tels qu’ils sont définis dans la loi française par des pourcentages allant de 50 à 79%. Sur ce plan, le flou est plus difficile à réduire que pour les handicaps les plus graves (80% et plus). Il est donc aussi plus à craindre d’un point de vue budgétaire et fraude, comme il est dit p.78 : plus élevés que ceux du RSA (559 euros pour une personne seule), les montants de l’AAH (moins de 900 euros pour moins de 80% de handicap) pourraient intéresser des personnes peu désireuses de travailler et pourtant désireuses d’augmenter leurs ressources.

Deux propositions sont alors faites dans le rapport, qu’il faut bien éclaircir, p. 19.

 

   

Faute de pouvoir se livrer à des appréciations purement médicales, un jugement sur la globalité des incapacités (quotidiennes, sociales et professionnelles) devrait permettre de les assurer. Telle est le sens de la première recommandation.On passera ici sur la disparition du médical, tout comme sur le raisonnement étrange, tenu page 58, qui consiste à regretter que l’on n’évalue que l’aspect social des incapacités et non pas leur quotidienneté ou leur incidence professionnelle, comme si des difficultés au jour le jour ou dans le travail n’avaient pas d’expression sociale, comme si, également, ce n’était pas à ce niveau social général que les effets réels des incapacités s’exprimaient le plus complètement. Ces inconséquences comptent finalement peu par rapport aux précédentes.

Importe surtout l’introduction du critère de l’employabilité, dans la seconde recommandation, qui devrait fonder les attributions d’une pension ou les refus. Or, le terme d’« employabilité » ouvre ici à une illimitation vertigineuse. Les barèmes d’invalidité sont en effet, au moins implicitement, établis sur la difficulté d’avoir un emploi, depuis la Première Guerre Mondiale, à partir d’un mécanisme de dérivation des lois de 1898 sur les accidents du travail. Mais la difficulté d’obtenir un emploi, plus importante avec 79% d’invalidité qu’avec 50%, n’implique nullement que les personnes atteintes de 79% d’invalidité soient moins employables que celles à 50% d’invalidité, c’est-à-dire qu’elles ne puissent absolument pas travailler. Et il faut tenir ce même raisonnement quel que soit les taux d’invalidités retenus: tout être humain dont l’état vital est stabilisé est susceptible de pouvoir fournir un travail. On trouve ainsi, au cours de l’histoire, des exemples de paraplégiques alités travaillant dans leurs lits, de vieillards à la tâche dans les hospices ou de femmes parturientes mises au travail.

L’employabilité est, pour le moins, une qualité ambiguë, dont on peut dire que presque tout le monde la possède, même à des degrés divers. Or, elle est recommandée par la Cour des Comptes comme critère d’attribution de l’AAH pour les handicapés moins atteints : il serait donc tout à fait possible d’en jouer à volonté pour les évaluateurs, dans la mesure où même les handicapés les plus touchés peuvent travailler. L’équivoque - qualité commune ou degrés d’employabilité - est ici complète, l’illimitation potentiellement totale. Et la mise en rapport des recommandations indique que, tendanciellement, seuls les handicaps les plus lourds (au-delà de 80%), donc les plus déchiffrables au niveau des seuls individus, seraient (peut-être) susceptibles d’échapper à cette employabilité, que tous possèdent. Le recours au critère de la globalité des incapacités pourrait s’expliquer par là : ne pourrait être reconnu comme handicap que ce qui cause des impuissances sociales graves, à tous niveaux, et pas seulement d’un point de vue professionnel puisque celui-ci ne pourrait être fiable. On peut toujours changer de métier.

