Transfinis - Janvier 2024
Version d’origne du texte paru dans les actes du colloque sur L’acceptabilité sociale, à Lille en juin 2023
L’acceptabilité sociale des Intelligences Artificielles (IA) dans les Bases de Données de Santé Massives (BDSM) semble être, pour l’instant, un fait. Aucune contestation forte ne s’est manifestée. Néanmoins, au vu des implications de ces technologies - que les experts peuvent en partie prévoir -, et parce que celles-ci, pour fonctionner, ébranlent les repères du consentement individuel et de la frontière entre soin et recherche, il semble nécessaire de définir, avec elles, tout un pan de notre droit.
On voudrait ici montrer que l’usage des IA dans les BDSM remet en cause non seulement le droit de la santé, mais tout un modèle du droit, de la politique et de la société, corrélatif du paradigme de « l’acceptabilité sociale ». Les tensions entre consentement individuel et collectif, savoir expert et ignorance profane, intérêts privés et intérêts publics, ne sont pas seulement exacerbées par l’usage des IA dans les BDSM. Cet usage implique un basculement à un pôle ou l’autre de ces tensions, sans qu’un compromis ne paraisse possible.
C’est pourquoi, plutôt que le modèle de l’acceptabilité sociale, qui repose sur la priorité des savoirs experts et la confiance en les intérêts privés, on défendra ici un modèle public et open source des IA et des BDSM. Celui-ci paraît seul à même de garantir, à partir de la publicité des problèmes généraux ou particuliers qui se posent, une réelle gouvernance politique et scientifique des innovations techniques et conceptuelles à venir, et ainsi la formulation d’un droit conséquent et pérenne.
On procédera en trois temps. On reviendra d’abord sur le paradigme de l’acceptabilité sociale, comme conceptualisation possible des rapports entre privé et public, dans le domaine des connaissances, des techniques et des rapports socio-politiques. Puis nous montrerons comment ce paradigme ne permet pas de résoudre certains problèmes posés par l’usage des IA dans les BDSM, notamment la révision des diagnostics ou la production de diagnostics rétrospectifs provoqués par l’entraînement des IA. Enfin, nous verrons pourquoi il nous faut choisir entre deux modèles - l’un de l’acceptabilité, l’autre de la publicité, sans compromis possible. De ce choix, dépend sans doute notre conception de la forme et du contenu du droit destiné à encadrer les sciences et techniques.
« Accepter » appartient au même réseau sémantique que « consentir ». Acceptare avait en latin la même signification que consentir. Le terme renvoie à une forme de méconnaissance, de réceptivité et de passivité, pour ne pas dire de compromis forcé. Un de ses premiers emplois portait sur la forme à accorder aux lettres de change et, de manière plus révélatrice encore, sur le fait d’accueillir de manière répétée un hôte1. Autrement dit, l’acceptabilité n’a pas la rationalité comme fondement : on est, par exemple, « d’accord » avec un résultat de mathématiques, il ne s’agit pas de l’accepter. D’autre part, l’acceptation ne correspond pas nécessairement à une souscription pleine et entière. On peut, par compromis ou tolérance, accepter les pratiques d’une personne sans cependant les approuver. Toutefois, on doit enfin noter que, à la différence du consentement, l’acceptation peut porter sur une infinité de choses, pour une infinité de motifs, et qu’elle est aussi étroitement liée aux conjonctures. Nous consentons à des choses qui nous engagent essentiellement - par exemple à un mariage -. Mais nous pouvons accepter d’agir pour des raisons variables, éventuellement futiles - accepter de se marier n’est en ce sens pas la même chose que consentir au mariage.
Sur ces bases, on peut mieux présenter ce que suppose l’acceptabilité sociale, comme concept politique et juridique. On cherche par ce modèle à rendre possible de nouveaux dispositifs sociaux ou techniques, malgré leurs désagréments probables, et plus largement malgré la part d’inconnu qui accompagne leur mise en place, sans présenter les choses comme l’instauration d’un nouveau système, sans non plus prétendre pouvoir se justifier par une rationalité sans faille2.
L’acceptabilité sociale vise de la sorte, dans le cadre d’une gestion des risques, à faire s’établir auprès du public des dispositifs élaborés par des techniciens, des scientifiques, en un mot par des experts, malgré une part de risques mal identifiés et maîtrisés3. Le ressort principal de l’acceptabilité est ainsi de faire s’ajuster les intérêts, ceux portés par les experts et ceux défendus par le public. Cet ajustement va consister à déterminer les limites possibles des usages, quels sont les bons et les mauvais, à partir des prévisions expertes et des souhaits, des craintes ou des expériences, du public. L’acceptable naît de la conciliation d’une ignorance partagée dans le respect de la liberté individuelle pour définir l’intérêt collectif.
L’idée générale de l’acceptabilité est qu’une certaine ignorance caractérise les différents groupes sociaux face à l’innovation, mais qu’elle traverse aussi chacun d’eux. Les experts ne savent pas tout, parce qu’ils ignorent certaines expériences faites par le public. Le public, quant à lui, méconnaît une bonne part du fonctionnement technique et scientifique des innovations. Il faut ajouter à ces deux lacunes que, même d’un strict point de vue techno-scientifique, les experts ne peuvent être assurés avec certitude de toutes les conséquences de ce qu’ils mettent en œuvre, tout comme les usagers des dispositifs techno-scientifiques peuvent y voir des dangers ou des avantages divers, sans savoir ce que les autres usagers en pensent. Il convient donc d’échanger des informations et des points de vue, pour parvenir à quelque chose qui soit « acceptable », dans la mesure même où les bases de l’accord obtenu sont destinées, a priori, à rester incomplètes. L’acceptabilité sociale appartient en cela au régime de la démocratie libérale d’opinion (par ses appuis sur la forme du consentement), où elle cherche à donner une forme au règlement aux questions posées par la technoscience (forme de l’expertise) en vue d’assurer le bien commun (défini comme un calcul d’intérêt public).
En résumé, l’acceptabilité sociale désigne donc une méthode collective de gestion des risques techniques et institutionnels, par une réflexion sur les usages, les savoirs experts et les créations d’ingénieurs. Elle part des savants et va jusqu’au public ou inversement, suivant que la mise en œuvre des projets précède leurs critiques ou les suit, aux cours d’échanges organisés par le filtre du droit, de l’éthique et d’autres médiations (d’enquêtes, d’éducation, de communication, etc.).
Étant donné leur haut degré de technicité et de scientificité, les nombreux inconnus qu’ils ouvrent, l’usage des IA dans les BDS peut pleinement relever de ce paradigme socio-politique. Certes, il est possible que cet usage soit actuellement toléré par ignorance du public ou à cause de son impuissance à refuser les risques pris, compensée par des bénéfices possibles. Cependant, il semble nécessaire, pour l’avenir, d’en cadrer les usages, en recourant par exemple à l’acceptabilité sociale.
Dans ce tableau, il faut le noter, le fait technologique précède le droit. Celui-ci, tendanciellement, n’intervient que comme régulateur a posteriori, sous la forme de l’assurance et du droit pénal. Si ce caractère d’a posteriori n’est pas exceptionnel, il ne va pas sans difficultés dans le cas des nouvelles technologies. Il faut en effet que le droit s’approprie sans cesse des données scientifiques complexes, nombreuses, disparates, et en devenir constant - génétiques, par exemple4. Une logique de la particularisation et surtout de la révisabilité est ainsi à l’œuvre, dont la révision programmée des lois de bioéthique est un signe5, et où l’horizon de la loi comme cadre fixe, général et a priori semble s’éloigner. C’est un point sur lequel il faudra revenir.
On peut cependant douter de la pertinence du modèle de l’acceptabilité sociale pour réguler efficacement l’usage des IA dans les BDSM. Cet usage n’est en effet pas seulement à considérer d’un point de vue quantitatif, comme un simple changement d’échelle, bien que les termes que nous employons actuellement le suggèrent (« big data » ou « deep learning »). Le caractère potentiellement totalisant des données collectées, afin de constituer un savoir sur la santé constitue bien un problème neuf, inédit, chargé d’enjeux qualitatifs ou axiologiques nouveaux6. C’est ce qu’on peut d’abord montrer au travers de deux exemples particuliers - celui de la correction des diagnostics par les IA et celui de production de diagnostics rétrospectifs par ces mêmes IA -. On peut à partir de là faire apparaître l’insuffisance du paradigme de l’acceptabilité sociale pour résoudre les problèmes généraux et systématiques qui se posent.
Soit le premier exemple, celui de la correction de certains diagnostics par les IA. L’entraînement de celles-ci se fait d’une part sur des données collectées antérieurement, d’autre part par la mise en comparaison du résultat de leurs calculs avec certains résultats types, considérés comme exacts. Nous transmettons certains repères de validité aux circuits de neurones électriques, pour que ces réseaux sculptent une partie de leur fonctionnement à leur manière, mais en fonction de nos repères. Si les IA, par exemple, doivent traverser des millions d’images, c’est pour y reconnaître ce que nous y reconnaissons - des vélos ou des tumeurs7. Or, au fur et à mesure de leur parcours des bases de données, les IA peuvent y identifier des choses dont la présence nous a échappé. Cela peut être des formes de vélos dans les ridules d’un étang - et les IA nous semblent alors faire de l’art. Cela peut être aussi des formes de tumeurs dans des données d’imagerie médicale - et les IA peuvent ainsi confirmer ou infirmer des diagnostics précédemment formulés par des médecins à partir de ces images.
La difficulté est ici que si les IA infirment un diagnostic antérieur et que la validité de cette infirmation est établie d’une manière ou d’une autre, c’est également une erreur de diagnostic qui est établie. Il semble qu’il faille en avertir le patient concerné. Mais faut-il accuser l’humain qui avait mal perçu ?
Le second problème n’est pas tout à fait le même, mais repose sur les mêmes bases techniques des IA. Il peut arriver qu’elles fassent leur apprentissage en parcourant d’anciennes données de santé, mais en disposant corrélativement de données plus récentes. Le parcours de données génétiques stockées en 2010 peut se faire, par exemple, avec les catégories et les corrélations de la génomique de 2023, ce qui peut révéler des risques de maladie ou des maladies qu’on ne pouvait pas détecter en 2010.
Il n’y a pas alors d’erreur de diagnostic. Mais ce qui pouvait sembler évident dans le premier exemple ne l’est plus avec le second. Faut-il, en effet, en cas de détection de nouvelles pathologies ou de risques pathologiques à l’occasion d’un diagnostic rétrospectif, en avertir la personne concernée, voire sa parentèle ?
Ces questions ne sont pas des projections imaginaires, mais se posent actuellement, et sont impliquées par les principes de fonctionnement des IA. Il s’agit aussi de questions nouvelles, pour lesquelles aucune réponse n’est encore clairement formulée. En droit, elles mettent, entre autres, à mal la distinction entre ce qui relève du consentement à la recherche et ce qui relève du consentement au soin8. Elles ne peuvent pas être résolues d’un point de vue technique : il est de la nature des IA de fonctionner à partir de données assemblées dans d’autres buts que celui de faire fonctionner les IA. Et des questions éthiques essentielles et multiples s’ouvrent ainsi à nouveaux frais : celles de la caractérisation des erreurs médicales, du consentement des patients, du droit à l’information ou à l’ignorance.
Quels éléments de réponse permet d’envisager le paradigme de l’acceptabilité sociale ? Il consiste à allier, rappelons-le, le contrôle expert et le respect des libertés individuelles, face à une ignorance partagée, en vue de définir l’intérêt collectif.
En tant qu’une part des problèmes inédits relèvent de l’erreur et de sa correction, c’est sans doute la mise en avant des savoirs experts qui devrait être privilégiée. Des pairs pourraient établir des normes pour fixer ce que signifient ces erreurs : soit une erreur fautive, soit non fautive. Pour la part des problèmes qui relèvent de la transmission des informations aux patients (droit à savoir ou à l’ignorance), c’est probablement la liberté individuelle des patients qui devrait être privilégiée pour fonder un droit à l’ignorance, tandis que l’intérêt général pourrait impliquer un consentement par défaut à l’usage des données collectées au cours d’un soin, afin que la recherche et les techniques médicales puissent poursuivre leurs progrès.
Ces éléments de solution, que permet de dessiner la recherche d’une acceptabilité sociale de l’usage des IA dans les BDSM et qui seront probablement les nôtres, vont rencontrer des difficultés déjà connues, mais aussi d’autres, sinon inédites, du moins pour lesquelles les IA vont obliger formaliser plus rigoureusement certains cadres
Ainsi, le recours aux comités d’experts, dans le cadre hautement conflictuel des erreurs de diagnostics, va renforcer leur pouvoir et, par là, les antagonismes auxquels ces comités devront faire face. Le problème est connu. Mais qu’il se pose avec les IA et les BDSM va, d’une part, multiplier les types d’experts à solliciter et à accorder entre eux. Les médecins ne pourront pas être les seuls juges. Il faudra aussi, par exemple, en appeler au jugement d’informaticiens et de statisticiens pour décider, notamment, des taux d’erreurs acceptables - qu’il s’agisse des erreurs des IA ou des humains.
D’autre part, va aussi se reposer, dans des formes nouvelles, la question de l’égalité de l’accès et de l’usage des moyens de soin. Où, dans quel hôpital, aura t-on pu faire passer des IA sur les données des patients, ou seulement des humains, ou à la fois des humains et des IA, alors que ces différentes combinaisons donneront une fiabilité des diagnostics plus ou moins élevés ? Tous ces problèmes, sont techniques, juridiques, éthiques, mais aussi, il convient de le noter, politiques : ils engagent des rapports entre professions, entre institutions, et pas seulement entre les patients et les soignants.
Les éléments de solutions fondés sur le respect de la liberté individuelle d’un côté et la recherche de l’intérêt collectif de l’autre risquent de provoquer des questions encore plus profondes.
Supposons le refus d’être informé instauré en matière de génétique. Il ne vaudrait pas grand chose, par les recoupements possibles, la circulation autorisée des informations, les conversations du quotidien, si la majorité des gens choisissait d’être informé. Quel sera le choix du plus grand nombre, et comment déterminer nos règles en fonction de ce choix, et même dans l’attente hypothétique de ce choix ? Un éventuel droit à l’ignorance, en outre, ne réglerait pas les questions liées au droit d’être informé en matière génétique, qui suscite actuellement les plus grandes contorsions et beaucoup de bricolage dans les corpus juridiques9.
Ces difficultés, dira t-on, ne sont pas spécifiques Elles sont liées à l’information génétique en général. Les BDSM et les IA ne font que les étendre. Cependant, celles-ci ne produisent pas seulement de nouvelles informations sur la génétique. Elles permettent également d’envisager et d’identifier des biomarqueurs en très grand nombre, de nature très variable. Or, suivant leur nature, qui n’est pas nécessairement génétique, ces biomarqueurs peuvent porter sur des relations entre les personnes qui ne sont pas du même ordre que celles exprimées par la génétique, et qui n’engagent donc pas les mêmes réflexions juridiques et éthiques10. Soit, par exemple, les biomarqueurs microbiotiques. Là où des informations génotypiques fournissent un savoir sur les parentèles à partir des relations de procréation, des informations sur le microbiote touchent à l’environnement : dans le cas des maladies causées aux étiologies environnementales, le recoupement des informations microbiotiques impliquerait non seulement la parentèle biologique, mais plus largement tous les proches dans le quotidien des personnes, le voisinage, etc.
Les repères que permettent de fixer le recours au consentement individuel rencontre ici ses limites, tout comme celui de la seule expertise en matière de correction de diagnostic, en tous cas dans le cadre qui est celui de l’acceptabilité sociale. Il convient alors d’envisager d’autres modèles. C’est ce que nous allons essayer d’esquisser pour finir, à partir d’une analyse critique des pistes actuellement explorées par le Comité National d’Éthique (CCNE).
Les différents problèmes posés par l’usage des IA dans les BDSM peuvent être rassemblées autour de trois questions clés:
Celle du rapport entre les individus et les collectifs, actuellement réfléchi au travers de la notion de consentement11
Celle du rapport entre savoirs particuliers et rationalité collective, qui met en jeu la notion d’expertise
Celle du rapport entre intérêts particuliers et l’intérêt collectif, qui introduit une dimension politique
On peut croire que ces rapports, toujours traversés de tensions, se transforment actuellement en alternatives. L’accroissement quantitatif qui caractérise l’usage des IA dans les BDSM, en termes de vitesse et de taille, semble provoquer un changement qualitatif par effet de seuil, en faveur des pôles de l’expertise, de l’information et de l’intérêt collectifs, de telle sorte que les cadres par lesquels nous nous orientons habituellement paraissent révolus (telle que la recherche d’un « équilibre » des intérêts à partir de l’idée de « risque »).
C’est ce qu’illustrent, par exemple, l’avis 143 du CCNE qui tient essentiellement en trois propositions12.
Suivant la recommandation n°17, un altruisme en matière de données (p. 49), qui suppose une mise à disposition de ses données personnelles, par un consentement global, corrélé avec une information actualisée au fur et à mesure des usages qui seraient faits de ces données.
Un recours aux associations de malades pour garantir la bonne information et le bon usage des données. C’est la figure du patient expert qui est convoquée ici, sous une forme citoyenne (recommandation n°21).
Une prise en compte de coûts et des bénéfices produits par les dons de données (p. 54), grâce auxquels les BDSM peuvent être constituées et utilisées (recommandations n°13, n°14, n°15)
On ne peut que remarquer le flou constant de cet avis du CCNE, sur des points pourtant cruciaux. Sur la forme exacte du consentement général, il n’est pas dit comment il convient de l’obtenir, même s’il n’est pas affirmé non plus qu’il doit être posé par défaut. Sur l’origine des capacités de contrôle attribuées aux associations de malades ou d’éventuelles structures juridiques plus larges, rien n’est dit non plus, pas plus que sur les méthodes de fixation de la valeur des données de santé.
Cet avis se comprend certes très bien à partir des cadres de l’acceptabilité sociale et de leur recherche d’une maximalisation de tous les éléments en jeu : maximalisation du consentement, à partir des libertés individuelles, mais pour le maximum de monde ; maximalisation des informations produites comme de leur contrôle, malgré une perspective indépassable d’impossibilité de contrôle total par qui que ce soit ; maximalisation des intérêts par valorisation et partage de la valeur. Cette logique de maximalisation, il faut le noter, est aussi un décalque de la logique de fonctionnement des IA dans les BDSM. Plus il y a de données et d’algorithmes, plus les échantillons sont fiables et les hypothèses testées, ce qui conduit par exemple actuellement à donner un accès direct aux différentes bases de données dans leur totalité aux chercheurs13.
Cependant, les arguments par lesquels cette orientation est défendue ne sont pas du tout équilibrés, et parfois même inconséquents
Un des arguments donné en faveur d’un consentement général est que le consentement particulier des personnes serait très fragile, notamment à cause de leur inégalité face aux informations qu’elles reçoivent et comprennent, et même face aux dispositifs de consentement qu’on leur propose14. Sa forme serait donc inappropriée, face aux promesses des IA qu’un « altruisme numérique » permettrait de soutenir efficacement15. Mais comment comprendre que l’on puisse, à partir de là, passer à la préconisation d’un consentement global de tout un chacun, au nom de l’intérêt collectif ? Soit ce qui compte est que les personnes sont inégales, soit qu’elles sont égales, mais l’on ne peut aller directement de l’une à l’autre de ces propositions. Il y a là une contradiction de principe, qui est aussi une inconséquence politique : ignorants, les gens le seraient toujours, et ainsi toujours exposés au risque de l’exploitation de leurs données, sans que la forme de leur consentement ne change rien à l’affaire. Qu’il soit particulier ou général, un consentement par ignorance n’est jamais libre et éclairé, comme il est censé l’être pour avoir de la valeur.
On voit mal également en quoi des contrôles experts organisés par des organismes experts seraient une bonne garantie de contrôle de l’usage des IA dans les BDSM. Le problème est connu : qui gardera les gardiens ? Il n’est pas résolu par le recours aux associations de malades. En effet, les recherches qui se font à partir des IA dans les BDSM peuvent être étrangères à des investigations sur telle ou telle maladie. Dans bien des cas, les recherches n’intéressent donc aucune association de malades en particulier - ou alors beaucoup trop -, s’il est par exemple question du codage de certaines protéines ou des rapports entre durée des trajets dans l’hôpital et vitesse de guérison.
Si les arguments donnés par le CCNE sont fragiles, les horizons qui sont dessinés sont en revanche clairs. Qu’il s’agisse de dépasser la fragilité des consentements particuliers, toujours entachés d’obscurité, dans un consentement global, ou de recourir à des groupes de patients experts qui ne pourront l’être que très partiellement, ou même de fixer la valeur économique des données, c’est une montée en puissance des savoirs experts les plus spécialisés qui s’annonce, en suivant finalement un principe très simple face à la prolifération des informations et des données : seules les personnes savantes parviendraient à utiliser au mieux les informations et à les diffuser d’une manière pertinente et utile16.
Cette idée est familière en médecine, et elle se défend parfaitement dans le domaine médical. Mais, encore une fois, l’usage des IA dans les BDSM dépasse les cadres habituels, dont ceux de la médecine. Qui peut se prétendre expert de ces usages ? Le médecin ? Le généticien ? Le biologiste ? L’informaticien ? Le statisticien ? Le sociologue ? L’éthicien ? Et, si personne ne semble l’être, pourquoi tout le monde ne le serait-il pas un peu ? C’est bien une forme de contrôle de tous qu’il faudrait imaginer, sans pouvoir en tous cas légitimer les contrôles experts avec les arguments habituels. Les BDSM ne sont pas des centrales nucléaires, ou les IA des formules de composition chimiques. Elles sont techniquement infiniment plus composites, aux éléments et aux conséquences tout aussi variables.
Face à la complexité scientifique et technique, l’idée d’un contrôle public pourrait paraître généreuse dans son principe, mais désastreuse dans son application. Mettre à disposition du tout venant les informations sur les recherches en cours et sur les types de données employées, cela n’ouvre t-il pas la porte aux controverses les plus stériles, voire aux tentatives les plus farfelues, en exposant ainsi les sociétés à des tensions et à des dangers énormes ? Mieux vaudrait faire les choses à l’abri des regards, et ne livrer au public que ce qui peut l’être, c’est-à-dire essentiellement, des résultats et des techniques utiles en pratique pour lui.
À bien y réfléchir, ce type d’argument est étrange, et profondément paradoxal. Afin d’empêcher des manipulations mauvaises ou mal intentionnées, il consiste à cacher les mains qui manipulent, de telle sorte que la sécurité publique devrait être assurée par le recours au privé - au sens originel de ce mot, le privé étant ce dont le public est privé. Les débats sur la régulation des IA portent aujourd’hui sur ces points : il s’agit non pas d’empêcher les IA, mais leurs mauvais usages, le tout étant de savoir comment, la fermeture de ces technologies au public étant tantôt un élément de solution, tantôt un élément du problème, suivant que l’on mette l’accent sur le contrôle par réduction des usages ou sur le contrôle par détection des usages.
L’efficacité des contrôles par le public et par la publicité des savoirs et des techniques ne doit certes pas être défendue de manière simpliste. Mais l’on peut relever que, factuellement d’abord, ce type de contrôle a fait et continue de faire ses preuves. La sécurisation des transferts d’information sur internet, bancaires ou autres, via le protocole « https » qui en chiffre le contenu, repose actuellement pour la grande majorité des sites sur un algorithme logiciel dont chacun peut lire le code, et que chacun peut utiliser, Openssl17.
