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L’imprévisible, à propos de Sagesse ou ignorance, la question de Spinoza, de Pierre Macherey

L’imprévisible, à propos de Sagesse ou ignorance, la question de Spinoza, de Pierre Macherey

Transfinis - janvier 2020


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Sagesse ou ignorance ? La question titre du livre de Pierre Macherey, paru en fin d’année 2019 aux Éditions Amsterdam, est assez gênante pour les lecteurs de Spinoza, et d’une manière générale. À s’en tenir à l’agencement de la philosophie de Spinoza, on ne sait pas trop quoi faire de cette alternative brutale qui pourtant se trouve sans erreur ni accident dans l’Éthique - non seulement dans sa conclusion célèbre1, mais aussi lorsque Spnioza déconseille, par exemple, aux hommes sages de se mêler aux ignorants. « L’homme libre qui vit parmi les ignorants, s’applique autant qu’il peut à éviter leurs bienfaits »2. Ce que signifie l’opposition entre sagesse et ignorance ne peut être épuisé par les contrastes un peu exagérés d’une exhortation finale, elle va aussi de pair avec les pratiques les plus quotidiennes, éventuellement excluantes de certains individus sur la base de jugements dont on peut se demander d’où ils sortent.

Qui est sage et qui est ignorant, quand et comment et pour quoi faire ? La différence qui est posée entre l’un et l’autre terme, sans aucun tiers, provoque une hiérarchisation absolue, figée et globale entre qui est ignorant et qui est sage, alors que ce que sont et ce qu’impliquent respectivement la sagesse et l’ignorance reste quelque chose d’assez flou. D’une part, la mise en couple des deux termes fait d’eux des extrêmes, alors que l’idée que l’on puisse être plus ou moins savant n’est pas du tout choquante. L’idée de degrés de savoir disparaît avec l’usage du terme de « sagesse », dont la présence empêche de faire de l’ignorance quelque chose de relatif et de variable suivant les domaines. D’autre part, l’usage des deux qualificatifs comme de deux étiquettes autosuffisantes suggère que le savoir et l’ignorance sont susceptibles d’être acquis une fois pour toutes, comme une sorte de résultat figé et massif, alors que se joue dans l’acquisition des savoirs ou leur perte possible une alliance entre l’acquis et le naturel, le fixé et le temporaire, le présent et l’avenir. Le savoir est précaire, il s’acquiert au croisement des techniques les plus générales et d’appropriations singulières, et il semble caricatural d’en faire l’attribut de certains en en écartant totalement les autres, alors que l’oubli guette « le sage » et que l’éducation n’est pas interdite à « l’ignorant ». Bien plus : comment comprendre qu’il est parfois souhaitable que ceux qui croient savoir enseignent ceux qui ignoreraient quelque chose ?

Absence de degrés, absence de dynamisme, l’opposition entre sagesse et ignorance met à mal l’image de vie, de productivité infiniment positive, de communauté constante, de pluralisme des manières d’être et d’agir que l’on attribue souvent à la philosophie de Spinoza ; elle choque en suggérant l’arrêt - au risque de la naturalisation - de la capacité de savoir ou de ne plus savoir, capacité entre toute acquise et où aucune limite, supérieure ou inférieure, ne peut être fixée.

En prenant l’utilisation de ce couple au sérieux (ce qui n’implique nullement la pertinence automatique de celui-ci), Pierre Macherey se livre à une relecture de Spinoza, en particulier du Traité Théologico-politique et pas seulement de l’Éthique, à la fois claire et technique, qu’on peut lire aussi comme une réflexion sur les normes et la normativité. Sont en particulier en jeu les assises épistémologiques de nos évaluations de nous mêmes et des autres, à partir desquels quelques problèmes sociaux et politiques peuvent être tirés. Sagesse et ignorance, la question de Spinoza est le lieu d’une relecture des rapports entre les idées d’essence et d’existence, dont sont tirés des effets de pari et de méconnaissance étranges et très vivifiants à partir de l’ontologie spinoziste et de ses montages les plus singuliers, dont la notion d’« ingenium » qui est au cœur du livre.

   

Comme il le dit, à partir des questions posées par l’usage du couple « sagesse et ignorance », Pierre Macherey prend les écrits de Spinoza de biais. Première voie d’exploration : la notion de don. Que vient-elle faire là, alors qu’elle n’apparaît qu’une seule fois dans l’Éthique d’une façon qui ne paraît pas du tout décisive, pour désigner un cadeau3 ? C’est que le don permet de présenter de manière schématique les questions liées au savoir et à l’ignorance en les décalant des repères classiques, et ainsi en les décapant des clichés habituels. Spinoza distingue en effet, via la théologie de son temps dont il reprend pour examen certaines des catégories dans le Traité Théologico-politique, trois types de secours, secours divins qui dont autant de dons divins : interne, externe, et particulier. Le don interne appartient à la nature des individus, comme lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est doué. Le don externe correspond à ce que les personnes reçoivent au cours de leur existence, par chance ou malchance suivant les rencontres qu’ils font et les circonstances qu’ils traversent - cadeaux, coups du sort, connaissances ou pauvreté de leur vécu du monde. Le don particulier, enfin, renvoie à un statut d’exception, ou plutôt remarquable, qui transparaît par la trajectoire particulière de certains individus (ou de peuples), trajectoire qui ne se révèle qu’au fur et à mesure de leur existence et qui, toute remarquable qu’elle soit, peut toujours cesser : il ne suffit pas seulement pour posséder ce don particulier d’avoir quelques dons (secours interne de Dieu) et de recevoir certaines choses au cours de l’existence (secours externe de Dieu), il faut aussi que la combinaison de ces dons et de ces donations provoque une conduite singulière et durable, dont la poursuite dynamique dépend de la faveur des circonstances, même si les habitudes et le talent peuvent faire passer quelques coups durs.