   

Le tableau n’est ni complet, ni certain - certaines perspectives y sont poussées à leurs limites, à l’infini pourrait-on dire sans que rien n’y oblige ou ne l’empêche. C’est pourquoi un premier rapprochement avec les lois anglaises s’avère éclairant, via une première série de réformes menées par le gouvernement travailliste à partir de 1995. D’une part, il y eut renforcement des contrôles médicaux. À partir de 2002, les pensions d’invalidité accordées aux personnes ayant suffisamment cotisé (« Incapacity Benefit») furent conditionnées à deux d’examens, le premier sur l’incapacité de travail, le second 28 semaines plus tard portant sur l’ensemble des capacités fonctionnelles - on retrouve là le souci de la globalité sur des bases médicales. Un entretien de suivi obligatoire, tous les trois ans, conditionna l’attribution d’une pension, sauf pour les handicaps sévères - de manière analogue au souci de surveillance des handicapés moins lourdement atteints, au point où « une évaluation en continu des possibilités de retour au travail est imposée alors pour tout nouveau demandeur », afin d’éviter toute fraude qui chercherait à substituer les allocations invalidités aux allocations chômages plus basses9.

Cela amène à la part professionnalisante des réformes anglaises. En 2001, en vue de lier pensions et emploi, le ministère des prestations sociales et celui de l’emploi sont fusionnés. En 2008, toutes les pensions d’invalidité sont fusionnées, et leur versement est, pour tous, conditionné à l’évaluation des capacités de travail. Cela permet de diviser les demandeurs en chômeurs non invalides, invalides pouvant travailler devant rechercher un emploi sous peine de réduction des prestations, et invalides incapables de travailler - soumis donc à entretien de suivi tous les trois ans. L’affirmation de l’employabilité est ainsi au cœur des réformes anglaises, d’une façon analogue à ce qui est envisagé par la Cour des Comptes.

La convergence des modèles ne s’arrête pas là. Le recours à des contrôles multiples, fréquents, implicites et explicites, est également partagé, et constitue un ressort crucial du dispositif.

   

c) Complément 2 : passer des conditions d’attribution des droits aux négociations médico-sociales et familiales

Cette volonté de contrôle se retrouve dans deux propositions précises de la Cour des Comptes, ainsi que dans des réformes récentes qui expriment une volonté de transformer en profondeur la nature des surveillances. Ce que préconise sur ce plan la Cour des Comptes n’a rien d’original. Il faudrait :

« 4. Conditionner l’attribution de l’AAH-2 à une prise en charge médico-sociale adaptée, quand celle-ci est possible », p. 19

« À destination de la CNSA : 3. Sanctionner financièrement, dans le cadre des relations conventionnelles avec la CNSA, l’absence de mise en œuvre par les MDPH de leurs obligations légales en matière de suivi statistique, par exemple par un mécanisme de retenue financière », p 20.

Les recommandations 4 (prise en charge médico-sociale) et 5 (sur l’employabilité, vue précédemment) se complètent, en ne laissant guère de marge d’interprétation malgré le vague de la formule - « prise en charge médico-sociale ». Celle-ci indique que ce n’est pas, d’une part, quelque chose de simplement médical qui est proposé, d’autre part cela conditionne l’obtention des pensions. S’il s’agit donc de mettre en place un soin ou une aide des personnes invalides, il n’est pas attendu que cela apparaisse immédiatement, naturellement ou spontanément aux personnes auxquelles il est destiné, puisqu’il faut dans une certaine mesure les contraindre à l’accepter. Et s’il ne s’agit pas de s’attacher directement à l’employabilité des personnes en demande de handicap, il n’en reste pas moins que la prise en charge est « sociale ». On peut ainsi croire que l’obligation proposée, à défaut d’être en rapport avec l’emploi, est en rapport avec ce qui peut y ramener, et que, au minimum, elle garantit une surveillance et des possibilités de demandes multiples et répétées sur les personnes - une « prise en charge » ayant une dimension transformatrice, normalisatrice et interactive que ne possède pas un « suivi ».