Il convient ensuite de ne pas se méprendre sur les raisons pour lesquelles un tel principe de contrôle public pourrait être efficace pour l’usage des IA dans les BDSM. Il ne s’agit pas d’invoquer une rationalité collective, produite par son exercice public18. Le caractère hypothétique de cette rationalité, d’horizon plus que de réalité doit toujours être présent à l’esprit. S’il l’on peut malgré cela défendre l’efficacité d’un tel contrôle public, c’est bien plutôt en reprenant un des arguments clés de ceux qui y sont opposés. S’il est vrai que les gens ne comprennent pas, n’ont pas prise et ne s’intéressent pas aux savoirs fondamentaux en biologie, on ne peut certes pas rêver à l’ appropriation collective spontanée de ces savoirs à partir de leur publicité. Mais on ne doit pas alors craindre non plus que chaque recherche fasse l’objet de débats inconséquents ou de mauvaise foi. C’est plutôt par le biais d’alertes, puis de diffusion de ces alertes en fonction de leur pertinence, que les contrôles se feraient.
Un tel contrôle public ne résout évidemment pas toutes les questions, par exemple celles de l’anonymisation ou de la pseudonymisation19. Mais, d’une part, s’il s’agit de favoriser des concentrations et des recoupements, suivant une logique de maximalisation, ce type de contrôle y contribue au moins tout autant que le jeu des intérêts privés en concurrence, ce qui garantit aussi la production de valeur (dont il faudrait penser les modalités de partage).
D’autre part, ce contrôle change les problèmes. Sur les modalités de consentement ou sur l’établissement d’un droit à l’ignorance d’éventuels diagnostics rétrospectifs, la publicité de ces questions, au cas par cas, peut permettre de les modifier, en ne les limitant pas à leurs aspects scientifiques, techniques et économiques. Par exemple, le question de la temporalité des interventions médicales est un problème très ancien, et récurrent en médecine. Quand faut-il opérer ou agir ? Cette temporalité n’appartient ni à la science, ni à l’informatique, où le temps n’a de valeur que résiduelle. C’est pourquoi, alors que la science et l’informatique modifient effectivement cette temporalité, on peut croire que celle-ci ne pourra être redéfinie, avec ses temps d’ignorance, de déni, de refus, etc. que par une réflexion publique qui n’appartient ni à la science, ni aux données.
Et c’est dans un tel cadre, peut-être, que le droit de la santé pourrait non plus se formuler essentiellement a posteriori, mais pourrait reposer sur certains principes généraux et pérennes, solides au milieu des innovations technoscientifiques20.
Alain Rey, Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, article « Accepter ».↩︎
Voir par exemple Gouvernement du Québec, « Acceptabilité sociale », 2023, < https://www.quebec.ca/gouvernement/politiques-orientations/acceptabilite-sociale >.↩︎
Ulrich Beck, La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008.↩︎
Voir Bérengère Legros, « Révélation des caractéristiques génétiques constitutionnelles et séquençage pangénomique, le regard de la juriste », Revue générale de droit médical, Paris, LEH Éditions, 2020, p. 57‑82.↩︎
Loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique↩︎
C’est peut-être en psychiatrie que cette recherche de totalisation va le plus loin, voir Christophe Gauld, Steeve Demazeux et Elodie Giroux, Promesses et limites de la psychiatrie de précision, enjeux pratiques, épistémologiques et éthiques, Paris, Hermann, 2023.↩︎
Yann Le Cun, Quand la machine apprend, Paris, Odile Jacob, 2019 ; Yann Goodfellow, Yoshua Bengio et Aaron Courville, Deep Learning, Cambridge, MIT Press, 2016.↩︎
Voir sur ce point le texte de Robin Cremer dans ce volume, « Recherche sur données biomédicales : un consentement impossible à refuser ? ».↩︎
Voir par exemple en droit allemand Sylvie Deuring, « Les examens génétiques en droit allemand », Revue générale de droit médical, Paris, LEH Éditions, 2020, p. 137‑150.↩︎
Xavier Guchet, La médecine personnalisée : un essai philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2016.↩︎
Jean-Philippe Pierron, La fabrique du consentement. Comprendre. Accepter. Consentir., Lormont, Le Bord de l’Eau, 2022.↩︎
Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé et Comité National Pilote d’éthique du numérique, Plateformes de données de santé : enjeux d’éthique, Paris, https://www.ccne-ethique.fr/, 2023.↩︎
Voir par exemple Health Date Hub, Décret SNDS : le Health Data Hub voit ses capacités d’actions renforcées, https://www.health-data-hub.fr/actualites/decret-snds, Health Data Hub, 2021.↩︎
Voir CCNE, Plateformes…, op. cit., p. 47-49, notamment p. 49.↩︎
Ibid., p. 51-54.↩︎
Jürgen Habermas, La science et la technique comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973.↩︎
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir intercommunicationnel, Paris, Fayard, 1987.↩︎
Voir à ce sujet la page du Health Data Hub < https://documentation-snds.health-data-hub.fr/snds/glossaire/pseudonymisation.html >↩︎
Alain Supiot, Homo Juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005.↩︎
Transfinis - Janvier 2024
Version d’origne du texte initialement paru sur le site de la F2RSMPsy
L’ouvrage de Denis Forest Neuroscepticisme, les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue est à la fois un livre où la validité, l’utilité et la portée de la neurologie sont pleinement affirmées, et un livre de sceptique, qui ne cesse d’examiner les limites et les fragilités de la neurologie contemporaine.
Aux neurologues familiers de leur discipline, il donnera à lire les arguments plus ou moins répandus énoncés contre la neurologie. Ces arguments sont plus ou moins au fait de celle-ci mais toujours en circulation, toujours relayés et souvent redoutables alors que la pratique clinique et certains résultats en thérapeutique peuvent conduire à les négliger, dans l’espoir d’aller le plus vite et le plus loin possible.
Pour les non-initiés, Neuroscepticisme donnera à l’inverse une connaissance de tout ce qui fait la force et la solidité des savoirs neurologiques, en dépit des intuitions parfois trop simples qu’on oppose aux sciences du cerveau. Le livre de Denis Forest dessine ainsi les conditions de ce que pourraient être une progression et une extension maximale de la neurologie, par la mise au clair de ses programmes et par sa collaboration avec d’autres disciplines des sciences, médicales, humaines et sociales.
Neuroscepticisme comporte quatre parties, dont on retracera ici les perspectives principales et les arguments clés - tandis que le texte d’origine est parfois sinueux et pointilleux par la multitude de références et de controverses qu’il tente d’étudier.
La première partie porte sur l’interprétation des signaux que nous parvenons à obtenir actuellement de l’activité neuronale par le moyen de l’imagerie cérébrale par IRM - c’est la partie la plus longue et la plus technique. La seconde partie analyse ce que la neurologie peut nous apprendre, en dehors de son utilité dans le traitement de certaines pathologies cérébrales : nous fait-elle connaître le cerveau, comme organe particulier et limité, ou bien nous apprend-elle ce que nous sommes en général, en tant que le cerveau déterminerait nos pensées et nos actes ? La troisième partie s’affronte un problème plus large que la question précédente implique : le cerveau peut-il être compris à partir de l’étude du cerveau seulement, ou faut-il l’étudier à partir du rapport du cerveau à la totalité du corps, à l’environnement voire à l’histoire des espèces ? Enfin, la quatrième partie évoque les enseignements possibles de la neurologie sur nos normes sociales, en analysant les éventuelles ambitions de la neurologie à ce sujet (neuroéthique, neurocriminologie, etc.) à partir des chapitres précédents.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à la fiabilité des résultats de l’imagerie cérébrale par IRM (p. 25-78). Trois points critiques sont passés en revue, en vue de définir, autant que possible, un encadrement des hypothèses en neurologie afin de les rendre au maximum fiables bien qu’elles ne puissent jamais l’être absolument, sans que, non plus, on doive penser qu’aucun savoir neurologique n’est possible.
Ces points critiques s’enchaînent les uns les autres, en se compliquant progressivement à cause de leur imbrication. Ils concernent la nature des signaux observés par IRM, puis la description de ces signaux, et enfin l’interprétation de ceux-ci. La fragilité de la nature des signaux observés va de pair avec la précarité de leur description, et cette précarité entraîne celle de leur interprétation.
Tout commence par les failles du signal mesuré dans les IRM. Le phénomène cérébral mesuré par IRM n’est pas, en effet, une expression directe de l’activité neurale. Ce qui s’observe correspond aux flux de sang oxygéné, flux duquel on induit une activité cérébrale lorsqu’il augmente. En elle-même, l’activité cérébrale entraîne directement une baisse du taux d’oxygène dans les flux sanguins : c’est parce que cette baisse de l’oxygénation est corrélée à un afflux sanguin oxygéné que, de manière secondaire, l’activité cérébrale s’y signale. L’information obtenue est ainsi fragilisée par le fait qu’elle est induite d’un phénomène cérébral (sanguin) duquel on induit un autre phénomène cérébral (neural).
En quoi y a t-il précisément fragilisation ? D’abord, certaines activités cérébrales peuvent passer inaperçues si jamais l’augmentation du flux sanguin oxygéné ne fait que neutraliser la baisse d’oxygène. Ensuite, le phénomène observé repose sur une particularité physiologique dont les ressorts sont mal connus alors qu’il en va de la signification des mesures relevées : le flux de sang oxygéné visant à compenser la consommation d’oxygène est en effet supérieur à cette consommation pour des raisons inconnues. Enfin, on peut envisager que les flux observés ne correspondent pas ou pas seulement à des mécanismes de compensation à partir desquels se trahirait une activité neurale locale à l’emplacement du signal ; ces flux peuvent en effet aussi s’expliquer par des demandes des réseaux neuronaux les uns par rapport aux autres, ce qui brouille les rapports d’expression qu’on essaye d’établir entre flux sanguins et zones d’activité.
Il est de la sorte difficile de relier à coup sûr un signal d’IRM à une activité cérébrale limitée et située au seul emplacement du signal. Il est également difficile, à partir de ce premier problème de décrire l’enchaînement des transformations observables du signal, les mécanismes qui les provoquent et les corrélations les plus pertinentes pour les expliquer. Le passage des flux sanguins par des zones cérébrales de transit entre les zones actives ou au voisinage de ces zones n’est pas seul en cause. Il faut aussi faire avec le décalage temporel qui existe entre le déclenchement d’une activité cérébrale et le déclenchement des afflux sanguins, ou encore avec la possibilité qu’un afflux sanguin corresponde à l’activation d’une inhibition et non pas d’une production. Les échelles choisies pour l’observation, certaines manières de focaliser sur certaines zones (par exemple par récurrence ou par focalisation une zone à laquelle on attribue initialement un rôle fonctionnel régulier) compliquent encore les observations possibles, tandis que la mise en forme systématique de celles-ci suppose un étalonnage commun à toutes les observations particulières de cerveaux individuels qui peut présenter des biais et écraser des informations pertinentes.
Ces premiers problèmes liés à l’adéquation des images cérébrales à l’activité cérébrale sont résumés par Denis Forest à la page 64 de son livre :
« En résumé, pour être indicatives, les images supposent que soient satisfaites essentiellement trois conditions premièrement, la relation entre la source du signal et l’activité neurale doit être déterminée, en particulier au moyen d’un rapprochement entre les résultats obtenus par des méthodes distinctes ; deuxièmement, l’activité neurale locale doit être élucidée dans sa dimension fonctionnelle (distinction entre neuromodulation et neurocomputation, relation entre activation et inhibition, entre entrées et sorties, etc) ; enfin, l’implication d’une région dans une activité mentale donnée doit être caractérisée en cohérence avec notre savoir d’arrière-plan, en particulier avec les meilleures analyses disponibles de l’activité mentale ».
Après l’établissement du signal et sa description, l’interprétation des observations, en troisième lieu, nécessite donc beaucoup de prudence. Les problèmes sont ici communs avec la psychologie et ses techniques d’étude. Les analyses de nos activités psychiques par comparaison, soustraction ou addition, où les tâches complexes sont supposées être des additions de tâches simples, laissent par exemple ouverte la question de savoir si la complexification d’une tâche implique, ou non, la complexification de toutes ses composantes. L’interprétation psychopathologique d’un signal ne peut jamais être évidente : les particularités des signaux cérébraux que l’on relève chez les malades peuvent indiquer une étiologie de leur maladie, mais aussi une prédisposition, ou les conséquences de celle-ci ou encore les compensations de celle-ci. Ces problèmes d’interprétation se nichent jusque dans la mise au point des expériences, qui peuvent n’être pas valides faute de bien maîtriser la signification des variables utilisées. On peut par exemple confondre, faute de connaissance en linguistique, ce qui relève de l’orthographe, ce qui relève du syntaxique et ce qui relève du sémantique.
Ces différentes difficultés n’impliquent pas que l’on ne puisse rien savoir en neurologie, loin de là. Mais elles indiquent cependant la nécessité d’une interdisciplinarité qui devrait suivre trois repères : celle d’une convergence des perspectives et des hypothèses (par exemple, entre la neuropathologie et de la psychopathologie), celle d’une précision maximale des hypothèses suivies afin de réduire la possibilité d’erreurs inaperçues, celle enfin d’une désambiguïsation maximale du déroulement des signaux observés. Ces trois ambitions devraient selon Denis Forest être suivies simultanément et non pas successivement. C’est par la mise en cohérence d’ensemble des expériences que les problèmes qui se posent au niveau de l’établissement des images, de leur description et de leur interprétation pourraient être levés. Denis Forest le résume ainsi :
« L’hypothèse H selon laquelle l’image montre que R est la réalisation neurale de telle activité mentale A peut être acceptée dans l’état de nos connaissances (E) si et seulement si :
R ne peut être compté comme un accident inessentiel, un effet ou un simple corrélat de A (Clause de la pertinence de H)
H est une hypothèse qui ne peut être remplacée par une hypothèse plus spécifique relativement à A (clause de la spécificité de H)
H est en cohérence avec l’ensemble de notre savoir d’arrière-plan, éventuellement au prix de l’ajustement de celui-ci à H (clause de la cohérence de H avec E) ». (p .75)
Si ce travail sur des hypothèses serrées, collectives et techniques en neurologie vaut le coup d’être fait, c’est parce que l’étude du cerveau a des choses à nous apprendre sur nous-mêmes. Cette dernière idée, qui peut sembler évidente, ne l’est pas, et c’est pourquoi la seconde partie de l’ouvrage s’attache à la défendre (p. 79-124).
Pour un nombre conséquent de philosophes et d’épistémologues en effet, l’étude du cerveau peut certes avoir une utilité thérapeutique, mais rien de plus, et encore, en associant la neurologie à d’autres savoirs. En aucun cas le cerveau ne pourrait causer notre subjectivité et donc en expliquer quoi que ce soit de conséquent. Il exprimerait tout au plus celle-ci physiologiquement, sans que cela nous donne de quelconques renseignements complémentaires sur ce que nous sommes et la manière dont notre esprit fonctionne. Au mieux corollaire de l’esprit, en aucun source de celui-ci, le cerveau ne mériterait d’être étudié que pour en contrer les accidents et le rétablir comme condition de certaines de nos fonctions. Il serait une condition de nos fonctions, indispensable mais partielle : c’est certes, dira t-on, grâce à notre cerveau que nous pouvons parler ; mais les langages ne s’expliquent pas par la seule forme des cerveaux humains.
Plus précisément, trois arguments sont habituellement invoqués pour minorer les enseignements et la fécondité de la neurologie, qui ne vont pas sans comporter une certaine part d’irrationalité, ce pourquoi il est difficile de les contrer.
Le premier de ses arguments est, étrangement peut-être, de nature linguistique. Il trouve ses origines dans la seconde philosophie de Wittgenstein et les relectures qui ont pu en être faites. Faire du cerveau la source de ce que nous sommes serait commettre des erreurs de catégorie, où l’on confondrait tout et partie, cause et condition. Notre cerveau ne pourrait pas être nous-mêmes, de la même façon qu’il ne se confond pas avec une de ses parties ou l’une de ses fonctions particulières : le cerveau ne peut équivaloir à une personne, à un je, puisque la personnalité, le je ou la subjectivité peuvent s’en distinguer. Il est possible d’affirmer selon nos humeurs que « je ne suis pas mon cerveau » ou l’inverse, en toute liberté. Cela serait là une preuve de ce que notre cerveau ne nous explique pas complètement, qu’il nous conditionne en partie mais, encore une fois, qu’il ne nous cause pas, ce pourquoi ce qu’on expliquerait du cerveau le concernerait comme organe, mais pas nous comme personne.
Ensuite, et plus profondément, on rappelle que le jeu des causes et des effets de la physiologie cérébrale n’est qu’un simple mécanisme, qui ne connaît ni erreur, ni jugement, ni rapport aux normes et à leur transgression possible, alors que nous vivons dans des univers symboliques qui permettent des jeux multiples, le contournement conscient des règles et leur réaménagement.
Bref, d’une manière plus générale, et c’est le troisième argument, le cerveau ne permettrait pas de penser les raisons de certains de nos comportements et de certaines de nos pathologies, alors que c’est cela qu’il importe avant tout de comprendre. L’état de notre cerveau exprimerait sans doute nos façons d’être et nos pathologies, les causerait même en partie parfois, mais jamais en totalité. Les raisons et circonstances pour lesquelles certains font, par exemple, des dépressions, ne trouvent pas toutes leurs origines, toutes leurs forces et leur dynamique dans notre cerveau. La neurologie ne pourrait donc rien nous apprendre que nous ne sachions déjà sur nous-mêmes, hormis sur les pathologies organiques de l’organe cerveau.
Denis Forest s’attache à dénouer les confusions sur lesquelles reposent tous ces arguments.
Le mépris de la neurologie repose d’abord sur une inversion de la charge de la preuve : alors qu’il faudrait pour justifier ce mépris démontrer que le cerveau n’a rien à voir avec nos pensées - ce qui contredit une foule de connaissances bien établies - les neurosceptiques demandent au contraire que l’on démontre que toutes nos connaissances s’expliquent par notre cerveau. Ils refusent ainsi toute composition possible entre le cerveau et autre chose que lui : soit il ne serait rien, soit il serait tout, sans position intermédiaire possible. Pourtant, rien n’interdit de faire du cerveau un élément parmi d’autres, indispensable mais pas total, de l’unité que nous sommes.
Pouvoir établir que nous sommes des êtres composites, et que le cerveau vaut d’être connu comme élément de cette composition, est un enjeu moins abstrait qu’il n’y paraît. Le refus de faire de notre cerveau la source principale de ce que nous sommes peut en effet s’appuyer sur la nécessité de devoir faire appel à de l’extraneurologique voire à du non physiologique pour rendre compte de ce que nous pouvons faire. Parce que le cerveau n’est qu’une partie de notre corps, parce qu’il n’est qu’une partie du monde, il ne pourrait pas rendre compte de tout et ne pourrait pas être considéré comme la source de nos pensées. D’un point de vue technique, l’argument est « méréologique » : croire en une puissance explicative du cerveau confondrait le tout avec une de ses parties. Et les implications de cet argument portent sur ce que nos systèmes symboliques (linguistiques notamment) ont de nécessairement extérieur au cerveau. Il serait impossible de modéliser ce que fait le cerveau sans y introduire tout ce qui n’est pas lui (notre corps entier, notre environnement). Son étude n’éclairerait donc pas les manières dont nous pensons, individuellement ou collectivement, ça serait l’inverse qui serait vrai. Partie du corps, le cerveau ne pourrait expliquer le résultat complexe que sont nos pensées et nos actes, où se combinent la totalité de notre corps, les environnements, les systèmes symboliques, etc.
Cette limitation de son rôle à partir de certaines coordonnées spatiales - sa partialité et tout ce qui lui est extérieur - doit, dit Denis Forest, être prise en compte. Mais elle ne justifie toutefois pas, à nouveau, de basculer du tout ou rien en faisant du cerveau un effet de l’esprit ou de la culture puisqu’il ne pourrait pas en être la seule cause. Dans cette perspective, la réalité de la plasticité cérébrale empêche d’adopter des positions extrêmes : celle-ci montre précisément que le cerveau, son organisation, ses transformations ou ses mécanismes de compensation, reposent sur des prédéterminations cérébrales, diversement activées en fonction des circonstances, mais à partir desquelles tout n’est pas possible.
En dehors de la plasticité cérébrale, Denis Forest passe également par plusieurs autres repères neurologiques pour montrer à quel point, d’une part, la structure du cerveau est en rapport avec les significations que nous donnons aux choses, ce qui, d’autre part, permet à la neurologie d’être riche d’enseignements sur nos activités mentales. Les localisations cérébrales ne correspondent en effet pas seulement à l’agencement d’un organe, elles sont également en rapport avec le monde qui nous entoure. Les cartes du cerveau et les caractéristiques du monde comme agencement complexe ont des points communs, qui témoigne de ce que le cerveau n’est pas seulement un moyen organique coupé du monde qui en traiterait les signaux dispersés. Il s’y trouve et sa structure correspond à celle de nos jugements sur les choses, leurs rapports et leur hiérarchisation.
Par exemple, l’illusion de la goutte d’eau sur le visage que l’amputé sent également sur son membre fantôme témoigne, au niveau de l’imagerie cérébrale comme des perceptions de l’amputé, de la façon dont notre corps existe : comme un ensemble de parties en relation qui forment un tout. Ce qui atteint notre visage affecte tout notre corps au niveau du cerveau comme au niveau de nos vécus.
De même, et de manière peut-être plus frappante encore, la façon dont certains réseaux neuronaux ne s’activent pas lorsque nous percevons ensemble certaines formes d’objets indique que ces réseaux sont en rapport avec la corrélation possible de ces formes dans le monde. Les cartographies cérébrales indiquent quelque chose sur le monde, dont elles ne sont ni séparées, ni autonomes. Faut-il dire alors que le cerveau est une cause ou une expression de nos vécus et de nos perceptions ? Cela n’importe pas, pour établir les apports de la neurologie. L’essentiel est de comprendre que l’étude du cerveau peut nous ouvrir de nouvelles perspectives pour l’analyse de nos vécus et de nos perceptions, en complétant les connaissances que nous pouvons en avoir.
C’est ce que montre la pathologie de la « main anarchique ». Dans cette pathologie, les patients ont conscience que leur main est à eux (à la différence des mains fantômes). Ce qu’ils font ne se déclenche pas non plus automatiquement en fonction des circonstances et de leurs habitudes. Ils n’agissent pas volontairement, et agissent parfois contre leur volonté, comme dans la maladie de la Tourette. Mais, et c’est là le point important, leur expérience n’est pourtant pas celle de ne pas pouvoir s’empêcher de faire quelque chose, elle est de ne pas pouvoir empêcher quelque chose de se faire. En d’autres termes, ces malades font l’expérience d’une action qu’ils accomplissent, mais dont ils ne sont, paradoxalement, pas à l’origine. Ce trouble de la « main anarchique », trouble neurologique et non pas psychiatrique, révèle ainsi en étant correctement caractérisé une structure de nos actions que l’analyse psychologique seule ne permet pas d’atteindre : structure où il faut distinguer dans nos actions leurs causes de nos intentions.
De là l’utilité certaine de la neurologie, au-delà de ses bénéfices thérapeutiques : alors qu’il est tout aussi excessif d’affirmer tout de go que le cerveau est la cause de ce que nous sommes ou qu’il en serait le résultat (au niveau de l’espèce puis des individus), la neurologie nous offre des clés supplémentaires et spécifiques comprendre ce que nous sommes, et la manière dont nous nous sommes formés et composés. Ni matérialisme, ni spiritualisme : il faut éclairer le cerveau par les manières d’agir et de penser, et inversement.