Faire jouer le don et ses codages théologiques en matière de savoir, d’ignorance et d’éducation provoque des effets curieux et suggestifs, sur toutes ses notions. Il est d’abord des dons dont il apparaît qu’on ne peut les rendre, ou qu’il n’est pas souhaitable de les recevoir, de même que nous n’avons pas nécessairement le pouvoir d’acquérir ou de refuser certaines connaissances. Surtout, la notion de don n’a pas seulement à voir avec le savoir, l’ignorance et l’éducation, elle touche à l’ensemble des aptitudes, des lacunes, à la fortune ou à l’infortune des individus. Elle ouvre de la sorte à une réflexion ce que sont nos connaissances, irréductibles à des informations et même à des idées, dont les effets doivent se comprendre au sein d’un tissu complexe, et dans certaines limites.

D’autre part, le recours à la théologie comporte une part ineffaçable d’abstraction liée aux croyances qui l’accompagnent nécessairement ; mais avant d’être une entrave à la réflexion, passer par les éventuelles attaches théologiques du don permet de se décaler par rapport aux problèmes usuels liés au savoir et à l’ignorance, et ainsi de les relancer. Décalage : les dons (ou secours) internes et externes correspondent aux parts d’inné et d’acquis, mais que faire alors du don particulier, de ce mélange de nature et de sort qui fait des individus ce qu’ils sont au bout d’une certaine durée de leur existence, et dont le délitement est tout à fait envisageable ? Il serait particulièrement périlleux, voire ridicule, d’affirmer qu’il s’agit du mixte bio-social dont chacun d’entre nous est fait y compris, d’un point de vue collectif, les « nations ». D’où la relance à nouveaux frais des problèmes, au vu de la fragilité des idées en jeu : par quel œil, et posé sur quoi, ditinguons-nous en effet l’inné et l’acquis, le naturel et l’historique, ce qui veut dire aussi, par exemple, l’immédiat et l’historique, ou l’actualité telle qu’elle est provoquée par la nature des choses de l’actualité telle qu’elle est provoquée par la conjoncture ?

La philosophie de Spinoza, qui se déploie le long de notions et problèmes plus ou moins théologiques - qui sont aussi les nôtres, fût-ce à notre insu - essaie de les expliquer tout autant que des les modifier et propose une toute autre lecture des divisions et des schématisations à l’œuvre.

   

Cette lecture repose principalement sur la distinction effectuée dans l’Éthique entre ce que Spinoza appelle le « mode infini immédiat » et le « mode infini médiat », sans beaucoup expliquer ce qu’il entend par là. Le mode infini immédiat correspond à la caractéristique systématique, et pour ainsi dire minimale, par laquelle nous distinguons les choses les unes des autres en les singularisant les unes par rapport aux autres - dans l’ordre des corps, le repos et le mouvement, d’une manière générale, par ce que nous appelons leur essence. Le mode infini médiat correspond quant à lui à la manière dont se saisit, là aussi de manière systématique, l’interaction des choses les unes avec les autres - à savoir les rapports de mouvements et de repos dans le monde physique, et d’une manière générale, ce qu’on pourrait nommer, de manière très vague, le cours de l’existence.

Du premier point de vue, à s’en tenir au mode infini immédiat, une chose ou une essence se conçoit par elle-même, isolément, sans rapport à quoi que ce soit d’autre : telle, celle-ci, ou celle-là. Il n’y a alors aucune hiérarchisation possible, la puissance propre de la chose se saisit par rapport à elle-même seulement. Du second point de vue, celui du mode infini médiat, ce qu’est une chose ne peut être conçu et défini que par ce qu’elle fait avec les autres choses qui l’entourent et la jouxtent, de telle sorte que si l’on étend l’analyse de proche en proche, on peut comprendre ce qu’est cette chose, dans son actualité, par son rapport avec le monde entier qui s’établit par la mise en corrélation particulière de lois générales4.

L’abstraction, dira t-on, est encore plus monstrueuse que celle des catégories théologiques du don. Elle ne résisterait à aucun début de phénoménologie. Toute pensée d’une chose est nécessairement pensée de cette chose en interaction avec les autres choses, et ce qu’il s’agisse de concevoir son présent, son passé ou son futur. Il est complètement fictif de prétendre la saisir complètement à part des autres, tout autant que d’essayer de la réduire en tant que singularité existante à un effet de ce qui serait le monde. Plus largement, décrire le déroulement des choses et des événements en termes de causes et d’effets correspond à une perspective périmée où réside le dualisme ruineux entre choses et rapports que la théorie des modes infinis immédiats et médiats de Spinoza modélise sous une forme extrêmement schématique, et d’autant plus pauvre. Le mélange constant des causes et des effets, la dynamique des allers-retours entre les choses en jeu dans une interaction ne peut être réellement compris par une formalisation de la succession des causes et des effets. Nous ne pouvons en vérité que percevoir certaines régularités dans ce qui se produit autour de nous, et formuler des lois qui tentent de décrire des constantes à l’œuvre où la distinction entre ce qui est mis en relation et la mise en relation est congédiée.