Se joue là la mise en place d’un rapport bien précis entre les institutions d’assistance et les personnes qui en sont les objets (ou les sujets). Tandis que les lois actuelles accordent aides et pensions pour une durée déterminée sous certaines conditions, mais sans contrôles pendant cette durée, le projet est de maintenir ces contrôles, même lorsque les conditions d’attribution sont remplies. Simple logique du soupçon et de la lutte contre la fraude ? Non, car celle-ci est déjà majoritairement prévue par le volet médical, et le souci de l’incapacité globale. Il s’agit plutôt d’obliger les individus à un mouvement et à une transformation permanente : non pas seulement de les fatiguer ou de les agacer par des demandes permanentes de justificatifs, mais de les contraindre à présenter de nouvelles manières d’êtres et de nouveaux arguments au cours des prises en charge où ils devront témoigner à la fois des effets de celles-ci, et des nouveaux rapports à la validité ou à l’invalidité qu’elles provoquent chez eux. Peu importe que les discours tenus soient alors vrais ou faux, que même des transformations soient admises par les personnes handicapées (car sinon, reste toujours à s’expliquer sur l’absence de transformation) : l’essentiel est de provoquer l’inconfort des mouvements contraints au cœur même des dispositifs afin d’inciter à en sortir.

Point de nature ou de statut auxquels seraient attachés des droits, mais une renégociation permanente des moyens accordés aux personnes dans la mesure où celles-ci ne se les procurent pas d’elles-mêmes. Le matérialisme pragmatique de cette forme d’assistance va peut-être de pair avec son efficacité. Il oblige en tout cas à s’expliquer sans cesse sur ce qui change ou pas, et à s’expliquer, indéfiniment, sur les changements qui s’ensuivent ou non.

   

L’interprétation peut sembler ici fort large. Un décret récent, promulgué un mois après l’ouverture des négociations sur le Revenu Universel d’Activité et un mois avant le rapport de la Cour des Comptes, permet de la soutenir, ainsi que certains aspects des lois anglaises.

Le texte en question est l’article 2 du décret n° 2019-1047 du 11 octobre 2019 relatif à la revalorisation de l’allocation aux adultes handicapés et à la modification du calcul du plafond de ressources pour les bénéficiaires en couple. Il baisse le plafond de ressources autorisé aux personnes vivant en couple pour qu’il leur soit possible de toucher l’AAG : celui-ci passe de 189% du montant de 12 mois d’allocations à 181% (il est de 100% pour les personnes seules)10. Volonté budgétaire d’équilibrer les comptes tandis que le montant de l’AAH a été augmenté plus que de coutume par le même décret, en en faisant baisser le nombre de bénéficiaires ? Volonté générale de faire baisser le nombre des bénéficiaires ? Action à la marge, tandis que la baisse du plafond n’est que de 8% ? Toutes ces lectures sont possibles.

Elles négligent cependant que cette baisse du plafond fragilise la position des personnes handicapées au sein des couples qu’ils peuvent former. Avec des revenus plus bas, ces couples peuvent se retrouver avec des revenus encore plus bas, puisqu’il n’est plus possible de gagner autant qu’avant pour toucher l’AAH. Une demande du conjoint plus forte peut alors s’exercer sur la personne handicapée pour qu’elle fasse sans l’AAH ou en compense la disparition, tandis, par exemple, qu’une hausse de salaire de ce conjoint est envisagée qui serait inférieure à la perte du total de l’AAH. Autrement dit, c’est par une action par et sur l’intime, les proches et l’affectif quotidien que ce genre de modification essaie de jouer la reprise d’un emploi.

La modification actuelle paraît minime. Considérer les lois anglaises permet cependant de voir jusqu’où ce type d’action peut aller. En 2013, l’Universal Credit a été promulgué en Angleterre, fusionnant tout un ensemble d’aides et de protections sociales, y compris une partie des allocations handicaps - allouées sous condition de ressources. Or, si pour les personnes valides, l’Universal Credit n’est accordé qu’à condition d’être disponible pour le travail et de se former, pour les invalides, c’est l’intégralité des revenus de chaque membre du ménage, et plus largement des ressources familiales qui sont prises en comptes. La fragilité des allocations est ainsi renforcée, en même temps que la pression à l’emploi sur les personnes invalides11.