En appeler encore une fois à la complémentarité des approches et des objets d’étude pourrait toutefois n’être qu’une manière de contourner les controverses les plus décisives. Certes, les risques de mésinterprétation de l’imagerie cérébrale peuvent être réduits par la multidisciplinarité et la finesse des hypothèses, certes l’étude du cerveau peut nous apprendre des choses sur nous que nous ne pourrions savoir sans elle. Mais qu’apprenons-nous exactement ? Les savoirs peuvent se combiner, il n’en reste pas moins que le rôle du cerveau et l’étendue de ce rôle restent dans l’ombre. Denis Forest essaie de le préciser dans la troisième partie de son livre (p. 125-170).
On peut relativiser plus ou moins l’importance du cerveau par plusieurs hypothèses, qui consistent toutes à l’inclure dans des ensembles plus vastes que lui. On ne prétend alors plus que, n’étant qu’une partie de ce que nous sommes, le cerveau n’est rien mais que, n’étant qu’une partie de ce qui existe, le cerveau n’a qu’une importance assez faible. Il ne vaudrait que ce par ce avec quoi il est en relation et dont il se nourrit : suivant des horizons de plus en plus larges, son rôle ne pourrait s’effectuer qu’en rapport avec le système nerveux dans son ensemble, le corps, l’environnement, l’adaptation du vivant.
Et en effet, on peut soutenir différentes thèses et mener certaines expériences qui vont dans ce sens. La cognition visuelle est par exemple distribuée dans le système nerveux, et les organes oculaires effectuent certaines tâches de formation de la perception, au-delà de la pure et simple réception des signaux lumineux. Le cerveau n’a pas le monopole du traitement des informations. De même, l’usage de techniques et de prothèses diverses pour nous rappeler des choses (carnets, notes, archives) indique que nos connaissances reposent sur des ressources extérieures et pas uniquement sur notre cerveau. La façon dont, dans la perception péripersonnelle, le tactile et le visuel se mêlent dans les zones cérébrales, indique enfin que le fonctionnement de notre cerveau est lié à des finalités vitales, c’est-à-dire à toute l’histoire de l’évolution (ici, dans le cas de la perception de ce qui nous entoure, l’exigence vitale est d’être capable d’agir efficacement en étant prêt à toute éventualité).
Denis Forest reconnaît qu’il est nécessaire d’inclure le cerveau dans des ensembles qui le dépassent pour en mener des analyses efficaces. L’étude des fonctions et de leurs troubles, par exemple, ne peut être à la fois fine et menée à son terme que si l’on met en relation des fonctions inférieures avec des fonctions supérieures, ce qui permet de caractériser les fonctions inférieures par la perturbation des fonctions supérieures. L’usage heuristique, à des fins de recherche, de l’hypothèse d’une finalité des fonctions et schémas cérébraux, l’attribution de certains buts à des mécanismes neurologiques, est même indispensable pour en mener l’analyse. Affirmer par exemple que dans la perception péripersonnelle le visuel et le tactile sont liés pour des raisons de sécurité permet de mener des recherches (qui peuvent être infirmées ou non par la suite) sur la vitesse des influx ou sur leur rapport à des centres moteurs particuliers.
Cet usage de la finalité doit cependant rester très limité. Si les cerveaux sont organisés comme ils le sont aujourd’hui et que certains fonctionnements cérébraux reposent vraisemblablement sur l’adaptation, seule l’histoire longue des espèces peut expliquer pourquoi, en fonction des possibilités biologiques de développement et de transformation des cerveaux, telle ou telle zone cérébrale a pris telle fonction. De la même façon, la relativisation de l’importance du cerveau à cause de la nécessité de le concevoir en rapport avec autre chose que lui, corps ou environnement, n’empêche pas que celui-ci reste originaire et incontournable pour concevoir ce que nous sommes. Que les yeux aient un rôle dans la cognition visuelle n’empêche pas que le rôle du cerveau soit beaucoup plus important - la complexité des fonctions cérébrales est spécifique par rapport aux autres organes. Nos connaissances dépendent certes de l’entièreté de notre corps, notamment de nos déplacements. Mais le cerveau reste à l’origine de notre capacité à nous relier à notre corps. Que notre corps nous appartienne dépend de mécanismes neuronaux qui peuvent être perturbés ou détournés (illusion de la main en caoutchouc par exemple), dont les failles apparentes productrices d’erreurs sont aussi ce grâce quoi nous finissons par être capables de manipuler des outils comme s’ils étaient un prolongement de notre corps. En d’autres termes, le cerveau ne se greffe pas sur un rapport naturel que nous aurions à notre corps, c’est lui qui l’engendre. Enfin, il est illégitime de réduire le cerveau à un outil parmi d’autres sous prétexte que notre mémoire, par exemple, ne s’appuie pas seulement sur ce dont nous nous souvenons par nous-mêmes, mais aussi sur diverses prothèses mémorielles - dont les ordinateurs et les bases de données sont les derniers avatars. Ce genre de prothèses, en effet, ne fonctionne que si nous sommes capables de nous mettre en relation, physique et mentale, avec elle. Or cette capacité de mise en relation dépend elle-même de notre cerveau. Noter par exemple quelque chose dans un carnet ne sert à rien si une maladie neurodégénérative nous empêche de nous souvenir que nous avons un carnet. Comme pour le rapport au corps, le cerveau est, là encore, originaire.
S’affronter au problème de l’étendue exacte du rôle du cerveau pour l’ensemble de nos capacités ne permet donc certes pas d’en faire la seule source de ce que nous sommes. Notre cerveau ne peut devenir ce qu’il est sans monde et sans corps. Il n’est pas une cause complète et suffisante qui pourrait nous expliquer entièrement. Mais il n’en est pas moins une condition originaire et indispensable. On pourrait imaginer qu’un cerveau adulte, qu’un cerveau « qui a vécu », continue à opérer dans un bocal. L’inverse n’est pas vrai : avec un cerveau déficient, le rapport au monde et au corps dont le cerveau est une partie n’est pas garanti, que le cerveau soit dans un bocal ou dans un crâne.
Condition indispensable de ce que nous sommes et de nos rapports possibles à notre corps, aux autres et au monde - condition indispensable, en d’autres termes, d’un rapport à tout ce qui n’est pas lui -, jusqu’à quel point le cerveau, sa forme et ses fonctions, peut-il nous instruire sur tout ce qui n’est pas lui ? On peut admettre que, dans l’ordre de la recherche, la neurologie ne puisse s’avancer qu’en s’appuyant sur d’autres savoirs. Mais, en réalité, tout ne serait-il pas lisible dans le cerveau et ses acquisitions successives ? Les interrogations précédentes du livre sont reprises à nouveau et radicalisées dans sa quatrième et dernière partie, assez brève, d’une vingtaine de pages (p. 171-196).
Sans faire de métaphysique, Denis Forest passe par la question précise de ce que la neurologie peut nous apprendre sur l’existence des sociétés humaines et leurs ressorts. À partir de là, il peut alors, d’une part, indiquer quels types de projets généraux peuvent être suivis si l’on prétend expliquer neurologiquement les choses les plus complexes, d’autre part pointer les grandes lacunes et les énormes obstacles que ces projets sont amenés à affronter.
Deux pistes peuvent être suivies lorsqu’on s’efforce de rendre compte des manières de vivre en société à partir de la neurologie. La première est modeste. Elle consiste à observer ce qui se passe au niveau cérébral lors de nos interactions sociales. On ne considère pas dans cette hypothèse que le cerveau est à l’origine de ce qui est social, on pose qu’il en est, encore une fois, une condition, dont les propriétés déterminantes se révèlent au cours de nos rapports avec les autres. La seconde piste est beaucoup plus ambitieuse. Elle se fonde sur l’idée que l’étude du cerveau peut nous donner la clé de la genèse des sociétés humaines. Les fonctions cérébrales seraient la cause de nos manières de vivre ensemble et la neurologie pourrait tout en expliquer. Cette seconde manière de voir s’est imposée en une quinzaine d’années, entre 1985 et 2001.
Elle ne va pas sans poser problème, et obéit à des incertitudes qui datent d’il y a plus de 150 ans, à partir desquelles les positions théoriques se sont divisées. Toute la question est de savoir si le social peut-être entièrement dérivé du biologique, ou si à un moment donné le social acquiert des propriétés particulières par rapport au biologique qui l’a rendu possible, ou encore si le social n’est pas, dès le départ, à concevoir indépendamment du biologique. Si la première hypothèse est soutenue par certains contemporains, la seconde a été formulée par Comte dès la première moitié du XIXème siècle (à partir de la phrénologie de Gall), et la troisième, en France, par Durkheim, pour lequel les causes et les effets de nos représentations sociales ne pourraient être saisis à partir de la conscience des individus. Il n’y aurait aucune continuité dans ce dernier cas entre le biologique et le social, puisque le social ne pourrait s’expliquer par l’individuel ou l’interindividuel.
S’agit-il de débats d’antiquaires ? Sans doute pas. En partant de l’idée selon laquelle les relations sociales s’expliqueraient par les cerveaux, leurs propriétés et leurs rencontres, les neurosciences sociales ne peuvent adopter le troisième type d’hypothèse. Pourtant, celle-ci ne peut être complètement invalidée sans que l’on ait, au préalable, défini ce qu’est une relation sociale, et ainsi quelles expériences doivent être faites. Manger ensemble est-il une expérience sociale ? Ou faut-il étudier les situations de chasse collective ? Ou encore l’existence de hiérarchies ? Les études neurologiques du social risquent d’adopter une définition des sociétés qu’elles ne peuvent, en tant que neurologie, démontrer.
Cette difficulté, qui est la plus générale possible, peut se décliner à tous les niveaux des expériences envisageables.
Comment trancher, par exemple, entre les théories selon lesquelles la possession de certaines propriétés cérébrales expliquerait certaines caractéristiques des sociétés humaines et les théories selon lesquelles certaines modifications de la vie sociale (démographiques, environnementales, etc.) ont provoqué des transformations cérébrales ? Entre l’ontogenèse et la phylogenèse, il n’est pas possible de trancher par l’expérience. Les propriétés du cerveau de certains primates sont bien corrélées à certaines caractéristiques de leur socialisation : mais corrélation ne veut pas dire cause, et les propriétés cérébrales de ces primates ont pu être tout autant causantes que causées, alors que nous ne pouvons pas reconstituer l’histoire des facteurs de leur développement cérébral. On retombe sur des questions déjà rencontrées, mais qui se posent à un tel degré de généralité qu’il ne paraît pas possible de les résoudre par des expérimentations.
Denis Forest avait aussi évoqué la différence entre les systèmes symboliques et les perceptions, qui n’impliquent pas les mêmes procédures de déchiffrement et les possibilités d’erreur. Cette différence rend certaines expérimentations des neurosciences sociales particulièrement précaires, lorsqu’on tâche, par exemple, de distinguer au niveau neurologique, ce qui se passe lorsque quelqu’un d’autre que soi à une réaction affective appropriée ou, au contraire, une réaction inadéquate. Que se produit-il dans le cerveau lorsque quelqu’un lit un texte tragique d’un air indifférent ou avec une profonde tristesse ? Le protocole de l’expérience semble bien construit. Mais sans une connaissance fine des codes sociaux, il peut s’avérer complètement erroné, dans la mesure où certaines cultures prescrivent l’indifférence face aux drames et aux mauvaises nouvelles, et d’autres non, ce qui ne peut que modifier les phénomènes cérébraux observés.
Ce type d’écueil ne signifie pas que l’étude du cerveau, une fois de plus, ne puisse pas être utile pour l’analyse des formes de vie sociales. Mais cela suppose que les résultats obtenus ne puissent pas être universalisés, étant donné la multiplicité des cultures et, plus largement, des formes de collectif qui peuvent exister. Cela implique surtout, de manière positive, qu’il faudrait s’efforcer de mener des expériences de neurosciences qui ne se limitent pas à des interactions entre individus dans un environnement donné, mais qui parviennent à cibler des relations nécessairement collectives, inexplicables par le rapport de chaque individu aux autres. Denis Forest donne un exemple suggestif, en distinguant les analyses de l’attention collective (où l’on peut étudier le rapport de chaque sujet avec les autres et avec l’objet de l’attention) et les analyses de l’intérêt collectif (constitué en référence au groupe, où les réactions interindividuelles ne peuvent donc pas épuiser ce qui se passe, ce qui suppose des fonctions et des phénomènes cérébraux particuliers). Reste à imaginer et à mener les expériences à faire.
Stéphane Zygart
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Transfinis - Janvier 2024
Version d’origne du texte paru dans les actes du colloque sur Droit de la résistance, résistance du droit, en novembre 2022
Le doit à résister est souvent abordé du point de vue du droit constitutionnel ou des logiques fondamentales du droit. Cela a-t-il un sens ou une incidence d’inscrire un droit à résister dans une constitution ? Le droit à résister est-il un droit naturel, peut-il devenir un droit positif, n’est-ce pas plutôt un principe éthique ou moral ?
Ces questions sont fondamentales, et il faut les traiter. Mais peutêtre doit-on les éclairer, et aussi les circonscrire, en envisageant la résistance sous toutes ses formes factuelles. Celle-ci n’est pas forcément manifeste ou collective, deux traits à partir desquels les interventions du droit peuvent définir des points d’accroche spécifiques, comme ceux du droit à manifester, mais qui, lorsqu’ils manquent, brouillent la place et le rôle du droit.
La résistance est aussi, d’une part, un fait quotidien, d’autre part un fait caché ou clandestin. Nous résistons chaque jour aux uns et aux autres, à des abus, demandes, à des dols, etc. ; les exemples les plus remarquables et les plus commentés de résistance, en France, sont ceux des résistants de la Seconde guerre mondiale, où la clandestinité était de règle. Ces deux formes de résistance, l’ordinaire et l’armée, n’ont a priori pas grand chose en commun. Et pourtant, on peut croire qu’elles partagent certains traits qui révèlent beaucoup de choses négligées ou inaperçues au sujet de la résistance – son inventivité, ses mouvements constants, sa réflexivité – par rapport auxquelles il faut aussi situer le droit pour saisir au moins deux choses : comment il s’inscrit dans ces résistances pour les régler, et comment il s’en nourrit.
Le droit règle les conflits, mais il s’y forme aussi, et peut-être surtout. Partir dans un premier temps de la factualité des résistances les moins manifestes et des plus isolées pour le comprendre permet, dans un second temps, de bien saisir ce que peut signifier et rendre possible l’éventuelle présence dans les constitutions d’un droit à la résistance. Dès lors et enfin, les différents rapports du droit aux différentes formes possibles de résistance permettent de pointer l’articulation nécessaire, dans toute résistance, de l’individuel et du collectif, des valeurs et d’autrui, de l’éthique et du politique, ce pourquoi le droit s’y trouve toujours à une place essentielle, bien qu’elle soit variable.
Les formes de résistance sont multiples. Y faire attention enrichit considérablement le regard que le droit peut porter sur la notion de résistance, et modifie beaucoup les idées immédiates que l’on peut avoir sur ce qu’est résister.
Dans les faits, la résistance peut occuper deux extrêmes, celui de la quotidienneté la plus banale et celui des circonstances les plus tragiques, extrêmes par rapport auxquels les résistances les plus déclarées et systématiques ne sont en réalité que des formes hybrides.
Qu’est-ce que la résistance au quotidien ? C’est tout simplement celle que les individus ou les groupes sociaux font sans cesse montre les uns par rapport aux autres. Résistance aux abus, aux demandes illégitimes comme aux demandes légitimes, aux violences, aux administrations ou des administrations… De ce point de vue, la résistance est courante dans la mesure où elle n’est qu’une facette de la conflictualité humaine. Elle peut être discrète ou déclarée, occasionnelle ou fréquente. Le droit intervient alors pour fixer des points d’arrêt, des limites, ralentir ou adoucir des conflits et baliser leurs voies de résolution. Il code les possibilités de résistance quotidiennes, détermine celles qui sont permises ou défendues, en apprécie les incidences et les significations.
Rien de bien original dans tout cela, sinon la possibilité de réunir droit et résistance dans des visées communes : celles de l’arrêt et de la limitation, et celle du ralentissement par lequel les relations se transforment – rôle qui est représenté de manière emblématique par les résistances électriques. Mais on peut aussi relever une tension importante. Les pratiques quotidiennes de résistance où le droit parfois intervient sont aussi, souvent, des pratiques cachées, clandestines, non seulement aux yeux du droit mais aussi des autres en général – mensonges, fraudes, sabotages, etc. Dans ces cas, le droit intervient moins comme un élément des batailles que pour sanctionner a posteriori ce qui s’est fait dans l’ombre, le légitimer (avec les lanceurs d’alerte par exemple) ou le condamner. Vis-à-vis des résistances clandestines, le droit joue plutôt après les activités de résistance que pour les alimenter ou les éteindre.
Cette catégorisation des résistances par leur clandestinité est cependant fragile et abstraite. Toutes les formes de résistance l’ont en effet en partage, y compris les plus publiques, dont une part des préparatifs n’a pas pour vocation d’être exposée. Cette dimension de clandestinité est toujours essentielle pour comprendre la nature des résistances et les difficultés qu’elles posent au droit.
En s’appuyant sur l’étymologie de « résistance », on rappelle souvent qu’elle consiste à tenir en faisant face (res-istere), tandis que le premier emploi du terme était lié à la guerre ouverte – et pas du tout à la clandestinité. On devrait pourtant prendre garde à ce que toute guerre comporte de services secrets, et sur les champs de bataille, de ruse, de feinte, c’est-à-dire de mouvement et de polymorphisme. Plutôt que le caractère statique de la résistance, à partir de ce qui serait sa volonté générale de blocage ou son effet d’ensemble, il faut être attentif à ce qu’elle suppose en permanence d’invention et de créativité, pour des raisons pratiques et pragmatiques de survie et de performance, ce que les vieux résistants de la Seconde guerre mondiale ont souvent rappelé : « Résister, c’est créer ».
On peut essayer de rendre compte des causes et des effets de cette créativité un peu plus finement. D’abord, résister requiert de réunir des forces. Si les décisions de résister peuvent être individuelles, les actes de résistance efficaces ne peuvent être que collectifs. C’est dire qu’ils nécessitent discussion, confrontation, élaboration.
Ensuite, même si toute résistance poursuit bien des objectifs circonscrits et déterminés à l’avance, elle ne peut le faire qu’en réfléchissant sans cesse sur les conditions de son action et en jugeant correctement ce que ces conditions – de logement, de nourriture, etc. – ont à la fois de précieux et de précaire. Pas de résistance sans prise de conscience des vulnérabilités et des conditions d’existence des choses, des individus et des structures sociales.
Ces deux premiers traits impliquent que les actions de résistance ne peuvent pas rester les mêmes, dans leurs techniques, mais aussi dans leurs objectifs au cours du temps. La résistance est apprentissage et, si elle est créativité, ce n’est pas pour des raisons de génie, mais d’immanence.
Cela permet d’aboutir à un problème, à partir duquel la place du droit relativement à la part clandestine des résistances peut être précisée. On résiste pour conserver quelque chose, en arrêtant ce qui le menace. Mais résister suppose aussi une transformation des buts et des personnes, même si cette transformation n’a pas à être totale ou globale. Autrement dit, la résistance implique de réfléchir les choses : de les reprendre, d’insister et d’amender, en saisissant leur valeur par cette reprise même. La résistance fabrique, à cause de cela, de quoi réformer le droit, en amenant à ressaisir ce qui doit être protégé ou ce qui doit être combattu.
Si les rapports du droit et des résistances du quotidien sont ainsi de réglage et de codage, les périodes de résistance extrême ou critiques seraient celles d’où, par excellence, le droit sort modifié – non pas bouleversé, mais transformé par les réflexions, alliances, prises de conscience. De cela, la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale en France est un exemple avec, notamment, les ordonnances de 1945 ou la fondation de la Sécurité Sociale, qui sont à la fois des nouveautés, des élaborations techniques, et des reprises de politiques antérieures.
Mais alors, si la résistance est création et modification, n’est-il pas absolument vain de prétendre la coder sous la forme d’un droit à la résistance ? Quelles peuvent bien être la cohérence, la valeur et la portée de l’inscription d’un tel droit dans certaines constitutions ?
Il n’est pas du tout évident de défendre l’inscription d’un droit à résistance dans le droit positif.
D’abord parce qu’on peut croire que ce qui fonde une résistance commence là où le droit non seulement s’arrête mais aussi faillit, puisqu’on doit d’abord aller contre le droit avant d’espérer le compléter ou le transformer. C’est ce qu’expriment les exemples célèbres d’Antigone et de Michael Kohlhass (le héros d’une nouvelle de Kleist), qui opposent la morale ou la justice au droit de leur temps, tel qu’il est fait par les pouvoirs en place. La résistance serait extérieure au droit. Elle peut, à la limite, le transformer – suivant des perspectives hégéliennes, culturalistes ou sociologiques du droit, similaires sur ce point. Mais si la résistance peut alors avoir un rôle modificateur pour le droit, ce n’est pas en étant inscrite dans le droit lui-même.
D’autres points de vue, telles que ceux du droit naturel contractualiste, semblent mieux se prêter à une judiciarisation du droit à résistance. Ce sont ces théories qui ont nourri la déclaration d’indépendance américaine de 1776 et la déclaration française des droits de l’Homme de 1789, qui comprennent toutes deux l’affirmation d’un droit à résistance1.
La source en est très directement Locke et son Traité du Gouvernement Civil2. Locke y donne à la fois la justification de principe et certains critères permettant de juger de la légitimité d’un acte de résistance au pouvoir politique en place. La justification de principe est que le gouvernement a un rôle technique. Il doit faire en sorte que les gouvernés puissent vaquer à leurs occupations, sans devoir eux-mêmes consacrer leur temps à gouverner. Les gouvernants, selon Locke, n’ont aucune particularité autre que leur tâche et, au travers de l’accomplissement de celle-ci, leur expérience très progressivement acquise du gouvernement. S’ils échouent, leur remplacement est pleinement justifiable. Échouer dans quoi ? Il y a trois critères ou domaines d’échec qui justifient chez Locke la résistance civile : la sécurité de la vie, celle de ses propriétés, l’irrespect des lois. Un gouvernement où le vol et la mort rôderaient, qui ne respecterait pas ses propres règles, devrait être renversé.
Ces domaines ou ces objets du gouvernement ne sont cependant pas les seuls critères de justification d’une résistance. Locke en donne deux autres, qui se combinent : le nombre des problèmes et leur gravité. Un assassinat, un cambriolage, l’irrespect d’une règle administrative ne justifient pas une résistance. Il faut que les crimes soient nombreux ou que les faits soient extrêmes, comme la transgression d’une loi fondamentale. Ces critères rapprochent le droit de résistance de la légitimation de la désobéissance civile. Si celle-ci est par définition non violente et publique, à la différence de la résistance, dans les deux cas cependant, le caractère manifeste, collectif des problèmes assure de leur réalité et ainsi de la légitimité des luttes. La reconnaissance collective des problèmes justifie, en le contrôlant, l’exercice d’une désobéissance ou d’une résistance3.
D’une façon plus générale, dans les théories du droit naturel contractualiste, ce qui fonde le droit de résistance est aussi au fondement du gouvernement et de ce qui fait du corps social un corps politique. Ce qui constitue se confond avec le droit de destituer, de telle sorte que la résistance témoigne systématiquement du plus grand danger et du plus grand espoir, ce dont la Critique de la violence de Benjamin est une théorisation contemporaine4. L’auteur classique qui l’a le mieux formalisé est sans doute Hobbes. Pour lui, la résistance est permise lorsque la vie des individus est menacée, ce qui les autorise à s’autodéfendre contre n’importe qui, y compris contre le souverain qui les condamnerait à mort. Mais, dit alors Hobbes, cela signifie précisément qu’il n’y a plus de droit, que les relations humaines sont revenues à l’état naturel, par absence d’efficacité du souverain5.