Les critiques des vieux raisonnements causaux sont connues. Il n’empêche que pour saisir le déroulement de ce qui se passe ou de ce qui est susceptible de se passer dans une situation donnée, la question reste bien de savoir ce que telle chose va faire, et avec quelle autre chose, afin de savoir ce qui va s’ensuivre de leur mise en relation. De ce point de vue éthique, quotidien, qui correspond aussi aussi à un point de vue et à des questions épistémologiques incontournables, la connaissance des régularités est insuffisante, et pour saisir ce qui se passe en particulier, il nous faut sans cesse osciller entre deux perspectives : l’une qui porte sur ce que telle ou telle chose peut, éventuellement, faire, l’autre sur qu’il adviendrait de ses actes en fonction de la réaction des autres choses. Cette personne va t-elle sortir de chez elle, et son voisin va t-il alors lui adresser la parole de telle sorte de la retarder un peu (et que la tuile dont la chute est proche ne lui tombe pas sur la tête, en empêchant le célèbre scénario imaginé par Spinoza dans le premier livre de l’Éthique de se dérouler) ?

Il y a incontestablement une abstraction dans la division entre ce que les choses sont dans leur singularité, essentiellement, et ce qui se passe dans leur existence, selon les rapports que les choses sont amenées à entretenir avec les autres choses. Mais nous n’avons d’autre choix que de nous y livrer pour essayer de comprendre ce qui se passe autour de nous, et y agir. Cette abstraction est nécessaire, bien qu’elle ne soit absolument pas satisfaisante et nous condamne à alterner sans cesse entre un regard posé sur le dynamisme propre à telle ou telle chose, et un autre regard à la recherche de son parcours dans la mécanique des causes et des effets.

Soit le second de ces regards. Porter notre attention sur l’ensemble des déterminations en jeu dans une situation donnée nous autorise certes à envisager le déroulement des événements en fonction de ce que connaissons par avance des éléments en jeu et de leurs forces respectives. Étant donné par exemple ce que nous savons de notre voisin, nous savons qu’il ne nous adressera pas la parole, et que nous ferons dans les temps ce que nous avions à faire ; selon les antécédents de tel individu et des jeux institutionnels dans lesquels il se trouve, on peut en prévoir le parcours et les étapes. Mais nous perdons alors de vue les capacités d’action propres des choses afin de pouvoir les penser ensemble. Nous les fixons autant que possible par avance au travers de leur mise en relation pour pouvoir constituer le déroulé des événements. Dans cette perspective, la puissance d’agir des choses, rapportées sans faille les unes aux autres, se trouve mécaniquement limitée et définie par les corrélations que nous envisageons. C’est dire que les puissances d’agir n’existent que par rapport à d’autres puissances, ce qui permet de caractériser toutes les puissances et tous leurs jeux par avance, dans la succession de leurs actes qui sont aussi autant de mise en relation, c’est-à-dire d’actes communs. Deux voisins ne se disent-ils pas toujours à peu près la même chose lorsqu’ils se croisent, en disant la même chose l’un et l’autre ?

À l’inverse, nous pouvons chercher à penser à partir de la puissance singulière des choses que nous connaissons. Dans ce cas, nous prétendons en saisir certaines propriétés, à partir desquelles rayonnent les possibilités de ces choses, que nous pouvons étendre plus ou moins fortement : au vu de ce qu’un tel a déjà fait, on peut envisager qu’il parvienne à faire telle ou telle chose, jusqu’à un certain point. Les limites de ce genre de regard évidemment sont faciles à tracer : il y entre une part considérable d’imaginaire, de projection aventureuse créée à partir d’informations lacunaires, non seulement au sujet de ce dont nous imaginons la puissance, mais aussi au sujet des obstacles et secours à venir dans la mise en œuvre réelle, concrète, en situation, de cette puissance. La saisie du dynamisme des choses permet certes de les considérer dans leur singularité, mais en nous livrant à tous les pièges de la fantaisie, de l’espoir, en un mot de nos désirs.

C’est en ce sens que le problème posé par la philosophie de Spinoza est un problème d’épistémologie et d’éthique, un problème lié à nos appréciations normatives qu’il faut prendre tout à fait au sérieux, dans toute son actualité et sa pérennité. Envisager ce qu’une personne est susceptible de faire en considérant tout ce avec quoi celle-ci va devoir rentrer en relation pour agir, l’ensemble des jugements, soutiens, accords et refus qui vont scander son avenir plus ou moins lointain implique de relier au maximum les nœuds de cet avenir et de considérer cet avenir comme une succession d’étapes s’ensuivant les unes des autres, en anticipant également la transformation de cette personne au fur et à mesure de ces étapes - la prévision des parcours scolaires et professionnels est typique de ce genre de manières de penser. On y prédit la réussite ou l’échec à venir par rapport à certaines normes, et ainsi certains embranchements, certains choix, certains jugements portés sur soi-même et les autres : mécanique des normes où les personnes sont censées être machines, et être machinées. On peut aussi, bien sûr, être attentif au potentiel des personnes, en n’oubliant pas que celui-ci peut rester plus ou moins caché, sinon en réserve, du moins au déclenchement imprévisible. Mais alors, face à cette normativité, il n’est plus vraiment question de prévoir. On peut, au mieux, esquisser des séquences possibles, complètement hypothétiques, et en espérer certains résultats5.