La convergence des dispositifs est ainsi tout à fait envisageable, quoi qu’il en soit des péripéties politiques qui animent en 2020 les discussions sur les textes législatifs français au sujet des handicaps, comme par exemple l’adoption d’une proposition de loi le 13 février 2020, contre l’avis du gouvernement qui a essayé d’en reporter l’examen à l’été 2020. Cette proposition de loi individualise la prise en compte des ressources pour l’octroi de l’AAH, où l’opposition ferme du gouvernement indique qu’il ne s’agit nullement d’un détail des politiques en cours. Le faible nombre des députés présents empêche de savoir exactement de quel côté aurait penché la majorité des députés (44 voix contre 31), et ce qu’il en sera donc de la suite12.

   

Ce que l’on peut discerner aux niveaux individuels et interindividuels se repère également au niveau des institutions. La recommandation n°3 de la Cour des Comptes, par une obligation de statistiques, vise au sens strict à un contrôle plus rigoureux, où toute la question est de savoir ce qui sera fait de ces statistiques et dans quelle mesure celles-ci serviront à la définition d’objectifs et de politiques. En effet, on peut croire que toute la difficulté est de faire admettre ces réformes politiques dans les faits - il faut en avoir le pouvoir politique - et dans les représentations sociales - il faut qu’elles paraissent discutables, mais pas intolérables. En Angleterre, le recours au secteur privé, c’est-à-dire à la fixation d’objectifs statistiques dont dépendent les revenus des agents ou à la division entre financeurs et dispensateurs des ressources, indique que la réduction maximale des coûts est recherchée d’une façon graduelle, par le moyen de mécanismes de marché qui évitent d’avoir à énoncer nettement des normes d’ensemble13.L’exemple anglais ne peut toutefois suivi en France, à cause de différences institutionnelles trop importantes - les expertises médico-légales ne pouvant, par exemple, y être effectuées par des entreprises privées.

Mais les projets français portent également, à leur manière, le même souci d’atténuer au maximum la perception de l’ampleur des réformes, non pas en recourant aux mécanismes de marché, mais par l’accroissement considérable des prérogatives de l’État, conformément aux possibilités institutionnelles françaises.

     

d) Complément 3 : l’État décisionnaire à la suite des négociations entre parties prenantes : modifier les représentations sociales

Pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici précisément, les décisions en matière d’évaluation de handicap et d’attribution de droits se prennent, pour la plupart, à un niveau départemental14. La Cour des Comptes préconise, sans fard, de basculer à un niveau national et de donner tout le pouvoir de décision à l’État, en tant que celui-ci est le financeur de l’AAH. Il est ainsi écrit dans le rapport, p. 20 :

« À destination du ministère chargé des affaires sociales :

La verticalité est on ne peut plus nette, afin d’assurer la réalisation des objectifs annoncés de plus grande rigueur financière et d’expertise, ainsi que d’homogénéisation des critères d’attribution de l’AAH. On aurait tort toutefois, de ne voir là qu’un enjeu de pouvoir. Il faut, d’une part, apprécier les liens qui existent entre ce pouvoir redonné à l’État et les transformations qui sont envisagées au niveau des relations familiales et de proximité : pourquoi mettre autant en avant le pouvoir de l’État, au risque de déclencher des résistances et des dénonciations de l’arbitraire, alors que les actions au niveau de la quotidienneté des personnes et de leurs relations sociales auraient pu suffire ? D’autre part, il faut mesurer ce que cela signifie en termes de politique d’emploi, tandis que le lien entre les personnes handicapées et leur environnement proche se trouve minoré, mis à l’arrière plan, en faveur d’une approche homogène et nationale de ce qui affecte ces personnes. Les propositions du Conseil d’État supposent une dérégionalisation des facteurs de socialisation, de capacité à agir et à travailler des personnes, où il faut se demander ce qui est proposé en remplacement et pourquoi.