Fondé ainsi sur le principe constituant du corps politique comme du droit – la défense de la vie chez Hobbes, la défense de la vie et des biens chez Locke –, le droit de résistance est, de la sorte, basé sur des visées conservatrices. On a le droit de résister pour revenir à l’état antérieur qui fondait le droit. On a le droit naturel de résister pour revenir au droit positif antérieur.
Voilà qui, sous des atours clairs et rassurants, fait difficulté. Le droit de résistance ne peut pas, à partir de là, être réellement du droit, en tout cas un quelconque droit positif. Il ne peut en effet jamais être jugé par un juge en droit, ou jugé intérieurement au droit, puisqu’il ne fonctionne que lorsque le droit ne fonctionne plus, à partir d’un principe extérieur au droit qui en est également un principe fondateur – contractualiste, décisionniste ou autre, peu importe ici.
On peut vraiment se demander, alors, pourquoi certains constituants ont tenu, jusqu’à l’époque contemporaine, à l’inscrire dans les textes. La France, les États-Unis sont dans ce cas, mais également l’Allemagne et la Grèce.
On peut à cela donner deux explications. La première repose sur la capacité du droit à peser politiquement par ses énoncés. Cette capacité est à envisager non pas d’un point de vue technique, mais de celui d’une performativité politique plus large et plus vague. Écrire qu’un droit de résistance existe et lui donner une forme et une critériologie, c’est faciliter une résistance éventuelle en faisant du droit une réserve de discours mis à disposition, pré-conçus, facilitant les prises de parole qui peuvent alors s’appuyer sur le caractère collectif du droit, légitimé par sa temporalité et sa systématicité, droit qui peut être aussi, dans ce cas, un signe de reconnaissance entre les résistants sans qu’ils aient besoin de s’accorder préalablement sur sa définition. Certes, une telle mise à disposition d’énoncés du droit à des fins politiques n’est pas sans danger. Ceux-ci pourraient être instrumentalisés aux pires fins. À quoi l’on peut répondre toutefois que les critères proposés dans les constitutions pour légaliser ce type de droit sont suffisamment radicaux et serrés pour que les manipulations soient difficiles. Des atteintes à la vie et aux biens en nombre, des violations extrêmes du droit, ce ne serait pas commun. Est-ce bien certain ? Ce qui fait seuil numérique ou extrémité reste toujours très discutable.
Le problème est réel. Mais il indique au moins quel est le but général du droit lorsqu’un droit à la résistance y est énoncé positivement : de l’énoncer dans les formes d’une réflexion canalisée, collective et rationalisée, quelles que soient les limites de l’entreprise.
Dans le droit français, le droit à la résistance n’est ainsi qu’énoncé, sans aucune précision, dans l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui mentionne la résistance à l’oppression comme un droit naturel. Ce droit a pu avoir une grande extension en 1793, sous l’impulsion de Condorcet. Mais, en dehors de ce que permet l’insertion de la déclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalité, le droit de résistance est en réalité fort limité dans les autres codes. On peut citer en ce sens et entre autres les articles 433‑6 et 433‑10 du Code pénal, sur le délit de rébellion. L’arrêt Boissin établit une présomption de légalité des actes de l’autorité publique, à mettre en visà-vis avec la possibilité pour un fonctionnaire de désobéir à des actes manifestement illégaux (art. 28 de la loi du 13 juillet 1983).
Dans le même esprit, la forme des actes légaux de résistance est caractérisée par l’abstention, non par l’action : on peut citer la clause de conscience, le principe de précaution, le droit de retrait. L’état de nécessité, qui peut aussi être invoqué, définit quant à lui une possibilité de résistance par contrainte, sans choix, ce qui, là encore, vise à réduire au maximum la libre appréciation de ce qui autorise une résistance. D’où que l’on se tourne en droit français, l’invocation d’un droit à la résistance se trouve plus que limitée dans le droit positif. À titre de comparaison, le droit allemand est, au moins dans ses déclarations de principe, plus clair que le droit français. Ce n’est pas la notion d’oppression qui sert de repère fondamental, mais la violation de la constitution6. On ne saurait mieux dire que la résistance tire son droit de la défense du droit et que le droit à résistance en tire sa légitimité, sans marge créatrice. Il reste contrôlé par le droit en tant qu’il doit le restaurer.
Le droit de résistance dans la constitution allemande – ainsi que dans la constitution grecque – est défini, enfin, par une autre caractéristique, une caractéristique nationale7. Ce sont les membres nationaux du pays, les seuls citoyens qui peuvent invoquer un droit de résistance, celui-ci s’expliquant en plus, dans le cas de la Grèce, par l’histoire nationale. C’est ici le spectre de la guerre civile qui est à la fois évoqué et conjuré au travers du droit de résistance. Il ne pourrait, il ne devrait y avoir de résistance, que sur fond d’unité nationale.
L’idée générale qui se dégage de tout cela, c’est que le droit, lorsqu’il s’empare de la résistance pour en faire un droit se méfie de l’arbitraire et de la violence qui pourraient en découler, et réduit celui-ci à un principe de restauration, en soumettant ses occurrences à la rationalité de l’État face à laquelle on ne peut, au grand maximum, que cesser d’agir en attendant son jugement.
On peut tout à fait défendre l’idée suivant laquelle le droit est pleinement dans son rôle en codant ainsi le droit de résistance : son rôle d’apaisement, de règlement et de prévisibilité du déroulement des conflits, ce que le rôle du droit dans les résistances quotidiennes permettait déjà de comprendre. Le droit à résister semble se tenir à mille lieues de tout décisionnisme et de tout droit d’exception. Il désigne une modalité particulière d’application du droit habituel, et nullement sa suspension ou sa transformation.
Un tel point de vue laisse cependant dans l’ombre des points essentiels, dont dépend pourtant la validité de la thèse. Si le droit de résistance ne consiste pas à résister au droit, mais à sa mauvaise mise en œuvre par un pouvoir, comment pourrait-il le permettre sans enfreindre un minimum le droit tel qu’il est appliqué par ce pouvoir, y compris dans l’interprétation par celui-ci de la légalité des formes de résistance ? Et cela n’implique-t-il pas qu’on ne puisse exercer un droit à résister sans se référer à d’autres normes que celles du seul droit, à partir desquelles celui-ci est jugé, ou du moins de la part de mauvaise interprétation qui le fait être mal appliqué par les pouvoirs en place ? Bref, on voit mal comment résister au droit sans innover par rapport à lui, légalement ou illégalement, au nom de normes que l’on juge légitimes.
Dès lors, une approche exclusivement juridique ne semble pas permettre de saisir complètement ni ce qu’est la résistance, ni ce qu’est un droit à la résistance. Il faut, sinon penser dans la résistance l’articulation du légalisme et de l’illégalisme, au moins penser l’articulation des normes juridiques et des normes non juridiques. Le droit naturel, mais aussi l’éthique, se présentent immédiatement comme des éléments de la conceptualisation à construire, au risque pour le premier de n’autoriser la résistance que dans les plus grandes extrémités (ne faudrait-il mieux pas qu’elle puisse commencer avant ?) et pour la seconde de faire reposer la résistance sur des normes complètement séparées et autonomes du droit, en méconnaissant ce qui lie systématiquement résistance et injustice.
Une autre différence, massive, du droit de résistance avec les droits d’exception, peut cependant ouvrir une piste. Le droit de résistance, dans tous les cas, est celui du minoritaire. Il ne consiste pas à user des institutions pour les suspendre, car il est le droit qui n’a pas suffisamment de pouvoir sur les institutions pour les maîtriser. C’est donc non pas dans l’individuel (éthique) ou dans le commun (droit naturel) qu’il faudrait rechercher les ressorts et la spécificité du droit de résistance, mais dans les processus d’articulation des deux, notamment pour des raisons pratiques. Pour s’exercer, le droit de résistance doit constituer ou construire un pouvoir dont il manque. Pour comprendre la résistance, comme fait et comme droit, il faut donc essayer de l’inscrire dans un processus de politisation où s’articulent droit et éthique, discours et actes, légitimité et légalité, individuel et collectif.
Toute résistance exprime un conflit, où le terme « résistant » qualifie une position spécifique. Il y a résistance, parce que qui se défend en résistant est tenu comme étant plus faible que ce qui le menace, décidant néanmoins de se défendre alors que certaines limites ont été franchies. La résistance est défensive, liée à la faiblesse du défenseur, fait fond sur des défaites antérieures, et se présente comme une réaction nécessaire. On comprend par là tous les moyens peuvent y être considérés comme bons, et que le droit n’y ait que peu de valeur.
Ce serait cependant commettre une erreur que de réduire sur cette base la résistance à des enjeux de vie et de mort, comme on le fait souvent aujourd’hui, et quoi qu’en ait dit Hobbes. Si la vie et la mort sont des enjeux tragiques dans les résistances, on peut douter qu’elles en soient un point de départ.
Si la défense de la vie était réellement à l’origine des résistances, on comprendrait mal, en effet, pourquoi celles-ci se déclenchent et s’étendent, alors que résister met la vie en danger plutôt que d’en assurer la sécurité. Face à une situation menaçante, on peut toujours espérer fuir, composer, trouver des expédients, etc., alors que se mettre à résister engage sur une voie où sa vie devient directement visée. Des calculs de survie ne peuvent pas se trouver à la source des résistances, dans la mesure où les calculs rationnels sont par définition toujours initialement défavorables aux résistants. Au départ des résistances, il faut donc considérer d’autres valeurs que la valeur de la vie, des valeurs que l’on peut dire existentielles pour lesquelles on met sa vie en jeu, malgré des circonstances et des probabilités de réussite défavorables.
Ce serait au nom de valeurs existentielles variables que l’on rentrerait en résistance, contre des pouvoirs et des politiques qui les mépriseraient : une éthique serait ainsi à la base de toute résistance, éthique d’autant plus autonome par rapport aux institutions et par rapport au droit, d’autant plus individuelle, qu’elle serait le ressort d’actions par définition minoritaires.
Les débuts de la résistance française en 1939‑1945 sont exemplaires de cette absence de calcul et des valeurs diverses qui peuvent animer des actions de résistance. La spontanéité, et quelquefois même une certaine forme d’innocence des premiers résistants et réseaux de résistance en 1940, est parfois reconnue par leurs protagonistes dont, par exemple, les membres du premier d’entre eux, celui du Musée de l’Homme. Ce réseau fut initié en septembre 1940, et son bulletin de liaison s’appela Résistance (le mot se trouve aussi à la fin de l’appel du 18 juin)8. Des motifs divers ont également animé les résistants français, nationalisme, communisme, républicanisme, antinazisme, etc., donnant lieu à des réseaux différents, parfois à des conflits mais aussi à des compromis9.
De la politique s’introduit là, dans la recherche d’alliés avec lesquels certaines divergences peuvent exister. Un des motifs de cette politisation, au sens technique du terme, est pragmatique. Il ne peut y avoir de résistance efficace qu’à plusieurs, qui rassemble autant que possible. Mais cette politisation a sans doute un sens plus profond, celui de partager du commun, de s’en assurer, voire de le trouver.
De ce point de vue, l’éthique et la politique ne doivent pas du tout être conçues comme deux plans séparés, où l’une serait par exemple originelle et l’autre technique, ou l’une résiderait dans le for intérieur des personnes et l’autre dans la fabrication de collectifs efficaces. Les rapports de l’éthique et de la politique dans les résistances sont à coup sûr plus complexes, et engagent les rapports entre les pratiques et les discours, les pensées et leur expression, c’est-à-dire aussi le droit, au moins comme souci et horizon.
Ce qui l’indique est, peut-être avant tout, la manière dont les premières résistances prennent la forme de discours, textes, articles de journaux, bulletins, affiches, graffitis, ce que l’histoire de la résistance française illustre également. Cette expressivité montre, là encore, que si la vie est un enjeu dans les résistances, elle n’en est pas un enjeu originel. Ce sont bien des valeurs, des logiques, du sens, qui sont rappelés et défendus, et qui le sont d’ailleurs avant tout autre mode d’action et avant que la situation ne soit devenue critique. C’est pourquoi, une fois de plus, une résistance ne peut pas consister seulement en un point d’arrêt, elle cherche nécessairement le mouvement, puisqu’elle a lieu non pas seulement parce qu’une limite va être franchie, mais parce que celle-ci a été franchie, ce dont la diffusion de discours témoigne, discours d’alerte, de contestation et de proposition, discours qui se situent de part et d’autre de cette limite.
De quoi peut-il être plus précisément question dans les discours de résistance, publics en tant que discours, mais aux auteurs souvent anonymes ou cachés ? Sans doute de beaucoup de choses : du besoin de communiquer, de s’assurer du soutien des autres, de le gagner, d’une plus grande facilité de ce type d’action, de leur plus grande spontanéité et immédiateté possibles, également. Ces discours ne suffisent certes pas à eux seuls, et n’ont que peu d’effets performatifs sur le cours des choses – du point de vue de ses résultats, la résistance française fut sans doute étroitement dépendante des événements internationaux et de l’évolution politique mondiale.
Mais cela indique justement qu’il existe une nécessité de l’expression et de la formulation de ces discours, au-delà de leurs effets pratiques limités. On peut croire qu’ils sont essentiels, dans la mesure où ils permettent de lier, dans les activités de résistance, les individus et les groupes non seulement d’un point de vue technique ou pragmatique, mais aussi d’un point de vue existentiel, voire vital, d’un point de vue qu’on pourrait peut-être qualifier d’absolu. La clandestinité et la faiblesse vont de pair avec un isolement, une précarité et une mise en danger permanente que tous les anciens résistants rappellent. La résistance repose ainsi sur le for intérieur des personnes : elle loge en lui, faute de ne pouvoir s’appuyer facilement sur un environnement extérieur hostile. On peut croire cependant qu’il faut toujours un lien à l’extérieur de soi sans lequel l’intériorité ne peut tenir et se soutenir, qu’il n’y a donc pas de résistance possible sans liens à autrui, symboliques, idéels, imaginaires, sans du politique au sens fort du terme, ce que Merleau-Ponty a décrit dans les pages consacrées à la liberté dans La phénoménologie de la perception, où la résistance est prise en exemple10.
On aurait donc tort de faire résider les résistances dans une éthique antérieure au politique et à la politisation. Elles ne semblent possibles que parce que l’intériorité et l’extériorité s’y lient, et se lient par la réflexivité et les discours partagés autour de valeurs communes, sans cesse réaffirmés et retravaillés. Qu’est-ce que cela peut indiquer de la relation du droit aux résistances les plus risquées ? Le droit positif n’y a guère d’effectivité, voire aucune. Mais il est sans doute présent dans les esprits, de manière projective, avec son importance, les réformes et les restaurations à y effectuer, et sans que les réflexions se limitent alors à une idée générale de la justice.
La spontanéité et la nécessité, l’évidence et la systématicité, les actes et les discours, ne sont pas étrangers les uns aux autres dans les résistances, pas plus que ne le sont l’intériorité des résistants et le monde dans lequel ils vivent. Si une résistance ne peut tenir qu’en étant animée par une forme de nécessité, tout le travail et le devenir des résistances montrent que cette nécessité ne s’impose pas de l’extérieur, comme un ajout impératif à une spontanéité initiale, ce dont le spinozisme de Cavaillès dont Canguilhem a témoigné, est peut-être l’expression philosophique fondamentale. Si nécessité il y a, elle prend la forme d’un soutien à qui la réfléchit. Ce soutien donné par une nécessité commune, que des discours expriment et que la réflexion formalise, est-ce par quoi d’autres, plus ou moins proches ou lointains dans le temps et dans l’espace, répondent à la solitude et la précarité présentes des résistants. De cette communauté durable entre soi et le monde reposant sur des formes de nécessité, de réflexivité et de discursivité, le droit aussi est une recherche et une occurrence11.
Stéphane Zygart
Dans l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.↩︎
J. Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, GF-Flammarion, 1997.↩︎
J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.↩︎
W. Benjamin, « Critique de la violence », dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000.↩︎
T. Hobbes, Leviathan, Paris, GF-Flammarion, 2017.↩︎
Loi Fondamentale, art. 20, al. 4.↩︎
Art. 20, al. 4 de la constitution grecque.↩︎
Sur cette histoire, voy. par exemple le récit et les documents proposés par R. Meltz, L. Moaty et S. Roussin, Des vivants, Strasbourg, éd. 2024, 2021.↩︎
Sur ce point, voy. R. Gildéa, Comment sont-ils devenus résistants ? Une nouvelle histoire de la Résistance (1940‑1945), Paris, Les Arènes, 2017↩︎
M. Merleau-ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.↩︎
G. Canguilhem, « Vie et mort de Jean Cavaillès » [1976], in Œuvres complètes V, Histoire des sciences, épistémologie, commémorations, Paris, Vrin, 2018.↩︎
Transfinis - janvier 2024
Version d’origine du texte paru dans les actes du colloque national des espaces de réflexion éthique régionaux à Limoge en octobre 2022, L’éthique entre résistance et résilience.
Nous voudrions ici partir de l’idée de résistance pour en marquer, sur deux plans, l’importance dans le soin et dans l’éthique du soin. D’abord, la résistance permet de penser les rapports entre normativité et vulnérabilité sans les opposer, sans en faire deux caractéristiques antagonistes. La capacité de transformer des normes ou d’en créer, l’idée de normativité chère à Canguilhem1, ne s’oppose pas à l’idée plus récemment répandue de la vulnérabilité comme faiblesse des êtres humains, à la fois universelle et inégale. Les pratiques de la résistance, indiquent que ces deux caractéristiques de l’humanité sont conjointes, et ni en alternance, ni en opposition.
Ensuite et surtout, les pratiques de la résistance, l’éthique et la politique de la résistance, sont sans doute ce par quoi on peut comprendre que la vulnérabilité n’est jamais donnée d’un bloc, qu’elle s’explore et se transforme. C’est en effet en luttant contre la vulnérabilité par le soin qu’on en réduit les aspects les plus graves, mais aussi qu’on comprend ce qu’elle est.
En un mot, le soin comme résistance ne serait pas la forme minimale du soin réservée aux plus vulnérables d’entre nous, mais sa meilleure forme générale, la plus appropriée, notamment parce que la résistance suppose prudence, patience, mais aussi mouvement, invention, et qu’elle implique dans l’éthique le collectif comme source de conscience, de force et de création.
Lier la normativité et la vulnérabilité, en affirmant que la résistance est lutte contre la vulnérabilité, suppose d’abord d’être critique d’une idée commune au sujet de la résistance. Elle serait un point d’arrêt, tant du point de vue de ce qui résiste que du point de vue de ce qui rencontre la résistance - ainsi de la résistance d’une porte ou d’une maladie dont la progression est stoppée. Cependant, à s’en tenir à ces exemples, on peut croire que sans des mouvements qui établissent d’autres défenses, les portes finissent par céder, de même que l’arrêt de la progression d’une maladie n’équivaut nullement à une guérison. Se contenter d’arrêter les choses, c’est se mettre dans une position de survie, au mieux d’adaptation forcée, qui signerait plutôt la fin de la résistance et le début des résignations2.
Même si la résistance commence sans doute à partir d’une limite qui ne peut être franchie, résister ne saurait consister en un arrêt. Le croire est une illusion, qui se produit aussi au niveau de ce qui déclenche la résistance et qui, en retour, détermine ses objectifs. Nous ne résistons pas seulement pour rester là où nous sommes, nous résistons parce qu’une limite a déjà été franchie qui n’aurait pas dû l’être, donc en vue de rétablir une limite, ce qui suppose un mouvement correctif et pas seulement de se tenir là où l’on est. De ce point de vue, encore, la résistance comme arrêt n’est qu’une apparence tronquée de la réalité de la résistance, qui en masque le mouvement restaurateur ainsi que l’affrontement dynamique des forces qu’elle produit. Une maladie qui se stabilise témoigne non d’un statu quo, mais d’une transformation du pathologique et implique de continuer les soins.
Il y a plus. Le dynamisme qui habite toute résistance a pour but que celle-ci ne soit plus nécessaire. Résister, c’est bouger pour regagner l’entièreté de ses mouvements ; la résistance n’est qu’un moyen pour une victoire que l’on souhaite, non une fin en soi. Cette perspective remet à la base de toute résistance quelque chose de positif. Si la résistance bloque, refuse et nie, c’est parce qu’elle accepte et affirme. On ne se soigne ni pour le soin en lui-même, ni pour faire disparaître la maladie, on se soigne pour guérir, pour retrouver la santé, c’est-à-dire en vue d’un horizon bien plus large que l’absence de maladie ou la simple négation des maladies contre lesquelles nous luttons. En s’efforçant de stopper certains processus ou certains phénomènes, le soin comme la résistance ont comme but de restaurer les conditions de possibilité de certains de nos actes et de nos mouvements.
La résistance ne serait-elle pas, malgré tout, traditionaliste et conservatrice par essence, en tant que le mouvement qui la caractérise serait nécessairement restaurateur, cherchant à revenir à un état antérieur ? On veut par la résistance retrouver le monde d’avant, la santé perdue. C’est vrai, mais ce jugement n’est pas tout à fait exact. Même si une répétition est faite des mêmes éléments ou des mêmes séries qui reviennent, ce qui se répète n’est pas identique à ce qui ne s’est pas répété. Une différence se fait en effet au travers de la répétition - c’est le « tic-tac » de l’horloge3. Il faut alors faire attention à trois choses.
D’abord, on peut entendre qu’ainsi, c’est dans la perte et dans la récupération que s’apprécie pleinement la valeur d’une chose. Il n’y a pas de résistance sans vulnérabilité qui l’appelle, mais pas de vulnérabilité non plus sans résistance à celle-ci et à ses mauvais effets. Et c’est cette résistance qui révèle pleinement la vulnérabilité, sa nécessité vitale, son étendue et ses variations, tout en reconnaissant la valeur du vulnérable qu’elle fait l’effort de défendre.
Ce n’est pas, deuxièmement, seulement la valeur d’une chose qui apparaît dans sa perte possible et la résistance à cette perte. Résister pour défendre ce qui est vulnérable permet d’en comprendre progressivement les conditions d’existence, de conservation, de subsistance. Au cours de la résistance se révèlent les liens des choses les unes aux autres, liens qui leur permettent indissociablement de se maintenir par soutiens mutuels et qui occasionnent, s’ils manquent, autant de faiblesses. C’est l’existence des choses en relations, par lesquelles les choses sont à la fois fortes et faibles, qui se découvre dans la résistance à la vulnérabilité, et qui enrichit notre connaissance de ces choses.
De la sorte, troisièmement, résister ne produit pas seulement un désenclavement des choses dont on avait pu croire, à tort ou à raison, qu’elles étaient isolées – s’il est vrai que si la maladie sépare et isole, le soin rassemble. Une production de nouveauté se produit aussi nécessairement tandis que l’on résiste : nous ne pouvons en effet le faire qu’en comprenant de nouvelles choses et en tissant des liens inédits avec ce qui nous entoure. On ne se soigne pas ni seul, ni en continuant sa vie habituelle.