Ce dualisme peut paraître, encore une fois, caricatural, à la fois parce que pour comprendre ce qu’est une chose, a fortiori une personne humaine, nous partons de ce que celle-ci fait dans son existence pour remonter à ce qu’elle est, son être intime et particulier, et parce que, lorsque nous analysons une situation et ses suites possibles, nous n’envisageons pas une seule possibilité mais plusieurs, précisément en prenant en compte la variation de la réaction possible des individus. La dualité entre l’« essence » et l’« existence » s’établit sur le fond d’une ignorance, mais que nous comblons par des procédés dont la nature est irréductible à ces catégories, en constituant notre savoir des individus au fur et à mesure de leurs actions, au travers desquelles se dessinent des tendances propres aux personnes, mais qu’il serait bien imprudent et prétentieux d’appeler leur « essence ».

Cet entre deux entre l’essence et l’existence se trouve aussi chez Spinoza, et se trouve désigné par le nom d’« ingenium » - et c’est là tout l’intérêt de sa philosophie, de procéder par trois termes ou trois concepts dont la distinction et la valeur sont maintenues tout au long de ses écrits, de manière à ce que tout les problèmes soient maintenus, sans escamotage ou atténuation.

   

L’ingenium, écrit Pierre Macherey à la fin de son livre, « n’est ni une chose, ni l’idée d’une chose, susceptibles d’être déterminées une fois pour toutes : mais ce serait plutôt le lieu ou la condition d’une passage, donc d’un changement. On comprend alors qu’il soit si difficile d’en cerner et d’en fixer la réalité, qui est essentiellement processive, donc inséparable des cycles de transformation dans lesquels elle est emportée »6.

Qu’est-ce à dire ? Aucun mot de la langue française ne permet de traduire correctement « ingenium ». En jouant avec la double proximité du terme avec le « génie » et l’« ingéniérerie », il est possible de pointer ce qu’il évoque de mélange entre la spontanéité - c’est le génie propre des personnes, ce qui leur donne leur propre mouvement, leurs impulsions, leurs manières de procéder - et l’acquis tandis que l’existence, comme un génie cette fois civil ou militaire, transforme les choses, les machine ou les ingénie par toute une succession d’opération.

L’ingenium désigne ainsi, explicitement, le point critique de tous les raisonnements qui tournent autour de la distinction entre l’essence des choses et leur existence, et il faut le comprendre comme un lieu de transition, réel et intellectuel, en un double sens. D’abord parce qu’il correspond à la manière dont nous construisons progressivement et sans cesse la distinction entre ce qui appartient durablement aux individus, à la manière dont ils sont ingéniés, et ce qui doit être rattaché aux événements ponctuels de leur vie. En ce sens, l’ingenium ne désigne pas ce par quoi nous distinguons l’inné de l’acquis, mais ce par quoi nous pensons les personnes, sur le fond de tous les événements divers et variés au cours desquels elles ont agi et réagi, de manière plus ou moins variable, ponctuelle, décisive, événements entre lesquels nous tâchons de faire de tri pour voir ce qui passe et ce qui reste : l’ingenium est ce qui se tient, que nous saisissons petit à petit, et dont nous savons qu’il s’agit d’un mixte d’inné et d’acquis, bien qu’il ait la teneur apparente d’une « nature »7. On peut dire alors que l’ingenium est une notion de transition, un passage intellectuel et pratique permanent en un second sens, parce que nous ne pouvons nous y limiter et nous y tenir. Une fois esquissé, l’ingenium nous renvoie en effet aux problèmes précédents : comment penser ce que peut faire ou va faire quelqu’un en fonction de son ingenium, sans le projeter à nouveau dans la fiction des mécanismes d’horlogerie de l’existence ou des puissances individuelles purement hypothétiques ? L’ingenium se construit par une expérience progressive. Il repose sur une suite de tâtonnements, de corrections entre ce qui semble exceptionnel et ce qui ne l’est pas8, ce qui, à force de se répéter, paraît appartenir au caractère des personnes, ce qui, bien que singulier, paraît s’inscrire dans un ensemble : l’ingenium est issu d’un tâtonnement entre deux pôles, de nature et d’événements, qui renvoie à l’oscillation entre essence et existence que l’ingenium essaie de faire passer l’un dans l’autre en transformant ces repères ontologiques en jugements de fréquence, en constellation de caractéristiques à partir de laquelle comprendre ce qui peut faire date, et ce qui ne sera qu’anecdotique.

Mais alors, à quoi cette notion peut-elle bien servir, que Spinoza utilise mais sans définition ni systématicité comme si son empiricité empêchait de l’articuler à l’ontologie de sa philosophie, bien qu’il faille lui faire une place ? Avant de penser que son utilisation trahit le formalisme et l’échec de la philosophie de Spinoza, il faut d’abord essayer de lui donner une place dans sa structure, sans croire a priori qu’elle est symptomatique de ses défauts.

La notion d’ingenium permet tout d’abord de donner aux concepts d’essence et d’existence leur teneur propre - en en assumant la dimension abstraite, non dialectique, reconnue comme telle, parallèle à l’épaisseur concrète, empirique, de l’ingenium. Si l’on veut décrire de manière pondérée, concrète, prudente, ce que sont et ce que font les individus ainsi que ce que nous pouvons en savoir, l’ingenium en est incontestablement la meilleure formalisation générale. Cette notion rend bien compte de la façon dont nous construisons les constantes des personnes ou des communautés par une attention portée au cours de leur existence, où ce qui nous apparaît comme étant leurs constantes ne peut effectivement être confondu d’un seul coup avec une quelconque « essence » : ce que le cours de l’existence a fait peut être défait, ce que l’existence révèle ne garantit jamais un regard achevé, et nous le savons, tout comme ce que nous anticipons se conçoit toujours entre différents possibles, sans que nous attribuions à nos prévisions l’exactitude d’un mécanisme.

