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La participation des personnes dites handicapées à la recherche - quelques repères éthiques

La participation des personnes dites handicapées à la recherche - quelques repères éthiques

   

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Transfinis - Janvier 2025

   

Texte de la communication présentée le 6 décembre 2024 à la journée de la Fédération des Comités d’éthique de la recherche. Le propos a été amendé et complété, notamment par certaines remarques des participants. Qu’ils soient ici remerciés.

   

Souligner certaines limites générales et certains points de tension de l’éthique de la recherche médicale amène à préciser, dans un second temps, la spécificité des enquêtes et des données sur les handicaps et, dans un troisième temps, à cibler les problèmes éthiques tout à fait particuliers posés par les témoignages des personnes handicapées sur leurs handicaps. C’est l’examen de ces problèmes qui est le cœur de ce texte.

     

1 Quelques éléments sur l’insuffisance des cadrages par l’éthique médicale

Les codes de déontologie médicale et la principale déclaration internationale en éthique de la recherche médicale, celle d’Helsinki (dans sa dernière version publiée de 2013, celle adoptée en octobre 2024 ne l’ayant pas encore été) ne peuvent que très imparfaitement servir de guide pour l’éthique de la recherche sur les handicaps1.

La déclaration d’Helsinki concerne la recherche en santé et soins médicaux. Le handicap n’y apparaît nulle part (on n’y trouve même pas le terme), puisque celui-ci n’est pas une maladie, mais les éventuelles conséquences de celle-ci. On peut néanmoins tirer trois ou quatre choses de cette déclaration pour réfléchir à l’éthique de la recherche sur les handicaps:

Les deux derniers points sont systématiquement suspendus à une corrélation entre les pathologies des personnes qui les rendent incapables de consentir de manière éclairée et l’objet des recherches médicales - elles doivent porter sur leur pathologie (Art. 30).

Ces articles de la déclaration d’Helsinki peuvent soulever l’intérêt par leur caractère qu’on peut trouver novateur, et qu’on peut à coup sûr lier à certains problèmes, parfois très contemporains, posés par les handicaps - par exemple, dans les tutelles, les pouvoirs de représentation ou de délégation qu’elles donnent. Mais ces articles ne sont pas non plus sans risques. Il est d’une part difficile de délimiter, comme on le verra, ce qui fait les caractéristiques d’un handicap. Par là, la portée protectrice de l’article 30 est très fortement amoindrie, dans la mesure où la notion de pathologique, et donc de groupe pathologique, est très flottante dans les handicaps.

D’une manière plus générale, qu’on ne trouve aucunement des possibilités telles que celles d’un consentement par un tiers ou d’un assentiment dans le jugement de Nüremberg de 1947, qui a servi de base à la déontologie médicale internationale, doit éveiller la vigilance. La possibilité de consentement par un tiers est, en particulier, exclue dans des termes extrêmement forts par le premier article de la jurisprudence de ce jugement de 1947. Les personnes ne peuvent que consentir pour elles-mêmes: « Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la personne concernée doit avoir la capacité légale de consentir […] »2.

Les propositions de la déclaration d’Helsinki, dans tous les cas, doivent faire l’objet de réflexions approfondies pour pouvoir être appliquées aux recherches sur les handicaps, en rapport avec les problématiques propres posées par ceux-ci - leur différence d’avec des pathologies biologiques, la complexité des rapports de dépendance et d’autonomie qui les caractérise, les capacités et les formes de consentement qu’on peut y rencontrer.

Il faut noter que le jugement de Nüremberg n’offre pas que des règles limitatives ou de prudence. De manière positive, il a pour intérêt de ne pas explicitement distinguer entre les recherches médicales et non médicales, ce qui permet, à partir de lui, d’envisager des règles communes pour toute recherche impliquant des personnes humaines3.

Quels repères adopter si l’éthique médicale n’y suffit pas ? Saisir la spécificité des handicaps comme objets de recherche permet de fixer quelques orientations.