Même si résister repose peut-être toujours, en partie, sur une volonté de « revenir à », on voit que cette volonté de retour ne peut s’effectuer sans une prise de conscience et sans découvertes, donc sans transformations, ne peut s’effectuer non plus sans altérité, donc sans altération. « Résister, c’est créer », disaient les résistants. Dans le bricolage des luttes, les projets se transforment et l’on apprend à connaître les conditions collectives de nos actions, même si l’on cherchait au début à se défendre soi.
La notion de résistance apparaît peut-être, à partir de là, comme étant beaucoup plus pertinente que celle de résilience pour comprendre ce qu’il en est du soin et de la vulnérabilité. La lutte contre une pathologie trouve certes des ressources dans le passé des personnes et dans leurs expériences, tout comme elle trouve une partie de ses possibilités dans notre capacité à revenir à un état antérieur et à le désirer, malgré toutes les épreuves que nous avons pu traverser. Mais considérer que le soin est résistance permet d’en saisir le caractère nécessairement découvreur, collectif et créatif, le mouvement d’affirmation qui porte tout soin et qui vise, en même temps, une victoire qui se trouve en dehors de lui.
Le tableau semble alors plus complet et ses perspectives plus exactes. En effet, pas plus que la résistance - et en tant qu’il est résistance - le soin n’est réductible à un espoir de survie ou à une recherche d’adaptation, ce que les philosophies de la normativité n’ont cessé d’affirmer. Les conséquences en sont pratiques : nos vulnérabilités ne pourraient être connues, combattues et limitées par des visées qui seraient uniquement protectrices ou sécurisantes. Si soigner est résister et faire résister, un soin ne pourrait être satisfaisant s’il isole l’individu, s’il ignore le dynamisme porté en dehors et au dehors de lui-même, s’il craint ou empêche ce qui se passe collectivement. Un soin ne doit pas craindre d’exposer les personnes vulnérables, même les plus vulnérables, dans la mesure même où il est relationnel, tout comme il doit permettre un usage libre des forces puisqu’il en donne.
On pourra trouver excessif ce rapprochement du soin et de la résistance, au point de faire de celle-ci un modèle pour celui-là, et de la vulnérabilité quelque chose d’aussi proche de la création et de la découverte, alors qu’elle se présente avant tout comme une impuissance qui nous caractérise tous a priori.
Pourtant, vulnérabilité, résistance et soin sont incontestablement liés, au plus intime. Il y a dans l’entrée en résistance comme dans l’acte de soin une spontanéité inexpugnable4. À réfléchir, on s’adapte, on ménage, les calculs jouent en défaveur de la résistance dans la mesure où celle-ci suppose de s’engager dans des inconnues risquées et dans des rapports de force le plus souvent défavorables. N’est-ce pas également la base de tout soin de ne jamais se laisser à l’évidence de l’inutilité ou au savoir de la mort pour se laisser prendre par une autre pulsion, celle de l’attachement et de la possibilité de la vie ? Toute résistance est précaire, dans ses débuts comme dans son cours. Elle n’est ni guerre ouverte, ni défaite. Elle repose sur une spontanéité qui, ensuite, s’affermit et s’organise, qui n’ignore jamais son échec éventuel, et qui peut prendre, dès son origine, les traits d’une nécessité qui n’a d’autre cause qu’elle même5. N’est-ce pas également le propre de l’action médicale ?
Voir Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1984 [1966]↩︎
Sur le risques que font porter les accommodations et les renoncements sur la résistance et son organisation, voir, à l’extrême, les soupçons portés par les mouvements de résistance politique envers leurs membres prisonniers ou torturés, dans Michel Chaumont, Survivre à tout prix, essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, Paris, La Découverte, 2017.↩︎
Sur ce point, voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1997 [1968], en particulier le chapitre II↩︎
Sur ce point, voir par exemple le récit proposé de l’histoire du réseau de résistance du Musée de l’Homme durant la Seconde guerre mondiale dans Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin, Des vivants, Strasbourg, Éditions 2024, 2021.↩︎
Voir Georges Canguilhem, « Vie et mort de Jean Cavaillès » [1976], in Œuvres complètes V, Histoire des sciences, épistémologie, commémorations, Paris, Vrin, 2018.↩︎
Transfinis - janvier 2023
Texte écrit à l’invitation des étudiants de PPE de Science Po Lille, dans le numéro de la revue Skolé, paru en septembre 2022
S’interroger sur la révolution c’est, actuellement et depuis longtemps, poser la question de la pertinence de la révolution. Faut-il la faire, étant donné ce que les révolutions ont produit ? Fallait-il faire les révolutions ? Ce point de vue éthico-politique amène presque systématiquement à porter un jugement négatif sur l’idée de révolution. Au vu des désastres que furent, entre autres, le communisme russe et le nazisme allemand, il faudrait éviter au maximum les visées révolutionnaires, au profit d’un réformisme prudent, aux ambitions limitées. Ce n’est pas un hasard si la dénonciation des totalitarismes puis les critiques de l’idée de révolution ont été suivies par l’affirmation de la fin de l’histoire1
Ce point de vue éthico-politique sur les révolutions reste cependant fort inconfortable. Que faire, si toute révolution est indésirable, des révolutions anglaise, américaine et française ? Les révolutions des œillets au Portugal, de velours dans l’ex-Tchécoslovaquie ou de jasmin en Tunisie furent-elles ou non des révolutions ? Les incertitudes qui s’ouvrent indiquent bien qu’il y a autre chose, dans les révolutions, que de la violence et des catastrophes à grande échelle. Qu’il y ait souvent des fleurs dans les révolutions, jusqu’au printemps arabes en passant par le temps des cerises des communards français, le dit.
Mais qu’y a t-il d’autre exactement ? Avant de juger du bien fondé des révolutions, il faudrait savoir ce que cette idée nous permet de comprendre.
À première vue, pas grand chose. Autant il nous est relativement facile de désigner les moments révolutionnaires en tombant d’accord, autant il nous est très malaisé d’en saisir la nature, les causes, le déroulé et les conséquences. L’étude des révolutions remplit les rayons des bouquinistes, au même titre que les guerres, les biographies des grands hommes et l’histoire secrète des États ou des complots.
Rien d’étonnant à cela ni de propre aux révolutions, sans doute. Celles-ci partagent avec tous les événements la caractéristique d’être faciles à reconnaître et difficiles à comprendre. Elles font sans cesse vaciller, en tant qu’événements, les analyses entre la courte et la longue durée, le visible et le caché, le local et l’infini, l’unique et le banal.
Un trait est peut-être spécifique aux révolutions, cependant : celui d’être sans cesse jugées en termes d’échec ou de réussite, non seulement dans leur déroulé (à la manière des guerres ou des entreprises remarquables), mais aussi relativement à l’avenir qu’elles auraient provoqué. Analyser les révolutions, c’est toujours essayer de savoir si les possibilités qu’elles ont cherché à offrir furent bonnes ou mauvaises. Et l’on peut croire, corrélativement, que ce genre de diagnostic comporte toujours une part de critique radicale : il n’y aurait pas de révolution sans une part de déception, aucune révolution qui ne tourne mal, qui ne soit allée trop loin ou pas assez loin2.
En tant que catégorie de compréhension de l’histoire, l’idée de révolution semble fondamentalement déceptive. On ne doit peut-être pas condamner l’idée de révolution en général, mais on ne pourrait y faire appel sans y joindre une pointe, plus ou moins aiguë, d’échec : ce serait parce que, structurellement, tout ce que nous appelons révolution a été promesse d’avenir, et que l’avenir ne se réalise jamais complètement selon nos plans, de manière d’autant plus flagrante que nos projets sont amples. Pas de projet révolutionnaire qui n’ait son origine dans un projet d’avenir, pas de projet d’avenir qui puisse se réaliser comme prévu. S’expliquerait aussi par là que les récits révolutionnaires soient toujours accompagnés de fictions, comme ce qui resterait d’imaginaire dans les révolutions tout en les ayant provoqué, comme le reste déposé de l’impossible qui serait toujours et encore crédible autant que désirable malgré sa part essentielle de fausseté que l’échec des révolution trahit3.
Il ne s’agit pas, à partir de là, de condamner encore les révolutions en général, mais de lier systématiquement la catégorie historique de révolution à la déception ou à l’inachèvement, propices à la remémoration, aux rêves et aux récits. La révolution serait une idée régulatrice mélancolique, appelant à sans cesse réfléchir sur les échecs du passé en vue de les corriger par une modification des projets révolutionnaires antérieurs4.
Une telle analyse de l’idée de révolution ne va toutefois pas sans risques, d’abord parce qu’elle prête le flanc aux condamnations globales qui peuvent être faites de toute révolution. À quoi bon corriger en le répétant un modèle idéal qui ne peut que décevoir, au moins en partie ? Mais surtout, lier la révolution à la répétition et à la correction fait négliger ce qui, peut-être, dans les révolutions, se donne comme neuf, comme inédit. Il faut aussi concevoir ce qui, dans les révolutions, ne vise pas un retour à l’antérieur ou la réussite finale d’échecs passés, mais qui correspond à l’ouverture absolue d’un avenir, sans retour en arrière possible ni modèle antécédent.
Il faut, en d’autres termes, se débarrasser de la référence encombrante et fausse aux révolutions astronomiques pour définir les révolutions humaines. Celles-ci ne consistent pas à accomplir un cycle et à revenir à. L’histoire commune des mots de « révolte » et de « révolution » l’indique5. D’une part, révolte et révolution ne font pas nécessairement un retour à, elles se retournent, avant tout, dans un volte-face, contre ce qui est devenu insupportable. D’autre part, le sens politique de « révolution » n’est pas apparu par référence à la nature éternelle des astres, mais pour signifier le passage de certaines choses au révolu. Est révolutionnaire non pas ce qui retourne au passé ou à un originel, mais ce qui fait passer dans le passé, ce qui produit du révolu.
Les révolutions font disparaître certaines choses, sans retour en arrière possible. Elles correspondent en cela à l’historicité en son sens le plus net, à l’histoire sans origine ni répétitions mais sans cesse nouvelle, passant de l’ancien au nouveau, produisant du neuf et du révolu. Les révolutions, en ce sens, ne sont pas tissées dans de la mélancolie face à des échecs répétés dans un monde qui ne changerait guère. Elles enserrent plutôt dans la nostalgie d’un passé auquel le retour est barré6.
Il faut alors affirmer qu’à moins de refuser l’existence de l’histoire, on ne peut se passer de l’idée de révolution. Celle-ci ne comporte en elle-même rien de totalitaire, de messianique ou de religieux7. Elle indique tout au contraire que l’humanité est un passage permanent, sans avenir possible de résurrection et sans qu’aucun modèle naturel puisse nous servir de guide.
La notion de crise, en ce sens, est bien plus naturaliste et accrochée à des modèles a priori que ne l’est l’idée de révolution. La « crise » a son origine dans la médecine grecque. Elle désigne le moment où le sort du malade se décide, à partir duquel, peut-être, l’équilibre naturel du malade se rétablira. Que gagne t-on et que perd-on dans l’usage systématique que nous faisons actuellement de la notion de crise, par rapport à celle de révolution ? Alors que sur tous les plans, économiques, sanitaires, écologiques, l’idée qu’il est possible d’ancrer nos actions dans une nature en elle-même régulatrice et normative disparaît, on peut se demander si l’idée de révolution n’est pas plus pertinente que celle de crise pour nous orienter dans l’avenir.
Au-delà du rappel de l’existence de l’histoire, de ses possibilités, de ses dangers, en particulier lorsqu’on en nie la réalité, l’idée de révolution possède au moins un second intérêt pratique et politique. Il y a en effet des révolutions qui ont lieu sans projets d’ensemble et sans révolutionnaires. Les révolutions industrielle ou néolithique sont de celles-là8. Ces révolutions, en changeant nos rapports à nos milieux d’existence, ont également changé nos rapports au monde et aux autres9. Elles désignent de longues périodes de liaison du subi et du compris, du proche et du global, du quotidien et des structures socio-politiques, autant d’articulations irréductibles aux alternatives portées par l’idée de crise (de l’ordre et du désordre, du stable et du passager, du cours naturel des choses et de son gouvernement).
Pour cette autre raison - cette valorisation de la vigilance face à ce qui devient révolu autour de soi, loin de soi et pour une part hors de soi bien que pourtant on en dépende - il faut cesser de craindre les révolutions pour ne pas les subir.
Stéphane Zygart
Voir par exemple, sans qu’il y ait nécessairement complète convergence de vues ou de principes entre les différents auteurs (philosophe, historien, politologue) : Leszek Kolakowski, Comment être socialiste+conservateur+libéral, Les Belles Lettres, Paris, 2017 (recueil d’articles parus entre 1978 et 2008), François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1983, Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.↩︎
Voir par exemple Deleuze qui reprend et minore ce point de vue dans L’abécédaire, « G comme gauche » (Paris, Ed. Montparnasse, 1996, ou https://www.youtube.com/watch?v=c2r-HjICFJM)↩︎
Voir les livres du collectif Wu Ming, en particulier le premier paru, Luther Blisset, L’œil de Carafa, Paris, Seuil, 2001 et le dernier, Wu-Ming, Proletkult, Paris, Métailié, 2021, ainsi que le site du collectif, https://www.wumingfoundation.com/italiano/biographie.htm↩︎
Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, histoire d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016.↩︎
Alain Rey (Dir.), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, articles « Révolter », « Révolu », « Révolution ».↩︎
Voir par exemple Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, Paris, Gallimard, 1985 (Ed. de 1856 sur Gallica,https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8622134v).↩︎
Contrairement à ce que défend par exemple Kolakowski dans L’esprit Révolutionnaire, Paris, Denoël, 1985 (article de 1970 du même nom, p. 13-28).↩︎
Voir par exemple Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.↩︎
Sur les notions de milieu et de monde, voir Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 165‑197↩︎
Transfinis - octobre 2023
Ce texte a été rendu possible par un travail mené au sein du collectif Encore Heureux… , avec Olivier Nourrisson et Stéphanie Béghain. Ce travail a précédemment donné lieu à une exposition et à un kiosque à journaux à la Fonderie au Mans, ainsi qu’à une émission de radio sur Fréquence Paris Pluriel La suite au prochain numéro.
« On ne déconne pas avec les horaires ici, bien que le temps ne semble pas exister » (Sans Remède, n°4)
Pourquoi s’attacher à lire un peu systématiquement et en série les fanzines d’antipsychiatrie ou critiques de la psychiatrie, à en faire une ébauche d’histoire, de là, à en afficher certaines couvertures et certaines pages ?
À rechercher du singulier, du grave, de la vérité et de la beauté, du camouflé et du manifeste dans ces zines : on ne se tromperait pas, il s’y trouve. Mais il faut être plus de deux pour que ce genre de choses existe, beaucoup plus qu’un « auteur » et qu’un « lecteur » autour de ces zines, qu’ils aient été fabriqués dans des hôpitaux ou en dehors d’eux, dans des domiciles ou des locaux de rencontres. De la politique s’y fait toujours, elle en est aussi sans doute toujours à l’origine, à toutes ses échelles. Et c’est pourquoi retracer un peu l’histoire des zines d’antipsychiatrie, entre le XXème siècle et aujourd’hui, c’est nécessairement se demander quels types de communautés ces zines produisent, à la fois dans l’étrangeté et le respect des temps et des espaces, et au travers ces temps et espaces, tout le long d’eux. Nous sommes aussi dans les zines des années 1970, comme nous serons dans ceux des années qui viennent.
Il ne s’y trouverait que du « nous », du commun, dans ces zines, qui sont pourtant d’antipsychiatrie ou critiques de la psychiatrie ? Comment pourrait-il n’y avoir que du commun, ou même d’abord du commun, alors que ce que ces zines ont de minoritaire, de fragile, de précaire, vient de toute une série de refus et de dénonciations ? C’est que tous les zines d’antipsy contestent, mais s’ils contestent, c’est aussi de manière très pragmatique. Pas seulement par le refus ou le contre-argument solitaires qu’il a fallu formuler malgré les risques d’échecs ou de représailles, parce qu’il n’était pas question de faire autrement. Ils contestent par une expression, une production, une transmission, qui s’adressent nécessairement à une pluralité d’autres et, parmi eux, à des alliés.
Faire ainsi une brève histoire des zines d’antipsy n’est pas faire l’histoire d’une trace, qui appellerait autre chose qu’elle pour prendre corps, chair, sens et puissance aujourd’hui. Il s’agit de remettre sans cesse côte à côte, par cette histoire et ses citations, ce qui pourrait ne pas l’être, à cause des bruits environnants et de la croyance que les bêtes fracas contemporains n’ont jamais eu de répliques. Il s’agit de coexister avec des témoignages, des politiques et des communautés.
Les zines d’antipsychiatrie sont d’abord matériellement un peu particuliers - y compris lorsqu’ils existent sous forme numérique. Cette particularité vient du fait qu’il s’agit, peut-être avant tout, de témoignages. Celles et ceux qui écrivent, dessinent, prêtent leurs photos en participant à un zine font un acte de parole, d’écriture, qui va bien au-delà de la seule expression et/ou de la performance. Il leur faut aussi se déplacer, s’assembler, discuter, collaborer - on ne trouve pas de zine d’antipsy qui ait été fait par une seule personne. L’Autre Zine, fabriqué au cours d’un atelier en Belgique, mené dans l’Autre Lieu, en est exemplaire, tant par les collaborations et les accords multiples qui permettent sa production que par ses contenus - artistiques, réflexifs, critiques, dont les techniques d’élaboration ont varié en fonction des circonstances, allant des collages scannés à des pages intégralement numériques durant les confinements instaurés pendant l’épidémie de Covid1. Dans les années 1970, l’AERLIP mêle pages reproduction de pages manuscrites et passages dactylographiés, sans doute en fonction des matériels disponibles pour les rédacteurs et/ou des temps dont ils disposent (le numéro 2 fut par exemple fait en deux jours)2. Et les volontés, qui font que les zines existent, sont aussi celles qui cherchent à faire que leurs actes soient enregistrés, conservés, circulent, au prix d’une multitude d’efforts qui engagent tout autant les corps que les esprits, dans beaucoup de tâches qui ne consistent pas, ou pas seulement, à dire ce que l’on pense(rait). Les appels à l’aide financière sont nombreux, et se trouvent quasiment toujours, malheureusement, à la fin des derniers numéros disponibles.
La volonté de témoignage est le sang des zines. Elle les lie tous, aussi, à une forme de précarité. S’il faut témoigner, s’il faut faire un zine, c’est qu’il y a des difficultés - elles rôdent, elles reviennent, même si elles peuvent ne plus être présentes. L’urgence n’est pas forcément de mise. Les publications peuvent suivre une périodicité régulière, parfois serrée, et sur plusieurs années en enjambant des décennies. On compte par exemple 9 numéros de l’AERLIP de fin 1974 à septembre 1975 , et Mise à Pied a duré de 1977 à 1984 (29 numéros). Mais c’est parce que l’urgence n’est pas forcément liée à la précarité. Celle-ci peut prendre son temps, s’installer. Son trait typique est que les choses peuvent toujours être interrompues à l’improviste ou reprendre, de manière tout aussi inattendue. Et tel est bien ce qui se passe avec la plupart des zines d’antipsy, qui donne forme à leur absence ou à leur disparition mais aussi, et c’est tout aussi important, à leurs existences et à leurs présences.
Les numéros manquent parfois, faute de conservateurs ou au moins de numérisateurs (on ne trouve ainsi qu’un seul numéro de Marge, le numéro 63), les équipes rédactionnelles varient, le nombre de pages, idem, les réseaux de diffusion sont informels et tout aussi fragiles que ce qu’ils diffusent.
Mais parce que ces réseaux et ces journaux se savent précaires, ils sont aussi particulièrement actifs, et attentifs à être gardés dans les esprits, des serveurs, sur des étagères, celles de quelques hôpitaux, domiciles, parfois fanzinothèques, ou même celles de la BNF. Bien que Sans Remède soit depuis son numéro 5 de 2014 inactif, l’intégralité de ses numéros a été rendu disponible sur un site dédié4. On voit par exemple que c’est tout d’un coup, avec un projet délibéré de la part de qui l’a fait, que les exemplaires de l’AERLIP ont été enregistrés à la BNF le 19 novembre 75 après un dépôt d’un seul bloc des numéros, alors que cette revue existait depuis fin 1974.
Le contenu des zines vient aussi en grande partie de cette précarité. Qui témoigne a conscience sans doute de la fragilité matérielle de son témoignage, n’ignore pas non plus, probablement, la fragilité qui tient à la particularité de son témoignage. D’autres témoins pourront dire des choses différentes, voire complètement opposées. Ces fragilités expliquent peut-être l’intensité de toutes les pages de ces zines. Il faut faire clair, et bref. On s’efforce de formaliser les choses, pour les rendre compréhensibles, mais pas seulement, belles aussi, et pour les singulariser également. Celles et ceux qui s’expriment dans ces zines n’ont pas forcément le désir de redire ce qu’ils disent. Il faut le dire une fois pour toutes, parce que c’est fondamental et/ou difficile à dire.
« Quand je dis que c’est le bordel, ça veut dire que j’ai perdu la connexion avec la réalité communément partagée. Ça veut aussi dire que je panique, que j’ai peur. Je suis angoissé, a en devenir parfois paranoïaque. Souvent, c’est quand j’ai dépensé plus d’énergie que j’en avais, que je me suis forcé à faire trop de chose, à passer trop de temps avec des gen.te.s ou que je me suis retrouvé dans une situation trop stressante ou émotionnelle. Étant donné que j’ai du mal a comprendre et donc assimiler les émotions, j’ai du mal à dealer avec. Elles me stressent et me prennent beaucoup d’énergie. Mais comme je suis aussi très sensible, j’ai tendance à absorber celles des autres, alors que j’ai déjà bien du boulot avec les miennes…
Dans ce genre de moments j’ai besoin de me poser dans un endroit calme, sans personne, sans bruit ni lumière, de me rouler en boule et d’attendre que ça passe. Mais des fois tout ça ne suffit pas. J’ai parfois besoin de m’exprimer. Souvent, ce qui est créatif sers de moyen d’expression, et d’exorcisme pour les motions. Beaucoup font de la musique, moi je suis plus à l’aise avec le fait de créer des choses visuelles. Et si je n’y arrive pas, trier des choses, genre des perles de couleurs différentes, des vis, des épices, bref tous ces qui me passe sous la main. Ou encore faire une captivité qui me demande toute ma concentration, style sudoku. En général ça me calme assez rapidement et efficacement. Et si j’ai vraiment besoin de sortir de la réalité, je crée des personnages, si j’en ai l’énergie et les moyens je leur fais une fiche et je me déguise, puis je les incarne. Ainsi, je ne suis plus moi mais tout ce qui m’arrive arrive à quelqu’un d’autre, au personnage en question. Et si je n’ai pas l’énergie de faire ça, il me reste Harry Potter. J’en entends certains rire d’ici, mais ce n’est pas une blague, c’est très sérieux. Harry Potter a vraiment été pour moi a maintes reprises le moyen de fuir une réalité trop difficile à vivre sur le moment »5.