Donner ensuite, aux côtés de cette expérience ambiguë à notre sujet et à celui des autres que désigne l’ingenium, leur place et leur rôle précis aux concepts d’essence et existence, formalisés quant à eux au maximum par Spinoza et d’une extrême importance dans sa philosophie, permet de formuler des perspectives épistémologiques, ontologiques, éthiques et politiques qui sont aussi singulières qu’elles sont liées les unes aux autres, et qui constituent le foyer du livre de Pierre Macherey. Il faut les parcourir les unes après les autres afin d’essayer de présenter ce qui les relie et les positionne les unes par rapport aux autres.

   

À s’en tenir à un point de vue épistémologique qui reste à lui seul incomplet, la tension entre essence et existence subsiste quelle que soit la connaissance que l’on peut avoir de l’ingenium des gens ou des communautés, selon, encore une fois, que l’on tâche de saisir les choses par leur puissance singulière propre, ou dans le cours de leurs interactions avec les autres choses. Pour le dire autrement, cette tension passe entre la normativité des individus et l’agencement des normes, celui-ci prétendant tracer le chemin de celle-là, tandis que cette normativité, de son côté, ne peut se concevoir que comme ce qui se décale par rapport aux chemins prévus, jusqu’à les modifier et à en créer de nouveaux. L’ingenium rend compte de la façon dont nous tâchons, empiriquement, de penser malgré cela le devenir des choses en ayant conscience de la précarité de notre pensée à ce propos. Mais concevoir l’ingenium ne peut-être ni un aboutissement de nos manières de penser, ni leur synthèse. Il ne peut être que lieu de passage, intermédiaire, et il faut donc pousser jusqu’au bout, en tant que telle, la tension entre essence et existence pour en comprendre tout l’intérêt de celle-ci par rapport à l’ingenium.

La distinction entre essence et existence n’est pas réelle chez Spinoza, à s’en tenir aux choses existantes9. Si l’on peut en effet concevoir des essences de choses non existantes, une essence lorsqu’elle existe existe telle qu’elle est, et il n’y a pas d’existence qui n’ait pas une essence rigoureusement définissable, que celle-ci soit chose finie ou substance. Autrement dit, ce qu’est une chose, son essence, s’exprime complètement dans les rapports qu’elle entretient avec les autres choses, quelles que soient la durée ou la répétition de ces rapports. Si l’on peut néanmoins accorder aux essences une puissance, c’est-à-dire une part d’inconnu, réel et réalisé par ces essences bien que non perçu ou exprimé, c’est que jamais l’ensemble des actions, réactions et interactions des choses, aussi multiples qu’elles soient, ne permet de faire le tour des possibilités, d’en épuiser l’expérience ou d’en totaliser la perception. Toute essence ou toute chose existe complètement, telle qu’elle est ; mais ce qu’elle est ne se donne pas à voir d’un seul coup, et ne peut jamais être complètement exprimé dans son existence, puisque seules les rencontres nécessairement circonstancielles et partielles qu’elle fait avec les autres choses permettent cette expression, rencontres qui sont à la fois chacune insuffisantes pour tout saisir d’une chose et en nombre potentiellement infini, de telle sorte qu’aucune succession d’expériences ne permet de s’assurer de tout. C’est dire, ainsi, que le cours de l’existence des choses en exprime nécessairement du vrai et du réel, que les jugements que l’on peut porter sur les choses peuvent être exacts, mais sans jamais en épuiser les devenirs possibles. En d’autres termes, notre perception de l’ingenium n’est autre que celle de l’essence des choses telle qu’elle s’exprime dans l’existence, où nous recherchons des formes de permanence alors que l’essence, produite une fois pour toutes, s’exprime toujours quelles que soient les formes temporelles de son expression et leur partialité. Penser en termes d’ingenium, c’est trier en vue de concevoir du régulier ; penser en termes d’essence et d’existence, c’est osciller afin de tracer un dynamisme ; l’ingenium n’est ainsi pas la synthèse réelle de l’essence et de l’existence, mais l’effet d’une pensée pratique des choses qui suit silmultanément d’autres voies dont l’ingenium est issu et qui reposent sur la perception du dynamisme singulier des choses et de leurs rencontres possibles.

On peut le formuler en termes de normes. Au bout d’un certain temps d’expérience, nous pouvons identifier les normales d’une personne, qui décrivent simultanément son état normal et ses façons d’agir dans cet état, normales que nous appréhendons en termes de constantes. La médecine est par excellence le lieu de ce genre de pensée. Mais nous savons en même temps que ces normales relèvent de conditions d’existence dont la transformation pourrait tantôt changer ces normales, tantôt les dissoudre dans un chaos, ce qui dépend de la teneur profonde ou complète de la personne en jeu que nous savons ne connaître qu’imparfaitement, seulement en fonction de ce que sa vie nous a révélé. Ainsi, une norme peut bien révéler et exprimer une propriété d’essence (ou de quelque chose) à l’occasion de ses évaluations et de ses applications, elle ne peut toutefois atteindre ou formuler tout ce qu’est l’essence (ou la chose), aussi nombreuses que soient les normes applicables à une chose. Et c’est aussi pourquoi les hiérarchies établies à partir de certains points communs de référence ne valent que dans l’ordre - précaire - des identités et répétitions que nous parvenons à établir à partir de notre expérience limitée de l’existence des choses, mais que dans l’ordre des essences, toutes les choses se valent puisqu’aucune n’est inégale aux autres de la même façon, quelles que soient les zones communes d’évaluation que l’on peut inventer et leur nombre10.