   

Quant au premier point, sur les relations de pouvoir et la mise en avant de l’État, il faut avant tout remarquer le paradoxe qui relie les propositions 8 et 9 de la Cour des Comptes précédemment citées. Pourquoi en effet maintenir un système de vote tandis que le pouvoir de décision final ne peut être modifié par ce vote ? Les débats ne seraient que décoratifs, au mieux consultatifs, en vue d’orienter les choix de l’État et de ses représentants. Ce type d’organisation correspond certes à une certaine manière d’agencer le rapport entre informations (fournies au cours des discussions) et décision (prise de manière unilatérale, mais nourrie des discussions antérieures). On aurait tort toutefois de s’arrêter là. Il s’y noue aussi un rapport de tous les participants sans exception aux décisions prises, auxquels chacun peut penser avoir participé bien que seuls quelques uns aient le pouvoir de choix. C’est une implication dans les politiques de l’État qui est recherchée par ce type de dispositif, tandis que nul, sauf l’État, ne prend la décision finale. Il est de la sorte possible de faire suivre une direction politique bien définie, par une série de modifications graduelles - similaires à celles que peuvent produire les mécanismes de marché - au cours desquelles l’avis des assemblées semble respecté. La verticalité s’allie avec la souplesse du gouvernement.

C’est d’une façon analogue et complémentaire qu’il faut envisager le rapport entre l’action sur les personnes et les familles, et le pouvoir de décision donné à l’État. La baisse du nombre d’handicapés reconnus comme tels par les approches médicales, les difficultés causées par les personnes handicapées aux familles à cause de la baisse des plafonds de ressources, l’omnisprésence des dispositifs de contrôles destinés à être aussi des dispositifs permanents de proposition et de contre-proposition : tout cela ne peut que modifier progressivement, insidieusement, au quotidien, les représentations sociales du handicap. Les pouvoirs d’expertise et d’orientation donnés à l’État peuvent alors être exercés de telle sorte qu’ils ne paraissent qu’accompagner cette modification de la perception des handicaps, alors qu’il leur est possible d’accentuer certaines perspectives.

   

Décrire ainsi le gouvernement par l’État non seulement du handicap mais aussi de ses représentations, par le biais des dernières lois, des propositions et des débats les plus récents, n’est pas prêter un machiavélisme excessif, une systématicité fictive ou de trop grandes ambitions aux politiques en cours. En effet, le handicap n’est pas une notion médicale, mais médico-sociale. Sa définition et ses incidences ne peuvent être modifiées que par une transformation de ses deux facettes, médicales et sociales - d’où l’importance des guerres pour l’histoire des handicaps et des handicapés.

C’est pourquoi la mise en mouvement des dimensions familiales et quotidiennes des handicaps conjointement avec celle des mécanismes de décision administratives et expertes est cruciale. La médicalisation extrême de l’évaluation des handicaps va en effet à l’encontre non seulement des théories, mais des pratiques et des dispositifs les plus essentiels en matière de handicap qui ne peuvent se passer d’une connaissance concrète, de terrain, de la situation sociale des personnes. Que le handicap doive faire l’objet d’une reconnaissance et pas seulement d’un diagnostic en est l’expression la plus simple, et en même temps la plus nette et la plus essentielle - par exemple dans la procédure de Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé ou RQTH. Il ne peut y avoir de handicap que si la personne en fait la demande : parce qu’une même pathologie médicale ne sera pas incapacitante de la même façon suivant les modes de vie et leurs assises, qui n’acculeront pas forcément aux mêmes demandes de secours. Les statistiques l’indiquent : le taux de personnes se déclarant handicapées varie selon les pays, les cultures, les types de travaux exigés ou nécessaires pour vivre, sans corrélation immédiate avec les données épidémiologiques et sanitaires. Les politiques du handicap doivent ainsi jouer sur les rapports sociaux et les représentations sociales, car il n’y a pas handicap uniquement en fonction de critères médicaux, mais aussi en fonction des difficultés rencontrées par les personnes ou leur entourage qui dépendent de leur mode de vie, de leurs ressources affectives, financières, etc. De même pour les prises en charge : une base médicale étant donnée - et nécessaire -, les évaluations, devenirs et suivis des personnes reconnues handicapées ne peuvent se faire qu’en rapport avec leurs lieux d’existence de proximité, à l’échelle d’une ville ou d’un village, d’un bassin d’emploi ou d’une région.