Les zines d’antipsychiatrie sont, pour cette raison, toujours liés à l’actualité de la psychiatrie et des personnes qui s’y trouvent. Bien sûr, parce qu’ils ont un rôle d’alerte, de communication, de transformation politique - on va y revenir. Mais aussi parce qu’ils sont animés par le but de faire œuvre ou de faire présence pour qui y écrit. Ces zines sont pluriels de fait, tissés par la factualité multiple des personnes qui y travaillent, on y trouve de tout, comme le sont les existences qui veulent y être présentes. Et ils sont chargés d’affects, car c’est par les affects que nous agissons et que nous sommes présents : affects de joie, de colère, de compréhension…, qui apparaissent d’autant plus lorsqu’on circule dans ces zines d’un zine à l’autre. Ils ne forment ni une thèse, ni une bibliothèque. En les agrégeant ou en les considérant comme un tout, on en perdrait une bonne part. Ils ne se prêtent pas à l’armée : ni à un point de vue général, ni aux défilés. Chacun des actes d’expression qui les constitue est chargé d’une volonté d’expression intense, complexe aussi, qui incite à s’y arrêter et/ou à continuer ailleurs, mais sans jamais faire synthèse. Mise à Pied publie ainsi de nombreux courriers que le zine reçoit dans ses numéros, publication qu’il considère comme sa première raison d’être, en en expliquanr les motifs comme les procédés :
« REMARQUE SUR LA PUBLICATION DES TEXTES DE PSYCHIATRISÉS (ou de non psychiatrisés)
Mise a Pied a pour première raison de sa parution la publication de textes de psychiatrisés.
A la réception d’un texte à publier, d’une information ou correspondance, nous nous permettons de nous poser la question : cela a-t’il un intérêt pour nos lecteurs, faut-il en publier la totalité ou une partie, quels renseignement trop : indiscret faut-il supprimer et si nous publions tout, quel en est le prix ? (La page revenant en gros a 250 F.)
Nous n’avons jamais hésité à publier intégralement tout texte dont l’intérêt était certain ou qui avait valeur de témoignage (cela se sent). Par contre, des textes dont la forme était par trop illisible, ou outrés, en même temps que ne nous apportant aucun élément valable dans la critique de la psychiatrie, sont restés non publiés malgré la demande implicite ou directe de nos correspondants.
« Nous pouvons citer ici des noms, déjà dans le public, […] , tous destinataires de MAP. Ce ne sont pas leur cas ou leur personne qui sont en cause, mais bien la relation de leurs nombreux écrits avec le journal. Nous dire que la justice est pourrie, cela nous le savons, et nous préférons que leurs textes paraissent dans des feuilles critiquant spécialement la justice. »6
Les affects, qui sont autant de réponses aux difficultés et à la précarité et qui innervent les formes plutôt brèves et toujours travaillées qu’on trouve dans ces zines, font aussi d’elles - ces œuvres de textes, d’images, de photos, de correspondances - autant de gestes, avec tout ce que les gestes peuvent avoir d’ambigu. Bouger suppose que l’on ose, que l’on fait. Mais à partir d’un geste, on ne voit ni tout le corps, ni tout ce que le geste aurait pu être, ce que ses suites n’ont peut-être pas été, faute de lieu, d’espace, de temps, de forces, par timidité, prudence, demande, attente, et toutes ces choses qui sont le commun de la vie et encore plus du côtoiement de la psychiatrie. C’est pourquoi, aux côtés de l’évidence et de la vitalité avec lesquelles les choses sont dites dans ces zines, il arrive souvent - ou il doit arriver souvent - que des choses soient en réserve. Non pas qu’il y ait un calibrage de chargé de communication, mais parce que gestes - et témoignages - sont aussi un appel à d’autres gestes, d’autres personnes, et ne prétendent jamais être complets, parce que c’est impossible, la plupart du temps, sinon toujours. On bouge pour altérer, pour aller ailleurs, mais la plupart du temps on ne peut y arriver complètement ni d’un coup, ni seul, ce pourquoi on garde aussi quelques forces pour soi, pour d’autres mouvements éventuels.
On peut le dire autrement, bien que ça ne résume pas tout : dans les zines il y a toujours des luttes qui se font - entre autres - par les zines. Ce qui s’y expose est à la fois ce qu’on défend, ce qui s’y défend, et ce qui défend - les choses auxquelles on tient, les personnes ou les collectifs que l’on est, et les oppressions. Lorsqu’une part d’intime s’y montre en public, c’est alors pour que sa valeur, parce qu’elle a été bafouée, soit reconnue, c’est-à-dire aussi, dans un même mouvement et pour le même motif, pour que cet intime puisse, grâce à ce que l’on en montre aujourd’hui, rester intime demain, tandis que l’on ne veut pas tout en montrer, que l’on admet pas que l’on puisse vouloir tout en voir.
- « “l’HP n’est jamais loin” *a dit l’un-e de nous, on le sent : par
- ce qu’on s’interdit de faire comme écart public, ce qu’on contient, par la peur, et par la répression immédiate quand on dépasse les bornes. On n’est pas égaux devant la psychiatrie, que ce soit par le genre, l’entourage, la culture, l’âge, l’origine sociale… Il y a des luttes à mener, différenciées et à inventer sur différents modes»7.*
Il en va peut-être des témoignages des zines comme de tous les témoignages : ils sont ce par quoi l’on voudrait que ce dont on témoigne cesse, par abolition ou par transformation. Pour cette raison, les témoignages sont un appel à un tiers comme auxiliaire, allié, et pas (seulement) comme juge. Et ces tiers, témoins des témoignages, lecteurs des zines, auraient tort d’y rechercher ou d’y vouloir une réalité complète, figée, comme un échantillon brut qui « permettrait de savoir ». Ce qui s’y donne à lire, c’est un échange, avec tout ce qu’un échange peut avoir de partiel et révéler, en creux, ce à quoi on tient parce qu’on ne l’a plus, parce qu’on risque de le perdre, parce qu’on voudrait le récupérer. Il y a dans ces zines toujours du plein, de l’expressivité, des affects, de la fierté, et toujours de l’empêchement, de l’insécurité. Tout cela mêlé en attente de devenir et en cours de devenir, par les autres : en vue d’une politisation ou d’une politique qui n’est pas qu’institutionnelle.
Si les zines d’antipsychiatrie ou de critique de la psychiatrie sont politiques, c’est encore pour des motifs matériels et de sens, ces deux plans étant indissociables, comme ils le sont pour les actes de témoignage.
Il y a politique, d’abord parce qu’il faut les moyens de faire un zine : papier, encre, presse, imprimante, diffusion, stockage. Il en faut, des fournisseurs, et il faut s’entendre avec eux. Un zine est aussi un acte de lien et un moyen de se lier. De ce point de vue, les liens peuvent être (évidemment) de plusieurs types, d’envergure variable, entre des instances différentes, aux valeurs ou aux effets distincts. Il y a des zines destinés à être diffusés à l’extérieur des établissements psychiatriques, et d’autres qui n’ont pas vocation à en sortir. Suivant ces cas, les collectifs qui les produisent tout comme ceux qui y écrivent ne sont assurément pas les mêmes. Ce qui s’est fait à Saint-Alban au début du XXème siècle en est exemplaire. Il a fallu avoir l’idée, au croisement du marxisme et de la psychiatrie, d’y imprimer des journaux, et il n’y en eut pas un, mais deux, l’un qui ne circulait qu’à l’intérieur de l’asile (Trait d’Union), l’autre qui circulait au dehors (Le Chemin), suivant deux perspectives politiques et thérapeutiques complémentaires, mais non pas interchangeables8. Des nombreux zines internes ou du moins adossés à des établissements hospitaliers existent toujours, parfois depuis des décennies, imprimés et fabriqués avec les moyens du bord, dont Les Nouvelles Labordiennes fait à la clinique de La Borde, le Moulin à Parole au Service d’accueil de Jour de Stains ou encore Le Journal du Vendredi pour l’hôpital de jour de Bondy.
La politisation des zines existe au moins à trois échelles, chacune avec ses matérialités propres : avec les fabricants des zines et l’équipe qu’ils constituent, l’équipe de rédaction au sens large ; avec le champ de la psychiatrie, dans lequel les zines d’antipsychiatrie cherchent spécifiquement à intervenir ; avec le domaine de la politique en son sens le plus étendu, parce qu’il s’agit - au minimum - de le mobiliser pour que la psychiatrie change, et surtout parce que c’est à partir de lui que la psychiatrie fait elle-même l’objet de lectures symptomatiques, diagnostiques et thérapeutiques - que dit la psychiatrie d’une société, qu’est-ce qui ne va pas chez elle, qu’y faire ? Et pourquoi pas sans la psychiatrie, dans une autre société ?
De cela, trois zines sont emblématiques, Mise à Pied, Gardes-fous et Tankonalasanté. En dehors des zines produits à partir de certains hôpitaux, qui existent parfois depuis des décennies mais dont la diffusion est le plus souvent confidentielle, ces trois zines d’antipsychiatrie sont ceux qui ont existé le plus longtemps et dont le plus de numéros ont paru. Il y eut 29 numéros de Mise à pied entre 1977 et 1984, 18 numéros de Tankonalasanté (du n°1 au 19-20), parus entre février 1973 et le 2ème trimestre 1976, et 8 numéros de Gardes Fous entre 1974 et 1978. Tous trois furent consacrés à la psychiatrie et à sa critique. Mais des sujets plus larges relatifs à la santé et au social y furent aussi traités, en particulier dans Tankonalasanté qui avait pour thème la médecine en général et qui relayait les GIS (Groupes Information Santé)9. La dépénalisation de l’avortement y fut un sujet majeur, traité dans la plupart des numéros. Au-delà, c’est de la politique la plus générale dont il était question. L’un de ces zines, Gardes Fous, était explicitement lié à la LCR, Tankonalasanté aux groupes plus ou moins institués des années 1970, ce qui a sans doute assuré aux deux leur pérennité, en garantissant notamment une stabilité des équipes et des moyens. Tankonalasanté a, par exemple, publié un volume d’articles chez Maspero en 1975, tandis que le hors série de Gardes Fous consacrés à l’international fut tiré, selon les rédacteurs, à 4000 exemplaires10. C’étaient aussi des médecins, psychiatres et psychanalystes qui étaient aux commandes de ces deux zines, dont certains (Bernard de Fréminville) participèrent au deux.
La rédaction de Mise à Pied fut par contre assurée par des psychiatrisés, ce qui explique peut-être qu’il dura le plus longtemps, parce qu’il faisait avant tout de la politique à partir de la psychiatrie comme expérience, et non de la psychiatrie à partir d’une critique politique. Il s’efforçait de lier différents groupes. On peut lire par exemple au tout début du n°7 :
«Ce numéro spécial n’a été possible que grâce aux luttes, à l’information et à la réflexion de trois groupes de lutte contre la psychiatrie :
Le CEPP de Tours, le GIA Paris et le GIA Toulouse, eux-mêmes liés à tous les autres groupes et personnes, si techniquement il est mis en place par Toulouse, il s’agit bien d’une ACTION COMMUNE contre la psychiatrie. »11
Il n’y a pas de politique sans conflit et sans actualité, ce qui fait de ces zines de formidables archives pour retrouver et retracer les luttes passées, avec leurs protagonistes et les détails des événements, souvent oubliés. On peut ainsi trouver l’archive de l’opposition de 10000 médecins à l’avortement selon le Parisien, tandis que 630 s’étaient publiquement déclarés pour, en juillet-août 1973, dans le numéro 3 de Tankonalasanté. La conflictualité ne manque pas, chargée d’affects et très militante dans les formules choisies - dont le « Pourriture de psychiatrie » qui barre en majuscules noires le numéro 6 de Marge - mais aussi dans les faits relatés - un mouvement de malades à Maison Blanche et un licenciement d’infirmier relatés dans Gardes Fous12, par exemple. Les affrontements peuvent également prendre des formes plus formellement institutionnelles, où les zines sont des instruments essentiels. L’AERLIP, comme l’indique son titre développé, Association pour l’Étude et la Rédaction du Livre Blanc des Institutions Psychiatriques, fut un support quasi syndical, en tous cas à vocation unitaire, des infirmiers de la psychiatrie au début des années 1970, à la suite d’un conflit avec les médecins psychiatres, dont Daumézon, lors des préparatifs du 72ème congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française13. Enfin, les luttes au sujet de la psychiatrie sont facilement reliées à la politique nationale et internationale. Le numéro 3 de Gardes Fous consacra par exemple des articles sur les usages répressifs de la psychiatrie en Allemagne et en Argentine14.
Toutes ces perspectives quasiment thématiques sur les zines d’antipsychiatrie sont trompeuses, si on se laisse prendre à la fausse évidence des stratifications qu’elles proposent - communauté politique réduite, militante, politique de la psychiatrie, institutionnelle, politique générale, nationale et internationale.
Des dynamiques en réalité non schématisables sont mises en œuvre, dont aucun diagramme sans doute ne peut donner la matrice ou l’idée adéquates. Des alliances se font, des élaborations sont sans cesse tentées, les modifications des idées et des pratiques sont mutuelles, où chaque exemple offre un cas de figure singulier.
Dans le premier numéro de Mise à Pied, un sondage du GIA (Groupe Information Asile) est ainsi proposé, diffusé par une antenne du GIA de Toulouse, où se trouvait l’adresse officielle du journal, destiné à être envoyé au journal principal du GIA, Psychiatrisés en lutte, à la suite d’un texte des infirmiers psychiatriques imprimé précédemment dans l’AERLIP et repris dans Mise à Pied15. Le GIA collabore à l’époque avec Gardes-Fous (des numéros 1 à 4). Y sont discutés par les psychiatres proches de la LCR les propos que Foucault prononce au même moment au Collège de France dans le cours qu’il a alors intitulé Le pouvoir psychiatrique, tandis qu’il est aussi question dans les pages du zine de faire alliance avec d’autres groupes politiques considérés comme gauchistes, à l’occasion de rencontres à Gourgas16. Le GIA est à son tour critiqué dans Tankonalasanté, dans un autre manifeste, celui de l’ARM (Association contre la répression médico-policière), à cause de l’absence de malades dans certaines de ces antennes17. Invention, pragmatisme et calculs politiques sont incessants. Radicalité et réflexivité, pratique et pragmatisme vont ensemble. De manière frappante, le numéro 6 de Marges, barré du titre « Pourriture de psychiatrie », comporte également une réflexion sur les difficultés et les conditions d’exercice du métier d’infirmier, tout en relayant le texte constitutif du réseau Alternatives à la psychiatrie, dont des psychiatres faisaient partie.
Ce texte est reproduit dans d’autres zines de l’époque (dans le n°3 de Mise à Pied par exemple), et un volume du réseau Alternatives à la psychiatrie paraîtra quelques temps plus tard aux éditions UGE-10/1818 : symbole peut-être du rôle de bulletin de transmission, d’actualité, de liaison, de réflexion et de formation que les zines d’antipsy peuvent avoir. Que toutes ces activités puissent participer à un livre édité n’est cependant qu’un symbole. Bien d’autres choses communes et politiques ont été produites dont, autre exemple, la « Charte des internés », qui fut effectivement préparée dans certains de ces zines, puis reproduite dans beaucoup d’entre eux, dont certains n’avaient cependant pas la psychiatrie comme préoccupation générale - mais bien les questions d’internement institutionnels, comme le Comité de Lutte des Handicapés qui éditait Handicapés Méchants. Cette charte se trouve fin 1975 dans Marge, Gardes fous (où elle se trouve reproduite dans les numéros 6, 7 et 8), Handicapés Méchants, l’AERLIP, on en trouve dans les différents zines de l’époque des traces préparatoires, comme dans Psychiatrisés en lutte dans son numéro 1 de février-avril 1975. On peut par exemple y lire ceci :
« CONCERNANT NOTRE SÉJOUR à L’HÔPITAL, NOUS EXIGEONS :
4. L’abolition de l’envoi de renseignements aux préfectures qui les retransmettent aux commissariats, ainsi que la destruction du fichier de polices des aliénés dits « dangereux ».
5. L’affichage dans chaque chambre des règlements intérieurs et des droits des internés,
6. Le droit pour tout interné de consulter à tout moment son dossier comme de le sortir, lui permettant entre autres choses d’appeler en justice,
7. Que soit appliquée la circulaire ministérielle n° 1796 de Jacques Baudouin du 20 avril 1973 dans laquelle il est dit que : « …le secret n’est pas opposable au malade dans l’intérêt duquel il est institué ; ce dernier peut donc soit se faire remettre tout ou partie de son dossier médical ou le communiquer directement au médecin de son choix ainsi qu’à des tiers ; il peut notamment décider de produire ce dossier en justice s’il le désire. La jurisprudence de la Cour de Cassation et du Conseil d’état concourent sur ce point »,
8. Le droit de refus de la désignation administrative du lieu d’hospitalisation et du médecin traitant ».
Cette charte est un véritable acte politique, qui énonce des droits. Et en cela, elle est à la fois une archive, une contestation, et l’affirmation toujours actuelle d’une communauté ou d’un commun et pas seulement de problèmes intemporels - elle est également reproduite dans le n°5 de Sans Remède en 201419. Cette communauté et ce commun sont sans innocence mais bien réels, où ces zines permettent de mieux comprendre, avec toutes les peines et les joies qu’ils contiennent, ce que peut bien vouloir dire commun, et ce que ça peut faire.
Chaque zine d’antipsy se fabrique, tout comme les communautés plus ou moins étendues, plus ou moins étroitement attachées à cette fabrication. Qu’il soit alors possible de parcourir les zines comme un ensemble fait alors osciller, doucement mais sûrement, entre plusieurs idées. Celle d’une communauté de tous ces zines par delà les temps et les espaces - il y a beaucoup de choses étonnamment en partage malgré les décennies qui séparent parfois ces témoignages. Celle de communautés partielles, plus ou moins serrées, plus ou moins possibles, autour de certaines positions - il y a clairement des désaccords entre ceux qui veut abolir la psychiatrie et qui veut la réformer. Troisième idée, celle d’antagonismes et de luttes déclarées - contre telle perspective sur la folie, telle politique, tel hôpital, tel directeur.
De ces idées, la plus pertinente est sans doute celle de communautés partielles. En effet, les zines d’antipsychiatrie ont tous en partage la volonté d’une amélioration du sort de celles et ceux qui se confrontent à la psychiatrie (communauté positive la plus large), mais par des critiques multiples de la psychiatrie (communautés négatives plus étroites), en lien avec tout ce qui entoure ces zines (communauté politique au sens général). Un problème est absolument partagé et il ne change pas, tandis que les luttes varient et se modifient dans le temps.
De ce point de vue, une des surprises de l’histoire collective de ces zines, est qu’ils ne furent pas toujours présents, c’est-à-dire pas toujours des éléments de problématisation ou de solution. On trouve de nombreux zines d’antipsychiatrie dans les années 1970, ils se raréfient à la fin de la décennie et disparaissent au début des années 1980.
Les années 1979 sont l’époque d’une politisation générale de la psychiatrie, où la situation de celle-ci sert toujours à diagnostiquer des problèmes politiques qui la débordent et l’enveloppent, de telle sorte que, après avoir été un lieu de diagnostic, on en appelle à sa transformation ou à sa disparition. Tous les journaux de cette époque présentent (ou recherchent) une conception systématique de l’antipsychiatrie, sans cesse discutée d’un texte à l’autre ou d’un zine à l’autre. On peut distinguer schématiquement trois grands courants : l’antipsychiatrie anglo-saxonne de Cooper et Laing, pour laquelle les maladies psychiatriques ne sont que des pathologisations factices et injustifiées de problèmes socio-familiaux ; l’antipsychiatrie italienne, dont Basaglia est le représentant le plus connu, pour laquelle il est possible qu’il y ait des maladies mentales, mais pas que la psychiatrie asilaire soigne celles-ci, puisque les asiles ne font que reproduire ce qui les a provoquées ; la psychothérapie institutionnelle française, qui vise à transformer les institutions psychiatriques pour soigner, et éventuellement guérir, les personnes psychiquement souffrantes, dont les cliniques de Saint-Alban et de la Borde sont les lieux de mise en œuvre et d’élaboration les plus célèbres. Abolir la psychiatrie, l’asile, ou transformer l’asile : les discussions, parfois très élaborées et globalisantes, des zines des années 1970 portent là-dessus.
Les zines qui se font le relais de ces discussions disparaissent autour des années 1980. Et ils ne semblent pas remplacés. On n’en trouve ni dans les bibliothèques, ni dans les fanzinothèques spécialisées, aucune numérisation n’en fournit la trace sur le net. Une recherche dans le catalogue en ligne de la fanzinothèque de Poitiers ne semble donner accès qu’à 5 références de zines d’antipsy, dont deux des années 1970 et deux des années 2020 20. Cette disparition, si elle est vraie, car on ne peut jamais démontrer avec certitude que quelque chose n’existe pas, manifeste paradoxalement le lien ambigu de la psychiatrie et de l’antipsychiatrie, en mettant en pleine lumière leurs liens avec des conditions institutionnelles et des conditions politiques d’exercice très larges, et pas uniquement psychiatriques. Deux hypothèses sont en effet envisageables pour expliquer cette abssence de zines : celle d’une dépolitisation généralisée des années 1980-1990 ou peut-être pire, d’une mauvaise politisation21 (mais la psychiatrie n’est-elle pas une médecine et pas une politique ?), et celle d’une amélioration psychiatrique des traitements au cours de la même époque, qui voit le secteur s’étendre (mais certains problèmes majeurs de la psychiatrie, l’enfermement, la contrainte, les chimiothérapies, n’étaient-ils pas encore présents ?). Quoi qu’il en soit, quelque chose semble avoir joué dans les années 1980-1990 à l’intersection du politique et du psychiatrique, de telle sorte que les lieux de problématisation, de contestation et de transmission qu’étaient les zines ne semblent plus avoir été utiles. D’autres possibilités semblaient devoir être mises en œuvre - le droit ? l’associatif ? les médias à grande diffusion ?, il faudrait savoir plus précisément lesquelles, aussi en comparant avec d’autres luttes, comme celles du GITSI22, mais il semblerait que la voie judiciaire ait été privilégiée par les mouvements qui existaient encore dans les années 1980 - mouvements de psychiatrisés constitués en GIA23.
À cet égard, les années 2000 fournissent une contre-épreuve, une contre-expérience, qui confirme les liens étroits entre antipsychiatrie, psychiatrie, politique et existence des zines. C’est autour de 2010 que les zines d’antipsy réapparaissent, notamment avec Sans Remèdes. Il est difficile de ne pas y voir l’effet des réformes de la psychiatrie d’alors, en lien avec une politique plus générale d’extension et de renforcement de l’ordre et des techniques policiers, contre quoi de nombreux collectifs se sont formés, dont le Collectif des 3924. Cette politique fut annoncée par Nicolas Sarkozy, alors président de la République en liberté totale, dans son discours d’Antony du 2 décembre 2008, « sur la réforme de l’hôpital psychiatrique, notamment la prise en charge des patients à risque »25. Elle s’est incarnée dans la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011.
Ce n’est toutefois pas que négativement, ou par réaction, que les zines d’antipsychiatrie appartiennent au politique en son sens le plus large. Car la production des années 2010 ne ressuscite pas, tels quels, les luttes et débats des années 1970 même si la connaissance en est restée - les zines des années 1970 sont, entre autres, rendus disponibles sur différentes plates-formes du net pour qu’on puisse s’en nourrir26. D’autres manières de poser les problèmes, et donc de résoudre certaines questions, sont élaborées, comme toujours à l’intersection du psychiatrique et du politique, sans qu’on sache jamais lequel est coupé par l’autre et lequel coupe l’autre. Certains types de traitements se sont modifiés, et ainsi le rapport à eux27, l’idée de handicap (psychique) s’est imposée pour réfléchir aux souffrances mentales et, avec elle, d’autres notions comme celle de rétablissement, la non-mixité ou les perspectives intersectionnelles sont aussi au travail.
« Dans ce numéro, nous vous parlerons de pair-aidance et d’auto-support, de nouvelles approches thérapeutiques basées sur le rétablissement et l’Open Dialogue. Nous essayerons de trouver du sens aux épisodes psychotiques avec le REV (Réseau sur l’entente de voix). Nous vous parlerons aussi de la double peine que constitue la folie et la précarité mais aussi de domination masculine au sein des hôpitaux psychiatriques »28.