Mais ce type de raisonnement n’est-il pas fondé sur une transformation en métaphysique de difficultés liées à une simple limite quantitative de notre connaissance des choses ? Spéculer sur les potentialités des choses en en admettant toujours une part d’inconnu, n’est-ce pas simplement dû à notre incapacité plus ou moins grande d’envisager et d’examiner toutes les combinatoires possibles ? On peut admettre qu’il soit difficile de saisir toutes les aptitudes d’un être humain et toutes ses manières d’agir. Mais d’un insecte ? L’ontologie spinoziste exclut cependant que l’on fasse reposer l’idée de puissance d’agir sur une ignorance. La puissance des choses ou des essences n’est ni en réserve (à venir dans le réel), ni une chimère provoquée par des limites quelconques (s’expliquant par notre ignorance). Ce n’est pas par manque de temps, de finesse, d’information ou de capacités combinatoires que nous ne parvenons pas à faire le tour de la puissance des choses, même si ce type de lacune joue effectivement au coup par coup. Le réel spinoziste en effet, comme substance existante (nature naturée) qui est aussi substance à la source de ce qui existe (nature naturante) est production, sans avoir autre chose à être que cette production, qui ne peut connaître aucune limite, aucun frein, aucune lacune. Jamais donc aucun calcul n’a à être fait dans cette production, c’est-à-dire aucune prévision ou prédestination. Tout est déterminé ; mais rien n’est prédéfini, ce qui supposerait un acte antérieur à la production - sous contrainte, ou par inquiétude. Aucune omniscience ne peut par conséquent nous permettre de dépasser ou d’effacer cette propriété du réel d’être imprévisible - elle n’existe pas, nulle part, même du point de vue de Dieu dont on pourrait dire que cette omniscience ne l’intéresse pas. Le réel de Spinoza n’est pas réglé dans les moindres détails comme celui de Leibniz, car tous les détails s’y produisent, quoi qu’il pourrait s’ensuivre - ce n’est pas du tout la question, ou une question. Et ce n’est pas, au fond, à cause d’un défaut d’intelligence, d’une impuissance à saisir toutes les combinatoires que nous sommes amenés à envisager une imprévisibilité de ce que les choses font. C’est parce que le réel lui-même ou Dieu, comme on voudra, ne comprend pas dans l’acte de se produire celui de se prévoir11.

Découle de là une éthique et une politique. D’un point de vue éthique, et sans qu’il y ait pour cela à se déprécier, on ne peut jamais tout savoir de soi-même et des autres, et encore moins de ce qu’il adviendra. Il entre toujours une part de pari dans nos actes et nos jugements, où la volonté de prévision et de compréhension exhaustive est avant tout inquiétude, exprimant un souci définitivement humain dont le réel est exempt. La sagesse ne doit donc pas se confondre avec l’omniscience. Bien au contraire, un rêve d’omniscience témoignerait de la plus grande précarité alliée à une profonde ignorance de la réalité. Mais alors, qu’est la sagesse ? En faire une question de quantité de savoir poserait différents problèmes. D’abord, d’un point de vue terminologique, s’il ne s’agissait que de désigner une différence de degré, le terme de «savant » aurait été bien plus approprié que celui de sage. Ensuite, d’un point de vue conceptuel, la hiérarchisation sur une même échelle des individus en fonction de leur « sagesse » serait une aberration puisqu’ils sont tous, par essence, différents les uns des autres, et que la « sagesse » (possible ou en acte) des uns ou des autres ne peut donc être la même, quoi qu’il en soit qui puisse nous unir de commun. En ce sens, « la sagesse » ou « l’ignorance » d’un individu ne peut être évaluée que par rapport à lui-même. On retombe ici sur les questions qui n’ont cessé de se poser au sujet de la saisie de ce qu’est une chose, un individu, en tant que tel, singulièrement, questions que la problématisation de ce que sont, d’un point de vue éthique, les rapports entre sagesse et ignorance, permet peut-être d’éclairer.

En effet, qu’est-ce que juger qu’un individu est ignorant de lui-même ou de ce qu’il est, sinon que penser qu’il s’y prend mal relativement à ses normes singulières, qu’il ne sait pas faire avec lui-même de telle sorte qu’il ne réalise pas sa puissance d’agir ? Pas de morale ici, comme cela a souvent été dit au sujet de la philosophie de Spinoza, mais une éthique, une évaluation des manières de vivre, fort incertaine, très précaire et aussi, en un sens, tout aussi sévère qu’une morale. Il faut en effet, pour porter ce type de jugement (sur soi ou sur les autres) caractériser la normativité intime qui anime les individus, en prenant garde à ne pas essentialiser ce qui ne l’est pas ou à passer, à l’inverse, à côté de l’essentiel, aussi fragile qu’il soit. L’incertitude est fatalement de mise. Mais il y a une seconde difficulté, celle de parvenir à admettre comme normativité des normes qui ne sont pas les nôtres, des activités qui nous semblent correspondre à des pertes ou à des destructions alors qu’elles pourraient exprimer l’essence la plus intime des individus qui s’y livrent. De ce point de vue, nous avons nos limites, que nous ne pouvons pas dépasser, et que tracent par exemple notre impossibilité de nous sentir ou de nous expérimenter comme actif dans certaines relations ou certaines pratiques. Spinoza, par exemple, oppose le Sage à l’Ivrogne, sans être peut-être capable de voir que l’ivrognerie peut-être une forme de réalisation de soi - ce qu’il admettait, à titre polémique et pour se faire comprendre, au sujet des suicidés12. En tous cas, si la sagesse est savoir agir conformément à ce que l’on se sait être, elle ne peut jamais désigner un corpus de savoir absolument commun ou une entreprise achevée, mais correspond à des manières de faire, d’expérimenter et de penser de telle sorte d’être de plus en plus actif, singulièrement, en évaluant sans cesse ce que sont les joies les plus fortes et les moins fortes, les plus durables et les moins durables, que nous vivons. Il en va ainsi de l’ingenium comme de l’éthique : sans cesse à constituer, peut-être de plus en plus solide, de mieux en mieux tenu, mais toujours sujet à révision. Et cette éthique en construction permanente, enfin, n’implique nullement qu’entre l’ignorant (de lui-même) et le sage (à son propre sujet), il n’existe qu’une différence de degré : au contraire, entre ce qui parvient à s’orienter dans ses joies et ce qui est pris dans la tristesse sans savoir comment faire, ou qui s’y enfonce au fur et à mesure des joies ponctuelles qui l’entraînent vers le pire, les vecteurs vont à l’opposé, et la distinction est on ne peut plus nette13.