Prétendre homogénéiser par des lectures médicales et nationales les dispositifs dédiés au handicap est logiquement faux et impossible en pratique. Cela ne peut donc s’envisager que par des modifications très progressives, dont celles des représentations quotidiennes, afin de pouvoir aller le plus loin possible dans cette voie en instrumentalisant la médecine, en utilisant le pouvoir d’État et en modifiant les relations familiales et sociales.

Mais pourquoi un tel projet ? La question de l’emploi des personnes handicapées, et de l’emploi comme ressort politique général dans le cadre de la mise en œuvre du Revenu Universel d’Activité, permet de le comprendre.

     

3 Employabilité universelle et libertés données par un revenu universel bas : les personnes handicapéees comme résidus problématiques

Les premières politiques modernes de prise en charge des personnes handicapées datent du début du XXème siècle, et en particulier de la Première Guerre Mondiale. Il s’agissait de garantir un revenu inaliénable aux invalides de guerre, indépendant de tout revenu ou ressources, conjointement à la reconnaissance de la possibilité d’exercer un emploi, notamment par le biais des emplois réservés dont la généralisation du dispositif date de cette époque.

Deux principes commandent donc les lois organiques en matière de handicap adoptées à partir de 1919 jusqu’en 2005. D’une part, les pensions d’invalidité ne sont pas en principe ou initialement liées à la pauvreté des personnes (même si elles visent à lutter contre cette pauvreté éventuelle) mais à l’invalidité, suivant un principe de solidarité irréductible à un moyen de lutte contre la pauvreté. Encore aujourd’hui, le versement de l’AAH est conditionné aux revenus des personnes et non à leurs ressources ou à leur patrimoine.

D’autre part, cette solidarité se justifie, entre autres, par les difficultés à trouver un emploi pour les personnes handicapées, suite aux réticences à l’embauche des employeurs face à des invalides dont ces employeurs peuvent croire qu’ils sont à la fois partiellement moins performants, mais aussi porteurs d’une fragilité et de défauts d’ensemble qui rend leur recrutement peu souhaitable. Ces réticences des employeurs ont conduit à l’institution de places de travail réservées, dans les administrations ou des établissements créés dans ce but, ainsi qu’à l’exercice de contraintes sur les employeurs en cas de non respect des quotas d’emploi des personnes handicapées au sein des entreprises, actuellement fixés à 6%.

Les politiques françaises et anglaises actuelles ne suivent pas du tout ces principes. Elles visent à faire de la pauvreté le seul problème des personnes handicapées - ce qui permet de les intégrer dans des politiques générales en en effaçant au maximum la spécificité - tout en inversant les perspectives sur l’exclusion de l’emploi - qui serait due non pas à un inintérêt des employeurs, mais à un inintérêt des employables.

La page 43 du document déjà cité et intitulé Concertation sur le Revenu Universel d’Activité, Mise de jeu [sic] , Cycle 3, Périmètre de la Réforme de novembre 2019 est à cet égard exemplaire, sur trois points:

  1. Situé à la fin du chapitre consacré aux « Aides aux personnes en situation de handicap », cette page débute par un « Graphique 11 : Exemple de situation où le gain à travailler est nul pour le conjoint d’un allocataire AAH ». Il est donc question non pas tant des personnes handicapées, mais de la façon dont les aides qui leur sont accordées jouent sur la motivation de leurs proches à avoir un emploi.