Retracer rapidement cette histoire des zines d’antipsychiatrie, toujours pris dans des communautés de notions et de problèmes dont ils s’emparent sans en être totalement indépendants, n’est pas faire d’eux des objets du passé, des reliques de musée, en un mot des témoignages du passé - où ce qui s’est dit semble surtout servir à montrer que ça ne se dit plus, que ça prouve bien qu’il y a un passé et qu’on s’en sort toujours.
Au contraire. S’il y a du commun, ce n’est pas par époques, par tranches de présents, par identités d’opinions. Ce qu’on peut saisir dans les zines d’antipsy de 2020 comme de 1970, ce sont ou c’est tout un ensemble de possibles. Non pas des exemples, car ce qui s’y dit ou qui s’y exprime n’a pas vocation à illustrer quoi que ce soit, théories ou problèmes. Bel et bien des possibles : plus ou moins partagés, plus ou moins repris, mais qui ne font partie d’aucun système ou qui ne s’expliquent jamais tout à fait par les conditions de leur naissance. Parce qu’il s’agit, encore une fois, de témoignages, chargés d’affects et de réflexion, en cela toujours vivants. Tout comme le commun qu’ils produisent et qui les produit fait qu’ils ne sont jamais étrangers, il fait qu’ils ne sont jamais passés. On y existe toujours, avec la même question à chaque fois : de ce témoignage possible, que faisons-nous de ce qu’il produit et de ce qui l’a produit ?
On pourrait croire les zines d’aujourd’hui plus modérés, moins clivants que ceux des années 1970, à cause de ce qui serait à la fois un certain pragmatisme et une attention à reconnaître le multiple comme tel, sans recherche de systématicité. C’est sans aucun doute une erreur : la violence, l’affectif et des choix politiques tranchés s’y trouvent toujours, comme le dit très clairement l’édito - petit à petit fixé et systématiquement repris dans chacun des numéros - de Sans remède.
« SanS remède est un journal sur le pouvoir psychiatrique et la médicalisation et l’administration de nos vies, alimenté par des vécus, des confrontations et des points de vue, dans une perspective critique.
SanS remède ne reprend pas à son compte les termes de malade, d’usager, de soigné. Nous sommes des individu.es avec leurs histoires, leurs aliénations, leurs contradictions, leurs souffrances, leurs plaisirs, leurs combats, irréductibles à des symptômes». […]
SanS remède n’est pas qu’un journal papier, c’est aussi une tentative, avec les moyens du bord, de s’organiser ensemble pour éviter le plus possible d’avoir recours à l’institution. SanS remède ne laisse pas de tribune aux membres de l’institution médicale, car d’autres moyens d’expression sont à leur disposition, au service de ce pouvoir »29.
La reconnaissance ne s’est pas non plus substituée à des projets de transformation politique plus abstraits, plus larges et qui auraient été plus conscients de ce que collectif signifie. La question est bien, toujours, celle de possibilités de communautés, sans demande d’identité, mais pour de nouvelles pratiques ensemble.
« Je voudrais que vous évitiez de m’attribuer la responsabilité de mes galères ou de mes sabotages, car un cerveau traumatisé fait des choix traumatisés. Un cerveau traumatisé a perdu sa liberté de disposer de sa volonté en continu ».
« Je voudrais que vous renonciez à me demander ce qui m’angoisse, car mon angoisse est sans objet, ni crise de panique. Je suis en permanence en proie avec une énergie frénétique et débordante qui me pousse à faire, agir, intellectualiser plus vite que la peur et m’empêche de me relaxer ».
« Je voudrais que vous m’appreniez à apporter de l’espace respiratoire et de la compassion à mes émotions “négatives”, sans me demander de les “gérer” ou de les rendre “positives”. Une émotion n’est ni bonne, ni mauvaise. C’est un fait brut. Les moraliser est certes un business très lucratif, mais une imposture faite au vivant. Même les plantes se laissent crever dans un environnement toxique »30.
Possibilités et communauté, toujours et au moins partielles, y compris lorsqu’on parcourt les zines du passé. Ils appartiennent à leur temps, tout comme ceux d’aujourd’hui. C’est le signe le plus flagrant de leur absence d’étrangeté, qui passe, de manière flagrante aussi, par leur partage des esthétiques de leurs époques respectives - les illustrations des zines des années 1970 évoquent irrésistiblement Bilal et Christin, et la chasse au Snark serait de savoir ce que ces illustrations, Bilal et Christin, évoquent ensemble. Mais appartenant à leur temps, ils ne sont néanmoins pas passés comme un train qui aurait disparu, laissant la place au suivant, avec éventuellement de nouvelles technologies, passant de la vapeur au TGV. D’abord parce qu’on se rappelle de ce qu’ils disent, d’autant plus qu’il y a toujours du chant dans ce qu’ils disent :
« La soupe Lacan-Deleuze-Guattari à l’insuline ordinaire plat du chef
ou de la théorie des flux
en passant par la théorie lacanienne
allant vers presque toujours la même chose
en institution psychiatrique »31
Et puis parce que la question se pose toujours de la position de chacun et de la manière dont les positions se modifient réciproquement dans un espace et un temps nécessairement communs, quels que soient leurs ampleurs, bien qu’on n’y occupe jamais, nécessairement aussi, les mêmes places. De cela les zines sont l’inlassable géographie, toujours du même monde.
« Je voudrais que vous m’appreniez à apporter de l’espace respiratoire et de la compassion à mes émotions “négatives”, sans me demander de les “gérer” ou de les rendre “positives”. Une émotion n’est ni bonne, ni mauvaise. C’est un fait brut. Les moraliser est certes un business très lucratif, mais une imposture faite au vivant. Même les plantes se laissent crever dans un environnement toxique »….
« anny sort de la salle et furieuse me dit
mais enfin ils ont truqué les élections
elle essait [sic] les jours suivants de rassembler un groupe
y arrive
nouvelle égérie révolutionnaire
un groupe de parole, elle dit pour faire institutionnelle
une constellation s’est formée, on dit en réunion thérapeutique
les constellations c’est des groupes de gens qui s’aiment bien
et qui se rencontrent en marge des structures de l’institution
quand il y a une constellation, c’est grave
constellation de soignants ou de fous
ça se disperse au nom du désir de mort
elle rechute elle va sortir elle rechute elle va sortir ou il faut la traiter
décision thérapeutique
il faut disperser la constellation
les agents se retrouvent agents de la circulation fluidique »32
Stéphane Zygart
Sites et ressources en ligne à consulter :
https://www.zinzinzine.net/
https://archivesautonomies.org/
http://cras31.info/
https://soinsoin.fr/
https://infokiosques.net/antipsychiatrie
Pour le dernier numéro en date paru, voir https://www.autrelieu.be/publications-productions/autrezine5/↩︎
AERLIP n°2, novembre 1975, p. 2.↩︎
Disponible à l’adresse https://archivesautonomies.org/IMG/pdf/autonomies/marge/Marge-n6.pdf↩︎
https://sansremede.fr/↩︎
Collectif Fou.Fol.&…, Zine #1, Mai 2017, https://commedesfous.com/wp-content/uploads/2017/05/zine-fou-fol-et-final.pdf↩︎
Mise à Pïed, n°15-16, 3ème et 4ème trimestre 1981, p. 12.↩︎
Sans Remède, n°3, Août 2011, p. 19,↩︎
Voir François Tosquelles, Trait-d’union, Journal de Saint-Alban. Éditoriaux, articles, notes (1950-1962), Éditions d’Une, 2015, avec un accès sur site des éditions à des extraits donnant quelques informations sur ces deux journaux, https://editionsdune.fr/images/Tosquelles-21-32.pdf et une chronologie https://editionsdune.fr/images/Tosquelles-245-247.pdf↩︎
Les Groupes d’Information furent nombreux dans les années 1970, formés sur le modèle du Groupe Information Prison (GIP) fondé en 1971, qui visait à produire des documents, informations et réflexions à partir des personnes concernées par certaines institutions ou discriminations, au sein de collectifs regroupant de nombreuses compétences et professions. Le GIA fut fondé en 1972. Sur le GIP, voir Le Groupe d’information sur les prisons : archives d’une lutte, 1970-1972, documents réunis et présentés par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel,Paris, IMEC, 2003.↩︎
Gardes-Fous, Hors-Série, Avril 1975, p. 2.↩︎
Mise à Pied, n°7, hiver 1979, p. 2.↩︎
Gardes-fous n°5, hiver 1975, p. 7 et sq.↩︎
Voir AERLIP n°2, novembre 1975, p. 18 et sq. Pour un bref historique présentant la revue, http://www.serpsy1.com/pages/des-livres-a-lire/a-e-r-l-i-p-des-infirmiers-psychiatriques-prennent-la-parole.html↩︎
« Éditorial, actualité de la répression psychiatrique », « En Allemagne, la section silencieuse », « La justice et la torture par l’isolement », « Maxima Pregrosidad : le rôle de la psychiatrie dans la répression en argentine », Gardes Fous n°3, p. 2-11, Eté 1974.↩︎
Mise à pied, n°1, p. 10 et sq., 1977.↩︎
Gardes-Fous, n°2, avril-mai 1974, p.20 et 25.↩︎
Tankonalasanté, n°1, février 1973, p. 6.↩︎
Coll., Mony Elkaim, Réseau Alternative à la Psychiatrie, Paris, UGE-10/18, 1977.↩︎
Le texte y est directement consultable à l’adresse https://sansremede.fr/la-charte-des-internes/↩︎
https://www.fanzino.org/↩︎
Voir, entre autres, Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Paris, Exils, 1998 ; Félix Guattari, Les années d’hiver, Paris, Les prairies ordinaires, 1999.↩︎
Voir Liora Israël, À gauche du droit, mobilisations du droit de la justice et de la politique en France, Paris, Éditions EHESS, 2020.↩︎
Voir par exemple La systématisation du contentieux de l’internement psychiatrique par le Groupe information asiles (GIA), http://psychiatrie.crpa.asso.fr/520↩︎
Voir le texte fondateur : https://www.collectifpsychiatrie.fr/?cat=13↩︎
Verbatim officiel à l’adresse https://www.vie-publique.fr/discours/173244-declaration-de-m-nicolas-sarkozy-president-de-la-republique-sur-la-re↩︎
Voir à la fin de ce texte.↩︎
Voir par exemple les pages consacrées au « Groupe Médocs » dans L’autre Zine, n°4, 2021.↩︎
Soinsoin, n°1, 2017↩︎
Sans Remède, n°5, Avril 2014, p. 2.↩︎
Soinsoin, n°1, 2017.↩︎
Tankonalasanté, n°17, automne 1974, p. 23.↩︎
Tankonalasanté, n°17, automne 1974, p. 23.↩︎
Transfinis - octobre 2023
Une prise de parole aux Rencontres internationales autour des pratiques brutes de la musique – Sonic Protest organisées les 6 & 7 mars 2020 aux Voûtes à Paris, retranscrite initialement dans le numéro 11 des Nouveaux Cahiers pour la Folie d’octobre 2020.
« Chasser la norme en faisant attention à l'autre, elle revient tout de suite par la fenêtre ! »
« Alors voilà, voilà ce qui c’est passé. Je suis philosophe de formation, je travaille autour des normes, de la question du normal/de l’anormal, de la normativité, en particulier autour de quelques trucs qui ont trait au handicap : les rapports entre institutions et pratiques quotidiennes – je vais essayer d’en parler un peu aujourd’hui –, la question des rapports entre travail et handicap qui longtemps m’a servi de fil conducteur, et des questions du type : étrangeté, singularité ou monstruosité. C’est comme ça donc qu’on s’est rencontrés avec le collectif Encore heureux…, autour de ces questions-là, institutionnelles, professionnelles, jusqu’à aujourd’hui. Les questions que je me pose donc en fait ici, je peux les décliner en trois grands problèmes que je vais vous donner dès le départ. Et dans l’arrière-cuisine, par rapport à tout ça, il y a deux auteurs : Foucault qui est connu maintenant et Canguilhem qui l’est un peu moins, dont les idées que je vais vous présenter viennent également, même si je ne vais pas le signaler sur le moment.
Les trois problèmes se nouent autour de la notion d’intervention : qu’est-ce que c’est intervenir aux côtés ou avec les personnes handicapées, qu’est-ce que c’est intervenir sur elles ?
Le premier problème – c’est le plus massif – c’est : comment est-ce qu’on peut intervenir dans un cadre institutionnel ? Il y a trois grandes pistes que je vais détailler plus tard mais que je peux d’abord présenter rapidement pour clarifier les choses. La première piste évidemment, c’est : quand on est avec des personnes handicapées en institution, il s’agit de les soigner, et la question est : estce que le soin médical en institution doit être plus ou moins médicalisé ? La deuxième grande option, c’est : on ne peut pas tout à fait les soigner, donc on va les faire bosser, on va les faire travailler. Là, la question ce n’est pas : est-ce que c’est plus ou moins médical, mais est-ce qu’il faut les faire travailler de manière plus ou moins productive ? Faire travailler une personne handicapée, est-ce que c’est lui faire faire du théâtre ou de la musique, ou est-ce que c’est lui faire faire du jardinage ou du pliage d’enveloppes, est-ce qu’il y a une différence là-dedans ? La troisième option enfin, c’est : soigner en faisant travailler C’est la dimension, non pas médicale, non pas professionnelle des interventions institutionnelles, mais ergothérapeutique ; et l’articulation à faire alors est celle entre soin et travail. C’est là que se pose pleinement la question de la différence entre faire faire des enveloppes et faire faire du théâtre, avec le problème de la rémunération. Mais dans tous les cas, vous le voyez, les problèmes des rapports institutions/pratiques de soin passent toujours par des questions de combinaison : soin plus ou moins médicalisé, travail plus ou moins productif, place du travail dans le soin.
Le deuxième groupe de problèmes est lié à la question de savoir si on peut réellement accompagner et se livrer à une co-construction avec les personnes handicapées – qu’il s’agisse d’handicapés physiques ou d’handicapés psychiques ou mentaux, d’ailleurs. La question, brutalement, ce serait celle-là : est-ce qu’il y a un rapport et éventuellement une différence entre faire quelque chose à quelqu’un et faire quelque chose avec quelqu’un ? Et est-ce qu’on peut séparer ces deux dimensionslà ou est-ce qu’elles sont tout le temps liées ? Est-ce que quand on agit sur quelqu’un, est-ce que quand on administre un traitement ou une prise en charge, on est encore avec la personne, ou est-ce que quand on est avec la personne, il y a une dimension de neutralité ou de passivité qui peut s’instaurer ? C’est-à-dire, pour le dire autrement, est-ce qu’on peut vraiment saisir l’anormal, est-ce qu’on peut vraiment saisir les gens dits différents dans leur singularité, comme si on les contemplait, ou est-ce qu’on est obligé de les transformer en étant avec eux ? Voilà, c’est le deuxième groupe de questions, plus abstrait.
Le troisième et dernier ensemble de questions, c’est le rapport entre égalité, identité et intervention. C’est le problème le plus général, ce n’est peut-être pas le plus abstrait par rapport au précédent parce qu’il s’agit là de penser l’expérience vécue de la coexistence entre des valides et des personnes handicapées. Est-ce qu’il est possible au niveau du vécu, au niveau du quotidien, d’effacer les notions de différence, les notions d’identité, est-ce qu’il est possible à un moment de parvenir à une égalité – j’allais dire réelle, mais en tout cas une égalité quelconque – entre les personnes handicapées et les personnes valides, sans relations asymétriques ? La question alors vaut vraiment le coup d’être posée ici dans ces lieux : comment présenter ou comment faire se représenter le handicap ? Dans une représentation de théâtre, de musique, de cinéma, il y a à la fois collectif parce qu’il y a collectif de travail, il y a collectif d’élaboration du spectacle, etc., il y a activité, mais aussi spectacle, et qui dit spectacle, dit différenciation ; alors comment est-ce qu’on articule le fait que le spectacle redouble la différence entre les handicapés et les valides, et qu’en même temps le fait d’élaborer un spectacle fabrique un collectif où il y a identité de praticiens et identité de personnes qui se livrent à une pratique artistique ? Vous voyez le truc ?
Je vais parcourir rapidement les trois questions… et mes vertèbres dorsales…
J’espère que ça va lancer des discussions.
Premièrement donc, comment on fait dans les institutions entre la possibilité de soigner, de travailler, etc. Historiquement dans les textes de lois – je vais partir d’abord d’un historique pour vous montrer que le problème se pose vraiment, que ce n’est pas un truc qui sort du ciel. Le handicap dans les textes de lois et dans les institutions n’est pas une question qui est en priorité médicale, il n’y a pas tellement de médecine dans le domaine du handicap ; depuis longtemps et avant tout, le handicap, c’est une question de travail, c’est le rapport au travail qui pose problème. Je vous donne quatre repères juridiques, et il y en a un qui mériterait peut-être discussion – celui de 2005 à cause des bizarreries de sa mise en application, si vous voulez y revenir dans la discussion n’hésitez pas.
Le premier repère juridique, c’est en 1957, la loi sur le reclassement des travailleurs handicapés ; c’est la première loi générale en France à utiliser le terme de handicap et à considérer ensemble tous les types de handicap indépendamment de leur origine – de naissance ou acquis. Cette loi ne porte donc pas sur le soin des personnes handicapées mais sur le reclassement professionnel des travailleurs handicapés. C’est elle qui officialise les établissements comme les AP (Ateliers Protégés) et les CAT (Centres d’aide par le Travail), qui existaient déjà avant mais en très petit nombre et sans statut clair. La deuxième grande loi – vous la connaissez tous – c’est la loi de 75, ses innovations sont également liées au travail, puisque c’est la loi de 75 qui met en place l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) qui dépend des capacités de travail. Cette loi de 75 met aussi en place l’accessibilité des lieux publics en zone urbaine – je le précise parce que cette prudence initiale sur l’accessibilité montre à quel point le rapport entre égalité des droits et moyens matériels de cette égalité est tendu. Ce sont les deux principales évolutions de cette loi. Vous avez ensuite un espèce de truc bizarre qui est la loi de 2005, qui a pour caractéristique de faire passer le professionnel au second plan, mais qui a aussi pour caractéristique – en dehors du handicap psychique – de ne pas avoir été mise en œuvre, en particulier sur l’accessibilité (encore) et sur l’évaluation médico-légale des causes sociales des handicaps. On pourra revenir sur ce qui a rendu cette loi possible dans sa formulation et ce qui en même temps l’a rendue inopérante – c’est-à-dire qu’elle n’est pas appliquée. Les dernières lois, j’en dirais un mot, ça se passe en ce moment en 2020 : il y un retour du problème entre l’AAH et la mise en place du Revenu Universel d’Activité (RUA), c’est-à-dire qu’on se met à parler au sujet des personnes handicapées – de tout type et de tout degrés – d’employabilité, ce qui est tout autre chose que de parler de difficultés d’emploi. Tout le monde est employable si vous voulez, par contre une personne handicapée l’est théoriquement moins que d’autres ; c’est cette différence-là qui est en jeu actuellement et qui décide pour beaucoup des dispositifs. Donc il y a ces quatre lois-là.
Concrètement ça donne quoi, je vous donne un exemple : les établissements pour personnes handicapées adultes portent la marque de cette importance du travail. Vous avez deux grands types d’établissements : les établissements purement médicaux pour les handicaps les plus graves, ce sont les maisons d’accueil médicalisé, et puis les établissements dédiés au travail que sont les Entreprises adaptées qui correspondent aux anciens Ateliers protégés – où il n’y a aucune aide de l’État et une obligation de rentabilité pure – et les ESAT (Établissements et Service d’Aide par le Travail) qui sont les anciens CAT (Centres d’aide par le Travail). Or, pour rentrer en ESAT, il faut une réduction énorme des capacités de travail puisqu’il faut avoir moins de 30% des capacités de travail normales – donc 70% de capacités de travail en moins sur le papier. Les revenus liés à l’ESAT sont entre 50 et 110% du SMIC, et les 110% du SMIC sont rarement atteints, à cause du cumul de l’AAH. Ce qui est important là, c’est que les ESAT ont officiellement un but médical : l’entrée dans les ESAT se fait sur critère médical et le but d’un ESAT, c’est le soin. C’est tellement un enjeu qu’une circulaire est réapparue en 2008 pour le rappeler.
Les textes de loi dont je vous ai parlé ont un impact sur vos pratiques, parce que sinon vous pourriez me dire : « oui ? ce sont des textes de lois donc quel rapport cela a-t-il exactement avec la réalité ? ». Cela a un rapport avec la réalité pour au moins trois raisons. Première raison : le handicap est défini comme incurable, il se soigne par d’autres moyens que la médecine – on ne peut pas guérir d’un handicap – c’est pourquoi depuis le début, le problème du traitement des personnes handicapées, c’est leur mise en activité, et en particulier leur travail. C’est exactement ce qui est en train de se questionner dans ce lieu et dans d’autres. Deuxième raison pour laquelle le travail et l’activité sont importants : parce que le travail a une utilité sociale, le travail justifie les frais de soin pour les personnes handicapées, il permet de s’occuper d’eux – il permet de payer leur traitement. C’est l’idée depuis la Première Guerre mondiale et ça n’avait pas été le cas depuis la fin du MoyenÂge, c’est-à-dire qu’avant, les personnes handicapées étaient définies par l’incapacité d’activité ou de travail. Jusqu’en 1905, vous ne pouviez pas être aidé si vous aviez des ressources, vous n’étiez aidé que si vous étiez incapable de travailler et sans ressources. Ce qu’a changé la guerre 14-18, c’est qu’il est désormais possible de dire à une personne handicapée : « tu as des ressources, en même temps tu peux toucher l’AAH, et en même temps tu peux bosser. » La troisième raison pour laquelle le travail est très important, c’est par trois de ses effets, qui ne sont pas financiers. Il a une utilité thérapeutique, il développe des capacités psychiques, physiques et cognitives, il a des effets de reconnaissance sociale – travailler c’est être l’égal de l’autre dans son travail. Vous allez me dire que je parle des personnes handicapées, je ne parle pas des personnes qui ont des troubles mentaux. En fait, historiquement, c’est exactement pareil : la folie a longtemps été considérée comme incurable, c’est d’ailleurs pour cela que les fous n’étaient pas mis en hôpital mais en asile ; on considérait qu’il fallait juste les accueillir et les protéger, mais certainement pas les soigner puisqu’on y arrivait pas. La mise en place des asiles nécessitait d’avoir des finances, donc depuis le 18ème siècle, il y a eu des colonies agricoles, des moyens de faire payer les soins aux personnes folles, ou dites folles. Mise au travail des personnes donc, quand ce n’était pas physiquement impossible. Enfin, ça fait longtemps que dans les asiles, l’appartenance au collectif passe par le travail, ça date au moins de Pinel, et si vous remontez au 19ème siècle, il y avait une obligation de travail pour réapprendre aux gens un principe de réalité – travailler c’est se confronter à la réalité. Vous retrouvez également cette idée dans la psychothérapie institutionnelle puisque le travail a une grande importance par exemple chez Tosquelles. Alors vous allez me dire « qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? »
Après avoir parlé des lois, après avoir essayé de vous dire que je pense que c’est réellement central, qu’est-ce qu’on peut proposer comme pistes de réflexion ou de recherche ? Il apparaît que le travail est considéré comme une panacée : l’activité et en particulier l’activité professionnelle, ça résout tous les problèmes – je vous le signale parce c’est toujours pareil en matière de handicap, c’est pareil pour les valides et pour les invalides – c’est-à-dire quand quelqu’un a un problème, on lui dit : « ben tu devrais travailler, ça te remettrait les pieds sur terre, et en plus t’aurais un peu d’argent… » C’est le même principe pour les personnes handicapées. Le travail est une panacée économique, sociale, institutionnelle, thérapeutique, et il nous est très difficile de concevoir que l’on puisse avoir une activité sans travailler. Est-ce que vous arrivez à concevoir, est-ce que j’arrive à concevoir que je fais quelque chose qui n’est pas un travail ? C’est tout le problème… Ce qui est difficile à concevoir en général est également difficile à concevoir pour les personnes invalides.