D’un point de vue politique, les problèmes qui se posent sont, en quelque sorte, symétriques. Le gouvernement de la vie collective, des communautés, le droit et les institutions se jouent au niveau des rapports qu’entretiennent les individus dans leur existence. Ce n’est donc pas les ressorts intimes des essences singulières qu’il s’agit de comprendre, mais le plan des rapports existants. Cette dualité toutefois est, une fois de plus, abstraite. En effet, ces rapports ne sont rien d’autre que les rapports entre les essences - il n’ont en eux-mêmes aucune autonomie, aucune part que les essences ne pourraient expliquer. Bien plus, ils n’expriment ces essences que partiellement, au coup par coup, progressivement et d’individu à individu, quelles que soient les choses communes qu’ils constituent - mœurs ou ou langue, par exemple. Ce point est crucial : car il a pour conséquence que les institutions politiques ne peuvent jamais être parfaitement congruentes avec les individus dont elles prétendent régenter partiellement l’existence. Ontologiquement, il n’y a que des choses singulières qui constituent des communautés plus ou moins étendues et complètes, mais dont la singularité ne disparaît jamais et ne peut donc ni se confondre avec ce commun, ni se satisfaire pleinement de lui14.

Le problème que soulève Pierre Macherey est alors aussi décisif que frontal : comment se faire obéir, faire suivre des normes d’existence communes, alors que la normativité des individus s’y dérobe ? Il est impossible en effet de croire qu’un conformisme des actes puisse suffire, et que les pouvoirs politiques puissent laisser faire et dire les gens à partir du moment où ces derniers agiraient, ou se comporteraient, suivant les lois : quels qu’en soient les motifs en effet, aussi contrainte qu’elle puisse être, l’obéissance est aussi une affaire de raisons - on se fait une raison, et on obéit15. Elle est ainsi nécessairement mentale et physique, discursive et matérielle. Il faut qu’à un moment donné les individus (subjecti) donnent leur accord pour obéir, librement ou conformément à ce qu’ils sont, qu’ils se fassent de la sorte assujettis (subditi)16 sans s’en rendre compte, à la fois par le dosage de la liberté et de la contrainte physiques, et par la transformation des normes collectives en liberté individuelle. Or, ni ce dosage ni cette transformation ne sont définitivement acquis. Les cadres idéologiques et pragmatiques par lesquels le politique s’impose en étant consenti ne peuvent correspondre que partiellement aux essences individuelles. Alors, les cadres communs, issus de régularités d’existence précaires que ces cadres reconduisent, en fabriquant ainsi un ingenium à la façon dont les circonstances d’existence régulières concourent à l’expression caractéristique d’une essence, risquent la dissolution en cas de transformation trop brutale : en ces cadres communs, en leur sein, et tout en les acceptant, les individus ne cessent en effet de faire, de penser, de dire et d’entrevoir autre chose que ces cadres, sous la forme d’autres communs. La politique ne peut donc qu’être instable et imprévisible. Non à cause d’une dualité brutale entre des individualités libres et des contraintes collectives, mais parce que la façon dont se fait le commun implique que les individus le croient toujours de leur initiative, croient toujours le connaître (qu’il s’agisse des dirigeants ou des dirigés), et risquent donc à tout moment de prétendre à une liberté d’action et à une clairvoyance totale en face des autres, s’ils jugent que le commun, c’est-à-dire certaines conditions d’existence aussi communes qu’indispensables, n’est pas assuré. Les délires du pouvoir sont pour ce motif les mêmes que ceux des foules, et viennent d’une présomption de savoir face à la multitude des individus et des rapports sociaux, présomption de savoir qui est d’autant plus forte que ces rapports sociaux sont en cours de fragmentation.