  2. Elle se poursuit par un premier propos sur l’« aide qui serait apportée aux personnes modestes en situation de handicap du seul fait de leurs seules ressources » (aide intégrée dans le RUA), et l’ «aide additionnelle qui leur est apportée du fait de leur situation de handicap ». Sous prétexte que certaines allocations sont aujourd’hui suspendues dès le moindre revenu (cas par exemple de la Majoration Vie Autonome, MVA), est suggéré que l’AAH est versée à cause des ressources, « aux personnes modestes en situation de handicap du seul fait de leurs seules ressources ». Or, s’il faut être pauvre en revenus pour toucher l’AAH (qui peut d’ailleurs varier suivant ces revenus), il faut d’abord être handicapé. L’AAH est accordée aux personnes handicapées sous condition d’absence de revenus et non l’inverse (aux personnes pauvres, sous condition de handicap).

  3. La page s’achève par la mention d’un principe de solidarité particulier et particularisant, sous la forme d’un « surcroît d’aide additionnelle lorsque les personnes en situation de handicap sont dans l’incapacité complète de travailler ». S’énonce ici de la façon la plus nette que les aides en matière de handicap ne peuvent s’expliquer par d’autres ressorts que la lutte contre la pauvreté et l’inemploi que dans les cas de handicaps les plus graves (on ne reviendra pas ici sur le paradoxe qu’il y a à suggérer une incapacité totale - absolue - de travail dans une situation de handicap - relative - tandis que la médicalisation des handicaps est défendue le plus possible).

Handicap et motivation collective à l’emploi, handicap si pauvreté, spécificité du handicap dans le cas des handicaps graves : il s’agit bien de pousser tout le monde, dont les personnes handicapées, à trouver un emploi, en réservant des aides spécifiques - et coupées de tout rapport à l’emploi - aux cas les plus extrêmes possibles.

   

Une même focale fait se rejoindre ces différentes perspectives, celle de la mise en œuvre d’un revenu universel sous la forme d’un impôt négatif tel qu’il a pu être théorisé par des économistes libéraux comme Milton Friedman15. L’idée est d’accorder un versement de revenu minimal à tous, d’exempter d’impôts en dessous d’un plafond de revenus, et d’imposer au même taux dès ce plafond dépassé. Elle est libérale au sens strict, puisqu’elle accorde en principe la liberté de pouvoir ne pas travailler par l’octroi de moyens minimaux identiques pour tous, corrélativement à la possibilité de revenus complémentaires par le travail pour qui le désire. Son point d’équilibre réside dans l’intérêt qu’il y a à travailler, afin que le revenu universel soit financé. C’est pourquoi, sous couvert de libérer du travail et de laisser l’entière initiative aux individus déliés de tout rapports d’assistance particuliers, son souci principal est bien de pousser au maximum à l’emploi.

Ce versant économique a son parallèle social, individualisant : l’universalité du revenu signifie aussi l’uniformité des rapports sociaux, l’identité économique se fonde sur l’identité sociale. L’absence de prise en compte de rapports sociaux spécifiques qui peuvent lier les personnes et les groupes sociaux, et ainsi fonder des principes d’assistance, va de pair avec la nécessité de pousser les personnes le plus possible à l’activité sans ressort social particulier, uniquement par des ressorts économiques interindividuels. Uniformité sociale, univocité économique, ce sont là les deux faces d’une même pièce. Elles conduisent à dissoudre toutes les questions sociales dans des questions de pauvreté et des questions d’emploi qui sont au cœur des politiques contemporaines du handicap.

Dans cette modélisation du socio-politique, les handicapés, la définition même des handicaps, n’a aucune place. Les handicaps suscitent des dynamiques collectives particulières ; ils sont irréductibles à la pauvreté, parce qu’ils la mêlent à des faits sociaux, intersubjectifs, physiques, psychiques ou mentaux ; ils empêchent d’affirmer que la vie sociale est affaire de rapports d’individus à individus, transparents et toujours soumis aux mêmes règles. Ils excluent enfin qu’on puisse nier leur existence au nom d’une variation possible des modèles d’évaluation, car ils sont pour la plupart visibles. En cela, les problèmes qu’ils posent sont incontournables.