Le caractère universel du travail est d’autant plus problématique qu’entre le travail de prof, le travail de plieur d’enveloppes ou le travail d’acteur de théâtre, ce sont trois formes d’activité qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Est-ce que l’on peut réussir à démêler là-dedans quelque chose qui donne sa vraie valeur pour les personnes handicapées à l’activité professionnelle, c’est quoi le nœud du truc, qu’est-ce qui est vraiment important dans le travail des personnes handicapées ? L’économie, le social, le thérapeutique, le psychologique, le tout ce que vous voulez, c’est quoi le cœur du noyau ?
L’autre question qu’on peut se poser à partir de là, c’est que le travail correspond à une demande sociale, il y a une forme de contrainte dans les demandes de mise au travail. C’est très concret. Comment échapper à la question du travail quand on est handicapé ? D’accord, les valides n’échappent pas non plus à la pression du travail mais ils ne sont pas tenus de répondre de manière décisive, et pour de longues années, à la question : « est-ce que tu veux aller travailler en ESAT, ou pas ? » Une personne handicapée est obligée de répondre à la question professionnelle et d’y répondre sur le long terme, ce qui n’est pas le cas pour les personnes valides. Les personnes handicapées se retrouvent à certains moments à des embranchements où elles sont obligées de faire des choix : aller bosser en CAT ou pas, demander l’AAH ou pas, accepter un boulot pourri ou pas, parce que l’accès au marché de l’emploi est plus difficile, ce qui n’est pas du tout pareil pour les valides et qu’il faut absolument prendre en compte parce que cela a un caractère extrêmement contraignant, y compris au niveau des vécus.
Je vous disais – et ce sera mon dernier mot sur le travail, enfin directement sur lui – tout cela est étroitement lié aux institutions et aux lois. En 2020, les lois françaises – je ne vais pas rentrer dans le détail, on pourra en discuter après si voulez – consistent à mettre en avant l’employabilité des personnes handicapées. Je vais essayer d’être très clair sur ce point et très rapide : tout le monde est employable ou quasiment. Il n’y a que les handicapés les plus graves qui ne sont pas employables. L’employabilité, c’est une simple possibilité d’exercer un emploi et on trouve dans les textes historiques – pour donner des exemples qui ne soient pas polémiques – des établissements de travail pour les femmes qui viennent d’accoucher ou pour les vieillards, au 17ème ou au 18ème siècle… Donc vous pouvez faire travailler à peu près n’importe qui ! En mettant en avant cette notion d’employabilité, il s’agit de faire sauter les dispositifs d’aide à l’emploi, et il s’agit actuellement de dire que les personnes handicapées n’ont pas besoin de prestations supplémentaires parce qu’elles peuvent travailler comme tout le monde, donc elles peuvent avoir le même revenu que tout le monde, et si elles veulent en avoir un peu plus, elles n’ont qu’à travailler comme tout le monde ! C’est en ce moment que cela se joue avec pas mal de péripéties politiques effectivement, mais c’est une tendance que l’on retrouve en Angleterre, en Italie. Pour pouvoir y arriver et pour pouvoir affirmer que la plupart des personnes handicapées peuvent travailler comme tout le monde quand elles le veulent, le dispositif joue sur une médicalisation du handicap, c’est-à-dire qu’on va être amené à vous confronter à des avis médicaux standardisés par des médecins d’État – encore une fois pour aller très vite – sur tout le territoire français. Le but étant de discriminer les handicapés les plus graves des autres. D’autres procédés sont aussi essayés, comme la mise sous pression financière des familles pour qu’ils poussent au travail leurs proches invalides. Il y a dans tout ça quelque chose de très important qui se joue en ce moment, surtout pour les handicapés psychiques qui sont en première ligne. Dans le rapport de la Cour des comptes – je pense que c’est le moment d’en parler maintenant – ils attaquent en effet, en première ligne, le handicap psychique. Pourquoi ? Parce que le handicap psychique, ça coûte cher et parce que ce n’est pas médicalisable au sens classique du terme – vous ne pouvez pas démontrer l’étendue d’un trouble schizophrénique par un scanner. Du coup, l’argument du Conseil d’État c’est simple : si ce n’est pas médical, c’est que ce n’est pas un gros handicap, et du coup ça ne mérite pas d’avoir une prestation supplémentaire – vous voyez le système ? C’est l’universalité scientifique de la médecine qui est évoquée au nom d’une exigence de vérité et d’égalité pour réduire le nombre d’handicapés et appauvrir l’évaluation comme les traitements des handicaps – par exemple, vous savez très bien que les MDPH (Maisons Départementales des Personnes Handicapées) varient leurs jugements selon les régions, à cause des bassins d’emploi, etc. Le Conseil d’État dit que ça porte atteinte à l’égalité républicaine, qu’il faut que les critères soient les mêmes dans toutes les régions, et que le meilleur critère c’est la médecine, donc qu’il faut se limiter au corps des individus ; et quelques pages plus tard, il disent en plus qu’on s’aperçoit avec le modèle social du handicap que le handicap psychique explose les comptes et donc coûte très très cher, donc qu’il faut absolument re-médicaliser tout ça… Le rapport se termine comment ? Ça termine en disant qu’il y aura toujours un vote au CDAPH (Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées) pour les attributions d’invalidité, mais qu’il faut que l’État soit majoritaire au nombre de votants, je vous laisse deviner… Les textes se trouvent sur internet. Donc centralité des questions de travail et de finances pour le handicap, je vais m’arrêter là sur ce sujet.
Un point rapide sur l’articulation entre médecine et travail avant de passer au second problème dont je voulais parler. Je ne suis pas en train de dire du tout – je pense que cela donne cette impression-là mais ce n’est pas du tout le cas – qu’il ne faudrait pas faire travailler les personnes handicapées, je ne pense pas que la réflexion doive se placer sur ce plan-là. Si j’insiste autant là-dessus c’est pour une raison bien particulière : la question de la normalisation. Est-ce qu’on normalise plus par la médecine ou est-ce qu’on normalise plus par le travail ? En fait, ce sont deux normalisations complètement différentes : la médecine est potentiellement beaucoup plus normalisatrice que le travail puisque vous avez la neurologie, les neuroleptiques, les techniques de rééducation, la méthode ABA pour les personnes porteuses d’autisme, etc. Mais en même temps, les normalisations médicales permettent aux personnes handicapées, d’une, de garder leurs spécificités, c’est-à-dire de garder une singularité sociale, et de pointer la singularité du problème. Oui les techniques médicales sont lourdes mais c’est aussi parce que les problèmes sont lourds ou singuliers. Le travail, c’est beaucoup plus insidieux, le travail, c’est beaucoup moins normalisateur, c’est très ordinaire et ça fournit une identité sociale. Le souci, c’est que ça efface les problèmes et ça efface la spécificité des acteurs du soin. Il y a un risque en mettant l’accent sur l’activité, et en particulier l’activité professionnelle – et en disant qu’il n’y a donc plus besoin d’acteurs du soin – d’aboutir à une invisibilisation sociale du handicap qui à mon sens est l’objectif des politiques actuelles, sous couvert d’inclusion. Je n’ai aucune solution. On peut passer par le travail comme opérateur social avec tous ses défauts. On peut aussi essayer de maintenir la singularité des personnes handicapées – ce qui les protège –, singulariser les personnes handicapées, ça leur donne une visibilité, le principal risque actuellement étant de rendre les personnes handicapées invisibles, c’est-à-dire que quoiqu’elles deviennent, personne ne le saura. Le problème des valides si vous voulez, c’est de se rendre invisible par rapport aux techniques de contrôle social ; le problème des personnes vulnérables et en particulier des personnes handicapées, c’est un peu l’inverse, il ne faut pas chercher l’invisibilité sociale, il faut au contraire essayer d’être vu le plus possible, ce qui garantit une protection. Je ne suis ni pro-médecine, ni pro-travail, j’essaie de voir.
Par exemple, en matière de handicap psychique, vous êtes obligé, tout le monde est obligé de jouer sur les deux tableaux – c’est-à-dire que la reconnaissance du « handicap psychique » a permis des choses assez bonnes : une dé-institutionnalisation avec les GEM, l’entrée dans les dispositifs de handicap, la folie est devenue « ordinaire », « c’est un handicap comme les autres », etc. Ça a aussi mis l’accent sur la neurologie, les neuroleptiques, le fonctionnalisme… donc vous voyez à chaque fois, il y a à prendre et à laisser. Voilà, c’était le plus long parce que c’est là où je peux être le plus concret et me baser sur des lois, etc.
Le deuxième groupe de problèmes dont je voulais parler tourne autour de la neutralisation : est-ce qu’on peut être neutre par rapport à une personne handicapée ? – au sens de l’accompagnement. Estce qu’on peut faire quelque chose uniquement avec les personnes handicapées ? Pour répondre à cette question, il faut absolument se décaler. Il s’agit d’articuler l’ordinaire et le singulier, l’activité de travail et l’activité quotidienne. Je pense à quelques lieux emblématiques qui ont réussi à articuler ou donner une idée de l’articulation entre faire avec et faire à quelqu’un. Il y a quelques GEM (Groupe d’Entraide Mutuelle), il y a par exemple ici – même si ce n’est pas un GEM, il me semble que c’est typiquement ce genre de lieu : faire à et faire avec, ça se fait ici, ou à la Fonderie à Encore heureux c’était pareil, à La Borde il me semble que c’est et que c’était pareil, ou chez Deligny vous trouvez le même genre de dispositifs et d’autres choses moins connues comme la colonie de Gheel en Belgique qui remonte au Moyen-Âge, c’est une colonie de soin chez l’habitant – il y a de plus en plus de travaux là-dessus – on rouvre des villes et des villages aux personnes atteintes de troubles mentaux ou psychiques pour les faire soigner chez l’habitant. C’est une solution qui était pratiquée depuis le Moyen-Âge et qui revient en grâce. Vous allez dire « alors super ces lieux-là, il n’y a plus qu’à suivre la recette, secouer et à mettre dans un bol !… » Mais il faut faire attention à plusieurs choses : la temporalité, la spatialité, et la pluralité qu’il y a dans ces institutions et leurs manières d’articuler les normes extérieures à l’institution et les normes intérieures. Je dis bien non pas simplement en terme de topologie l’extérieur et l’intérieur, mais les normes extérieures et les normes intérieures.
Du point de vue du temps, qu’est-ce que je veux dire ? Il s’agit de respecter les normes temporelles des individus. À Namur par exemple, un soignant m’a raconté qu’ils avaient mis deux ans pour faire planter un arbre à un autiste et que ça lui avait fait beaucoup de bien. Deux ans en termes médicaux et en terme de nomenclature médicale, c’est complètement insensé. Donc comment respecter les normes internes temporelles des individus ? Un des éléments de réponse, c’est qu’il faut privilégier l’œuvre au travail – je ne sais pas si cette distinction célèbre et un peu bourrin vous dit quelque chose – l’œuvre c’est le résultat, c’est-à-dire: quelqu’un met trois ans ou cinq ans à faire un tableau, et à la fin, sa propre norme rentre en contact avec la société : il présente son œuvre, il y a un deal, il y a des échanges, il y a une présentation, une représentation. Alors, la temporalité vient d’abord de l’individu et du fait d’avoir fait quelque chose. La temporalité du travail ce n’est pas du tout ça, ce n’est pas la temporalité de l’œuvre, la temporalité du travail c’est d’abord celle de la productivité et c’est la temporalité de la cadence. Si par exemple vous dites à quelqu’un « dans trois jours je veux un dessin et sur un mois je veux que tu m’en fasses dix », ça c’est du travail. Si par contre vous donnez des crayons et des feutres et vous dites « quand tu veux me donner un truc tu me le donnes », le jugement sur l’œuvre ne porte pas du tout sur la cadence mais sur le résultat et vous avez même tout à fait le droit de dire que c’est pourri. Vous voyez ce n’est pas du tout le même rapport au temps.
En terme d’espace, il y aurait deux choses. La première c’est qu’il faut être extrêmement attentifs à l’implantation géographique des institutions. Les institutions quand elles sont éloignées des centres, elles permettent la tranquillité des lieux – typiquement c’est Deligny dans les Cévennes –, mais il y a aussi un avantage à être dans les milieux urbains pour qu’il y ait une confrontation par proximité. Actuellement il faut faire très attention aux endroits où sont installés les nouveaux logements ou les nouvelles institutions, c’est-à-dire éviter à tout prix les zones artisanales et commerciales, les trucs de ce type, sous prétexte que c’est tranquille : en fait, c’est mort… et personne ne voit personne. Ça c’est le problème de l’implantation, il y a des études là-dessus, il y a des gens ou des organismes qui font de la géographie du handicap et qui dressent des cartes qu’on trouve sur le net.
L’autre aspect en terme de lieu, c’est l’agencement – typiquement c’est le cas ici, et c’est le cas à la Fonderie – l’agencement intérieur des lieux qui accueillent les personnes handicapées doit être en rapport avec les dynamiques qui font passer de l’intérieur à l’extérieur. L’exemple type de ça, c’est hier, quand les gens de la Pépinière parlaient du grand parc. Qu’est-ce que c’est un parc ? C’est une zone de détente mais c’est aussi une zone qui permet de s’approprier l’extérieur. Les institutions les plus efficaces et les plus dynamiques pour les personnes handicapées, ce sont celles qui permettent ça. Vous savez, Foucault a forgé une notion qui a beaucoup de succès qui s’appelle l’hétérotopie. Qu’est-ce que c’est une hétérotopie ? C’est un lieu qui est en décrochage, qui possède des règles sans rapport avec le reste de l’espace social. C’est le cas ici par exemple. Ce n’est pas un lieu sans règles, c’est un lieu sans règles en rapport avec le reste de l’espace social. Je crois qu’il faut ajouter à cette définition de l’hétérotopie que ces lieux sont des lieux de passage et de transformation, c’est-à-dire qu’un lieu de soin ne doit ni être un parc où on parque les gens, ni une frontière. Dans un lieu de soin on y passe, ça veut dire qu’on y séjourne et qu’on s’y transforme.
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La troisième question sur ce qu’est faire sur ou avec les gens, celle de la multiplicité, est très importante puisque le soin lui-même est normatif. Il est très difficile d’accueillir la multitude des rencontres et de gérer toutes leurs durées. Être avec des personnes handicapées – et pour les personnes handicapées, être avec des valides ! – cela demande des efforts réciproques, et donc cela provoque des conflits. Vous voulez chasser la norme en faisant attention à l’autre, elle revient tout de suite par la fenêtre puisque même si vous ne voulez pas être normatif, vous finissez au quotidien par vouloir quand même une part de décision, par vouloir avoir quelque chose à dire dans le mode de vie. Et des modes de vie qui se combinent au quotidien, ce sont forcément des modes de vie qui interviennent l’un sur l’autre. Chez Canguilhem, on trouve cette leçon où il dit que le soin, d’une part, ça n’a pas pour but de faire du bien aux autres, le soin ça a d’abord pour but de remettre les autres en activité. D’autre part, le problème du soin c’est comment faire pour saisir la singularité des personnes et leur permettre de déployer cette singularité-là – c’est hyper compliqué parce que cela ne peut pas être contemplatif. Vous ne pouvez le faire qu’en vivant avec les gens.
J’en arrive au troisième gros groupe de problèmes que j’avais annoncé au tout début et qui va me permettre de développer ça, au rapport entre coexistence et intervention : comment est-ce qu’on peut penser les rapports entre identité, égalité et différence entre les handicapés et les valides ? Je crois que ce n’est pas plus abstrait que ce que je viens de dire juste avant, c’est même plus proche de ce que l’on vit.
Alors le but du jeu, c’est qu’il y ait une indifférence qui s’installe entre les valides et les invalides – mais c’est très difficile pour deux raisons. La première, c’est que les rapports de soin et de prise en charge sont dissymétriques : il y en a un qui soigne et l’autre qui est soigné, il y en a un qui prend en charge et l’autre qui est la charge – au moins c’est clair… même si c’est brutal. La première difficulté donc c’est le caractère dissymétrique, la deuxième c’est que même quand il n’y a pas de soin et que vous ne prétendez pas soigner la personne handicapée, il y a ce qu’on appelle le stigmate ou le caractère liminaire des personnes handicapées. Alors ça, ça a rempli des bibliothèques entières de socio ! Qu’est-ce ça veut dire ? Ça veut dire que la personne handicapée ne doit pas choquer et le soignant non plus – c’est la théorie d’Erving Goffman dans Stigmate (à l’époque, dans les années 60, pour Goffman, les handicapés, les prostituées, les homosexuels sont exposés au même « stigmate »). Par exemple, quand quelqu’un arrive dans un restaurant et que vous devez l’accueillir et que vous êtes handicapé, par exemple comme moi, vous vous arrangez pour ne pas vous lever de votre chaise, pour ne pas le gêner. Par contre, à un moment vous allez être obligé de lui faire comprendre que vous avez un problème. C’est du tact, c’est de la négociation sociale, c’est du stigmate, c’est-à-dire que ça consiste à effacer faussement les éventuelles différences.
La deuxième idée à ce sujet de la différence permanente entre handicapés et valides, même quand il n’y a pas de soins, beaucoup plus complexe, c’est le caractère liminaire, c’est-à-dire qu’une personne handicapée est à la fois identique et différente, et on ne s’en sort pas – elle reste sur le seuil. Ce n’est pas un monstre, mais ce n’est pas non plus quelqu’un qui est identique à une personne valide.
Donc il est très difficile pour ces deux raisons-là de prétendre à être indifférent aux personnes handicapées. Est-ce que pour autant il faut dire qu’il n’y a pas de solutions ? Très franchement je vous réponds, je ne crois pas que ces deux notions de stigmate et de liminarité soient réellement valides – c’est le cas de le dire, il faut bien se détendre un peu… Pourquoi elles ne sont pas parfaitement valables ? Les rapports entre valides et invalides sont des rapports pratiques, et ça dépend de ce que l’on fait. Du coup, ils se transforment en fonction des pratiques. Je vais faire un petit détour historique avant d’achever mon propos. Ce qui le montre très clairement c’est l’exemple du freak show. Une des questions qui a été discutée hier, c’était : remplacer les personnes handicapées par des personnes valides ou inversement, est-ce que cela ne reste pas une dynamique de freak show, en particulier dans les dispositifs théâtraux ? Mais en fait, c’est sans doute un problème qui s’est considérablement déplacé et transformé depuis l’époque des freak shows. C’était les expositions de monstres : la femme à barbe, l’homme sans cou, le pied sans tête, etc. Vous aviez deux grandes techniques qui faisaient que les gens venaient et aimaient bien voir les freak show. La première technique c’était de dire : « Oui c’est vraiment un monstre mais regardez il est loin, c’est un monstre asiatique, c’est un monstre indien ! » ; la deuxième technique, c’était de dire : « oui oui c’est un monstre mais il a vraiment dépassé ses différences par des capacités extraordinaires pour finalement réussir à faire comme nous ! » – non pas le dispositif de l’Haïtienne à barbe mais le dispositif de Tom Pouce, qui est un nain et qui se marie, etc. Dans tous les cas, vous avez un mouvement qui vise à rassurer, vous avez un jeu entre l’extraordinaire et l’ordinaire. Ce jeu consistait dans les freak shows à effacer les monstres tout en les montrant – près, mais loin, différents mais pareils, à juxtaposer leur présence et leur absence, l’identité et la différence. C’est ça, le show. Ce type de jeu était déjà incertain, un jeu ça se joue toujours à deux ou sur deux plans, c’est-à-dire que les personnes handicapées jouent également – les valides jouent mais les personnes handicapées jouent aussi. Je développe.
Si vous avez vu Freaks de Tod Browning, c’est une des grandes idées du film – Browning, luimême entrepreneur de freak show, raconte avec d’autres que la dimension d’arnaque était connue par les monstres et les handicapés. Il y avait tout un jeu qui consistait à arnaquer le plus possible les valides, tandis que le plaisir du dimanche des valides était aussi d’aller se faire arnaquer. C’est un jeu théâtral qui se joue à deux : vous avez des personnes qui font semblant d’arnaquer les autres, et d’autres qui font semblant de se faire arnaquer. Mais de temps en temps ça tourne mal et on arrête de faire semblant, et c’est le sujet de Freaks…
Bon, qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Pour ceux d’entre vous qui ont pu assister hier au concert des Turbulents avec Fantasio… quelque chose alors m’a frappé : c’est des moments difficiles à voir dans les spectacles. Il y a eu à un moment donné une identité entre les spectateurs et la scène, identité au sens où dans l’activité commune, les spectateurs sont devenus de vrais spectateurs de concert de rock et les musiciens sont devenus de vrais musiciens, et non plus des personnes handicapées vues par des personnes valides ou inversement. Il ne s’agissait plus de parcourir une distance ; dans l’activité commune, de l’identique a été créé, et de l’égal. Il faudrait expliquer ça plus longuement…
En tous cas, les jeux restent ouverts, au quotidien comme sur scène. Ce qui m’a frappé principalement hier et aujourd’hui, en autres : les personnes handicapées sont habituées à être visibles – être handicapé c’est être visible, il n’y a pas de handicap invisible, un handicap invisible finit toujours par apparaître parce qu’un handicap, par définition, dure et touche à ce qu’on fait, alors qu’il peut y avoir, c’est vrai, des maladies invisibles. Si vous avez un handicap, même dit invisible, au bout de quelque temps, ça va se voir. Qui dit handicap dit visibilité, et les personnes handicapées savent qu’elles sont visibles. Si elles sont moins visibles que d’autres, par exemple en étant placées dans certains bâtiments fermés, elles savent qu’elles sont surveillées. Et si les surveillances se relâchent, elles ont conscience des troubles qu’elles provoquent en arrivant – c’est la question du stigmate et de la liminarité.
La question que je me pose, c’est qu’est-ce qui se passe du coup pour une personne qui a l’habitude de toujours être exposée quand elle passe sur une scène ? Comment penser la surexposition des personnes handicapées ? Ce ne sont pas des personnes qui sont cachées habituellement, ce sont des personnes qui sont déjà soumises au spectacle, et donc il y a un redoublement du spectacle. Il y a énormément de possibilités de subversion qu’il m’a semblé voir sur scène et en particulier, une dynamique d’exagération. Qu’est-ce que c’est une personne handicapée qui exagère sur scène ? C’est quelqu’un qui est d’ordinaire sur une scène et qui se retrouve sur une scène où elle sait que les règles sont assouplies parce que ce sont des règles artistiques, et donc elle peut en faire plus que d’habitude.
Si je dis ça, c’est parce que pour penser ce rapport entre identité et égalité, on est toujours piégé si on met la personne en face dans une situation de passivité. On ne l’est pas à partir du moment où on part du principe que la personne, en fait, elle joue aussi, et c’est là que l’égalité peut réellement s’instaurer.
Voilà, je vous remercie. »
Stéphane Zygart
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