   

2 Quelques caractéristiques particulières des questions et des données explorées au sujet des handicaps

La notion de handicap, à partir de laquelle les personnes peuvent être incluses dans la catégorie des « personnes en situation de handicap » n’a pas d’unité biologique, médicale ou sociale. Sa seule unité est médico-légale ; elle est celle des inaptitudes fonctionnelles ayant comme origine une pathologie médicalement identifiée, entraînant des restrictions professionnelles, d’autonomie et de participation sociale, ouvrant à certains droits. Les handicaps peuvent en effet être extrêmement variés dans leurs formes, leurs incidences, etc. : ils peuvent être physiques, sensoriels, mentaux, psychiques. Plusieurs spécialités médicales ou para-médicales, avec leurs règles éthiques et légales spécifiques, peuvent donc y intervenir, comme la médecine générale, la médecine physique et de réadaptation, l’orthophonie ou la psychiatrie. Bien plus, ce qui constitue un handicap ne concerne pas que la médecine et encore moins exclusivement la biologie - le handicap est dit « bio-psycho-social ». Les recherches ouvertes à son sujet sont donc extrêmement larges et protéiformes, et peuvent concerner tout autant, par exemple, la médecine que la sociologie ou l’ergonomie.

S’en tenir à un seul type de handicap ne réduit que très peu les difficultés qu’il y a alors à resserrer le champ des recherches. Le handicap étant considéré comme produit à l’intersection du biologique, du fonctionnel et du social, il est situationnel au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire au sens le plus pragmatique, quotidien et en même temps disparate de ce qu’est une situation. Comment faire, par exemple si l’on est atteint de cécité ou d’une paralysie des membres inférieurs, pour déambuler dans la rue, seul, ou avec un enfant, faire ses courses, ou son ménage, etc. ?

Bref, le « handicap » est non seulement multiforme et à facettes multiples, il est aussi en situation : multicirconstanciel et multifactoriel. Les recherches ne sont donc pas réellement limitées par la volonté de s’en tenir à un seul type de handicap.

De là, existent sans doute deux tendances conjointes et convergentes des recherches sur le handicap pour en cerner le caractère situationnel : celles d’études « micro », les plus précises possibles et à petite échelle, où l’expérience des personnes considérées comme handicapées est centrale - d’où un recours à leurs témoignages.

Ce type d’étude est parallèle à un autre grand genre de recherche sur le handicap, qui porte sur celui-ci en tant que catégorie générale ou médico-légale, et qui touche de la sorte les politiques publiques par le biais de réflexions structurelles (légales ou réglementaires en particulier) et/ou de statistiques, éventuellement par diffusion de questionnaires standardisés.

C’est sans doute le premier type d’étude (micro et expérientielle) qui pose les problèmes d’éthique de la recherche les plus particuliers et les plus inédits, sur lesquels il faut se pencher le plus longuement. Le cadrage du second type de recherche (sur la structure des politiques publiques) peut être tracé plus rapidement, et en premier lieu.

   

3 Comment faire avec les données ? Comment faire avec les témoignages ?

La collecte des données par questionnaire standardisé (fermé ou semi-ouvert) peut être encadré par le RGPD, au titre du caractère personnel de ces données, bien que ces dernières ne soient pas nécessairement « critiques » (art. 4.1 et 9 du RGPD).

En tant que les données propres au handicap ne touchent pas au biologique, mais aux pratiques et aux activités des personnes, on peut croire qu’elles ne posent pas les problèmes de levée de l’anonymat ou du pseudonymat par recoupement, comme cela peut être le cas pour les données biologico-médicales collectées en grand nombre et continûment par les centres hospitaliers, et regroupées dans des bases massives de données médicales. Des techniques de pseudonymisation ou d’anonymisation doivent certes mises en œuvre suivant les questions posées (lieu d’habitation, par exemple), mais ne devraient pas pouvoir être contournées une fois appliquées si les questions posées ne sont pas totalement ouvertes.

Pour des raisons d’ouverture des « informations » transmises, justement, il en va tout autrement pour les témoignages -, et plus largement pour toutes les descriptions des manières de faire singulières des personnes -.