C’est dans le même geste, et pour la même raison que Pierre Macherey peut de la sorte dire que les communautés sont des systèmes consistants, mais sans réactivité propre ni participants totalement intégrés à elles - « Une collectivité, composée de subditi, n’est pas un sujet au sens d’un subjectus auquel puisse être imputé des intentions, que celles-ci soient conscientes ou inconscientes : c’est un système d’instances sans sujet (subjectus), sinon sans sujets (subditi) »17; et que, d’un autre côté, la violence des masses trouve toujours sa source en chacun et en chaque groupe social - « [Qu’une foule déraisonne] résulte d’une situation globale dont les déterminations sont à la fois complexes et mouvantes, et dans laquelle sont simultanément impliqués des gens qui en savent ou qui prétendent en savoir plus qu’elle alors qu’ils méconnaissent qu’ils sont, pour le dire ainsi, embarqués dans la même galère, à la fois avec ces gens qu’ils se permettent de regarder de haut et contre eux »18. La prétendue sagesse ou l’ignorance des groupes sociaux qui les conduit à se hiérarchiser ne font pas, même relativisés l’une par rapport à l’autre, la politique, qui n’est, d’une manière générale, pas une question de connaissance ou d’ignorance de ce que serait la bonne politique pour tout le monde. Spinoza, écrit Pierre Macherey, prend « distance avec la tendance à identifier de l’intérieur de la société, selon l’esprit propre à ce qu’on pourrait appeler une sociologie de savant, des groupes constitués ayant pour marque distinctive leur disposition à connaître ou à ne pas connaître les choses par leurs causes, donc à être, non seulement sages et/ou ignorants, mais des sages et des ignorants : en effet, cette disposition qui ne concerne en fin de compte que les existences individuelles considérées dans leur singularité, telles qu’elles sont en elles-mêmes et non les unes pour les autres ou avec les autres dans une perspective d’association ou d’évaluation comparée, n’a aucune incidence directe sur la constitution et l’organisation de la société; et il serait imprudent de lui accorder une portée politique »19. La politique serait plutôt, en ce sens, la capacité à la faire exister, en évitant autant que faire se peut, la dissolution des communs.

Politique et éthique se rejoignent et s’éclairent l’une l’autre. Loin de signifier en effet qu’il faut en matière politique chercher le consensus, le statu quo ou le juste milieu, le dynamisme permanent des essences individuelles suppose qu’en matière de communauté, il faut sans cesse rechercher ce qui est en train de se faire de commun et ce qui est porteur de logiques de dissolution, où toute la difficulté est de juger des transitions et de l’avenir, tout comme au sujet des individus : cette activité ou cette communauté qui vient ne va t-elle pas s’avérer avant tout dissolvante des autres communautés, voire même de ce qui permet, en géneral aux individus de se tenir ensemble dans la durée ? De même, on peut faire converger les plans ontologiques et politiques : le paradoxe de la constitution du politique chez Spinoza est qu’il se fait continûment, mais ne dure qu’à condition de faire se confondre au moins partiellement l’individuel et le collectif, tout comme le pouvoir des essences existantes est de ne pouvoir exister autrement qu’elles ne le sont, mais dépendent pour le faire de conditions d’existence qui varient et qu’elles ne maîtrisent pas.

   

De tout ce parcours, l’ingenium est la source. Le penser, le constituer, c’est se confronter à l’imprévisible en s’efforçant de concevoir le régulier, parce que celui-ci est tout aussi réel qu’il est conditionné, et que les conditions de la régularité sont tout aussi régulières qu’elles sont précaires.

C’est pourquoi le livre de Pierre Macherey incite à penser que la philosophie de Spinoza, en tant que pensée pratique ou éthique, est étrangement une philosophie du pari, sans synthèse, ni prudence, ni dialectique possibles, où nous ne cessons d’osciller entre la connaissance des normes qui font les individus ou les groupes et le dynamisme propre de ces derniers, dans une expérience toujours révisable. Peut-on le dire ? L’éternelle substance commune spinoziste est une aventure et une histoire, dans l’infinie production de singularités qu’elle est.

 

Stéphane Zygart


  1. « J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l’âme sur ses affections et la puissance de l’âme. Il apparaît par là combien vaut le sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant conduit par le seul appétit sensuel […]. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand’peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. », V, 42, Scolie↩︎

  2. Éthique , IV, 70↩︎

  3. Sagesse ou ignorance…, p. 60.↩︎

  4. sur cette différenciation cruciale, voir Sagesse ou ignorance, p. 118-121.↩︎

  5. Sur le point particulier de la scolarité, voir Sagesse ou ignorance…, p. 86, note 38.↩︎

  6. Sagesse ou ignorance…, p. 254.↩︎

  7. Sur ce tri entre état et événements qui donne à l’ingenium son double caractère de fixité et de dynamisme, Sagesse ou ignorance…, p. 108-109↩︎

  8. Sur cette intersection entre le général (les lois) et le singulier (événement) où l’ingenium comme fixité dynamique (nature) se construit par croisement des lois et par observation de ce qui s’y fait de particulier, Sagesse ou ignorance…, p.  82-83.↩︎

  9. Voir en particulier Sagesse ou ignorance…, p. 131, note 30.↩︎

  10. Sagesse ou ignorance…, p. 118-119 et 174-175.↩︎

  11. voir Sagesse et ignorance, p.92-93 et 39-50.↩︎

  12. Voir en ce sens la lettre 23 de Spinoza, adressée à Blyenbergh, souvent commentée par Gilles Deleuze, mais Ethique IV20, scolie sur les causes nécessairement extérieures aux individus de leur suicide, ce qui exclut d’en faire l’expression simple d’une normativité interne. Pour une analyse et une interpétation de ce point difficile, voir François Zourabichvili, Spinoza, une physique de la pensée, PUF, 2005, en particulier p. 261-262.↩︎

  13. Sur tous ces points, voir p. Sagesse ou ignorance…, p 125-131.↩︎

  14. voir, à nouveau les p. 174-175 de Sagesse et ignorance…↩︎

  15. Sagesse ou ignorance…, p. 166↩︎

  16. Sagesse ou ignorance…, p. 164-165↩︎

  17. Sagesse ou ignorance…, p. 196.↩︎

  18. Sagesse ou ignorance…, p. 180.↩︎

  19. Sagesse ou ignorance…, p. 170.↩︎