Face à cela, il n’y a d’autre recette pour les politiques libérales et néo-libérales contemporaines que de faire des handicaps des résidus. En un sens quantitatif, d’abord : faire par la rigueur des expertises médicales et la multiplication des contrôles qu’il y en ait le moins possible. En un sens qualitatif ensuite, qui est bien plus important : il faut essayer de lier la perception du handicap au plus grave à l’extrême, au poids familial et social face auquel il n’y a rien à faire. Ces deux techniques sont bien sûr liées, et visent un même résultat. Parce que le handicap résiste à ces politiques, il faut le rendre catastrophique, indésirable, et sans doute invisible - une étude sur la ré-institutionnalisation des personnes handicapées et l’implantation géographique des institutions serait pour cette raison à faire.

Les statistiques anglaises actuelles permettent hélas de rendre compte des processus en cours, et paradoxalement d’incarner les politiques, les définitions et les dispositifs contemporains en matière du handicap16:

« Selon l’enquête sur le revenu et les conditions d’existence EU SILC UDB 2013, qui permet désormais des comparaisons, le risque général de pauvreté du ménage ou d’exclusion en raison du handicap et de l’âge est, au Royaume‑Uni, de 47,2 % quand le ménage comprend une personne handicapée, contre 20,2 % s’il n’y en a pas. À titre de comparaison, sur l’ensemble de l’Union européenne, il est de 37,3 % contre 22,6 %. Ceci montre bien un désavantage très marqué au Royaume‑Uni. Ce désavantage est d’autant plus significatif que le handicap est sévère. Ainsi, pour toutes les personnes au‑delà de 16 ans, le risque de pauvreté y est de 29,8 % pour celles qui ont un handicap modéré et de 40,5 % pour celles qui ont un handicap sévère […]. On ne peut pas dire que l’on concentre les moyens sur les plus fragiles, bien au contraire. À titre de comparaison, la même enquête donne pour la France un risque de 19,5 % pour les handicaps modérés et de 25,8 % pour les handicaps sévères (16 % sans handicap)[…] ».

   

Stéphane Zygart


  1. Lien vers ce rapport, les données, la synthèse et les recommandations. Toutes les citations à suivre de ce rapport proviennent de sa version intégrale non résumée.↩︎

  2. Voir l’annonce gouvernementale sur cette concertation, son contenu et ses acteurs↩︎

  3. Voir le site gouvernemental https://www.consultation-rua.gouv.fr/↩︎

  4. Consultable en ligne. Sur l’intérêt à travailler dans toutes les situations grâce au RUA pour les personnes handicapées, voir par exemple les pages 43, 46, 50 de ce rapport.↩︎

  5. Cf Rapport final synthétique en ligne, p. 6, consultable en ligne↩︎

  6. Voir par exemple l’article paru sur le site internet de Faire Face, le magazine de l’Association des Paralysés de France, paru le 4 février 2020↩︎

  7. De telle sorte que la présence d’un escalier fait par exemple le handicap d’un paraplégique, et non pas la paralysie de ses membres.↩︎

  8. Souligné dans le texte d’origine de la Cour des Comptes.↩︎

  9. Dominique Velche, « Welfare Reform Act » de 2012, fusion des minima sociaux britanniques et prestations handicap », Revue Française des Affaires sociales, n°2017/3, p. 109-128, La Documentation française, 2017, p. 112. Voir cet article pour les réformes menées en Angleterre.↩︎

  10. C’est l’article D821-2 du Code de la Sécurité Sociale que ce décret modifie.↩︎

  11. Dominique Velche, « Welfare Reform Act » de 2012… », op. cit., p.120.↩︎

  12. Voir l’article en ligne du Monde du 14 février 2020.↩︎

  13. Sur le cas anglais, voir notamment Dominique Velche, « Welfare Reform Act » de 2012… », op. cit., p. 118 et 133.↩︎

  14. Voir notamment Robert Castel, La gestion des risques, Paris, Minuit, 1981.↩︎

  15. Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, 2002 (1965)↩︎

  16. Dominique Velche, « Welfare Reform Act » de 2012, op. cit., p. 126.↩︎