D’abord, une foule de données variables peut alors être communiquée, où des règles a priori d’anonymisation ou de pseudonymisation ne peuvent pas être suffisantes. Il faut dans ce cas procéder au cas par cas, témoignage par témoignage, réponse par réponse.

Ensuite et surtout, les témoignages peuvent exposer les personnes qui les font, d’une part au moment où celles-ci le font - devant un public ou devant un enquêteur - d’autre part par les conséquences de plus longue durée de leurs témoignages.

Les conséquences sur la longue durée posent le problème de la conservation des témoignages et de leurs réusage si ceux-ci ont été diffusés, ce qui les rend de fait enregistrables et rediffusables par n’importe qui, n’importe quand. Seule l’anonymisation est alors protectrice.

Les conséquences sur la longue durée d’une collecte de données peuvent, il faut le relever, s’appliquer aux enquêtes sur les politiques publiques et leurs incidences. Pour les personnes dites handicapées, exposer leur difficultés face à ces politiques publiques et les manières dont elles les subissent, mais aussi les manières dont elles parviennent à les aménager ou à en contourner les effets néfastes, peut en effet amener, par réaction, des modifications de ces politiques publiques (retraits, avancées, renforcement des contrôles, etc.) qu’il faut prendre en compte, et essayer de mesurer et d’anticiper. Un exemple type pourrait être celui de l’ancienne conjugalisation de l’AAH, qui pouvait amener les couples à ne pas se déclarer comme tels - et à devoir décider de le dire ou pas dans les enquêtes. De là, en tous cas, dans toute investigation liée aux politiques publiques, des enquêtes générales et anonymes sont sans doute à privilégier.

Qu’en est-il cependant de l’exposition des personnes dites handicapées par leur témoignage au moment où celui-ci est fait ou durant le temps ou celui-ci est fait ? La question n’est pas du tout accessoire, et c’est sans doute l’une des plus singulières que posent les handicaps à l’éthique de la recherche. On peut envisager deux problèmes principaux, auxquelles peuvent répondre plusieurs protections - on en proposera quatre ici.

  1. Alors qu’il peut s’agir d’exposer des faiblesses, des échecs, des conflits, des obstacles, corrélatifs de grands soulagements, d’affects très forts, etc., le caractère public d’un témoignage peut être le vecteur d’une grande fragilisation (premier problème). Le recours à des enregistrements audio/vidéo éventuellement anonymisés peut dans ce cas être un élément de solution - en un mot, le différé.

  2. Corrélativement, lorsque les témoignages se font en interaction avec un public, leur contenu doit être cadré au plus près des sujets de recherche, et ce cadre indiqué aux participants et respecté par ces derniers. Le personnel, voire l’intime, est une ressource dans les recherches sur le handicap, ce pourquoi la tentation de l’explorer sans limite est forte (second problème) ; la position de limites est alors nécessaire. Toute recherche basée sur des entrevues (entre un enquêteur et un enquêté par exemple) est exposée à cette difficulté, et pas seulement les témoignages donnés lors de rassemblements, journées d’étude ou autre. Elle a pour origine la nature même des handicaps, qui concernent l’ensemble des manières de faire des personnes, au cours leur existence entière et qotidienne, ce qui ne donne aucune borne aux explications et récits possibles, même lorsque l’enquête était préalablement circonscrite. Etudier, par exemple, les problèmes liés à la prise des repas dans certaines situations de handicap peut engager l’ensemble des relations avec les personnes présentes lors de ces repas ; ou faire évoquer la fatigue qui peut s’ensuivre des efforts à faire, et ainsi engager, au travers du témoignage de cette fatigue, l’ensemble des relations et des activités des personnes dites handicapées au cours de leurs journées. De ce point de vue, la limitation du contenu des témoignages doit être l’affaire tant de la vigilance des personnes enquêtées que des personnes enquêtrices.

  3. Troisièmement, ces deux grands risques (de fragilisation par exposition et d’une trop grande prolixité) peuvent aussi être contrés, ou transformés, par l’inscription des témoignages dans des collectifs, où les personnes parlent dans, ou pour un collectif. Cette inscription des témoignages dans les collectifs a notamment trois effets protecteurs conjoints (on pourrait sans doute en envisager d’autres) :

    • La généralisation : les propos sont encadrés par une parole de groupe ou vers un groupe, ce qui en limite, dans sa forme comme dans son contenu, la singularité.

    • L’égalité : les personnes qui prennent la parole le font avec d’autres vers d’autres, sur la base de discussions et pour des discussions, ce qui produit de l’égalité. Cela a un effet déstigmatisant en plus d’être désingularisant. Cette déstigmatisation et cette désingularisation valent tout autant pour les personnes qui parlent que pour le groupe dont elles font partie, dans la mesure où discuter suppose égalité entre tous ceux qui échangent, parlent ou écoutent, dans le but de s’entendre sur des idées communes. On rejoint ainsi les effets du processus de généralisation : si partir de l’égalité produit du commun et donc du général, ce général lui-même repose sur une sélection, une retenue du pertinent, ce qui a également pour effet de limiter la prolixité des témoignages et ses risques pour les personnes. Il est à noter que la généralisation n’empêche ni la création, ni la créativité : chacun peut en repartir ensuite, pour sa part, pour en user à sa guise et le transformer à sa manière.

    • La désubjectivation : les deux processus précédents permettent de produire un mouvement de différenciation, pour les personnes qui témoignent, entre ce qu’elles proposent et ce qu’elles sont. Il faut, de ce point de vue, distinguer désubjectivation et désingularisation. Les témoignages peuvent conserver et comporter une part de singularité - qui précisément leur donne tout leur intérêt et leur importance - tout en n’exprimant pas, ni par leur forme, ni par leur contenu, la subjectivité des personnes qui les donnent, dans la mesure où ils sont formulés pour plusieurs et à partir de plusieurs, ce qui amène à en transformer l’expression. De manière ramassée, on peut dire que c’est la spontanéité qui est ici empêchée, ce qui limite les risques liés à l’exposition de l’intime et à ses effets multiples (de l’émotion incontrôlée au regret, etc.).

  4. Quatrièmement, et peut-être du point de vue le plus général, ce sont les modalités de l’adresse des témoignages qui peuvent en modifier les effets néfastes pour celles et ceux qui les produisent, sans néanmoins leur ôter leurs qualités propres. L’adresse faite à partir d’un collectif n’est pas équivalente à celles qui peuvent être produites par un individu isolé. Ce cas n’est toutefois qu’un cas particulier. D’autres formes d’adresse protectrices existent, qui peuvent être combinées avec les processus précédemment évoqués. On peut envisager, entre autres, les témoignages par les spectacles et les performances, où le propos est travaillé, et donc au moins en partie maîtrisé, ainsi que le public, au cours de tout un ensemble de processus de distanciation. Ou bien les discours militants, eux aussi travaillés, communs, généraux, au moins en partie, où les risques pris par l’exposition des témoignages sont contrebalancés par la volonté d’obtenir des effets politiques. Là encore, ces processus ou procédés se croisent, et les spectacles, par exemple, peuvent être une transformation des témoignages par une politique du témoignage.

   

Stéphane Zygart


  1. Déclaration d’helsinki de l’AMM – Principes éthiques applicables à la recherche médicale impliquant des êtres humains, disponible à l’adresse : https://www.wma.net/fr/policies-post/declaration-dhelsinki-de-lamm-principes-ethiques-applicables-a-la-recherche-medicale-impliquant-des-etres-humains/↩︎

  2. Sur le statut exact du jugement de Nüremberg et l’histoire de ses différentes traductions, voir : Philippe Amiel, François Vialla, La vérité perdue du ”code de Nuremberg” : réception et déformations du ”code de Nuremberg” en France., RDSS. Revue de droit sanitaire et social, 2009, 4, pp.673-687. hal-00845957↩︎

  3. voir par exemple ses articles 2, 3, 4 et 5s↩︎