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Critique et clinique : concevoir la pair-aidance à partir des lignes directrices possibles du soin

Critique et clinique : concevoir la pair-aidance à partir des lignes directrices possibles du soin

   

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Transfinis - avril 2022

   

Texte de l’intervention du 23 mars 2022 au séminaire sur la pair-aidance, Université Sorbonne Paris Nord(Org. O. Gross, F. Hildwein, P. Molinier)

   

La pair-aidance met en jeu deux notions très massives et très difficiles à manipuler in abstracto au sujet des soins.

D’une part, l’égalité : soigner suppose-t-il, au départ, l’égalité ou l’inégalité entre les soignants et les soignés, et à l’arrivée une égalité entre eux ? Soigner, est-ce être égal, est-ce rendre égal ?

D’autre part, l’aide : le soin est-il une relation de secours ? Ne va-t-il pas avec d’autres choses, un goût de puissance, de normalisation, de volonté d’un savoir raffiné ? N’est-ce pas de tout cela que le soin tire l’essentiel de son efficacité, de ses échecs et de ses ironies cruelles, comme celle de l’acharnement thérapeutique ?

L’expérience du malade n’est pas explicitement mentionnée dans les termes de « pair-aidance ». Elle est cependant est bel et bien ce qui circule - malaisément - entre ces deux idées de l’égalité et de l’aide. Elle est l’expérience du faible ou de l’affaibli, mais qui fonde sa supériorité tout en étant partagée entre égaux - ces égaux pouvant être les autres soignants ou les autres soignés. L’expérience du malade est aussi ce qui complète et améliore les savoirs soignants, tout en concurrençant certains d’entre eux, voire en luttant contre eux. Dans cette référence à l’expérience, enfin, une question est laissée en suspens, celle de l’appartenance de la pair-aidance de la médecine, ou pas, alors que la pair-aidance paraît tirer toute sa teneur d’une maladie traversée et éventuellement présente. Peut-on être pair-aidant sans maladie, et pourquoi, alors que des personnes non malades semblent aussi pouvoir être des égaux aux secours des autres égaux ?

   

Pour s’orienter dans ces questions qu’il paraît impossible de circonscrire correctement, on peut prendre la pair-aidance comme un fait plus encore que comme une idée précise, un fait qui est récent et qui est directement problématique : pourquoi chercher, aujourd’hui, depuis peu, à institutionnaliser une pratique fort ancienne, et qu’on pourrait croire naturelle ou spontanée, celle de malades qui se donnent mutuellement des conseils, sous le regard bienveillant des médecins ?

Cette institutionnalisation des pairs-aidants pose en effet, à elle seule, de nombreux problèmes : de statut (malade ou médecin), de fonction (accompagnant, médiateur, soignant…), de rémunération (dans son principe et dans son montant).

Et c’est sans doute en essayant de définir la pair-aidance relativement aux catégories générales de soignant et de soigné que le problème essentiel apparaît. On peut se demander assez spontanément si le pair-aidant est soignant ou soigné, et il n’est déjà pas évident de répondre à cette question. Mais si l’on admet, en plus, que dans les institutions de soin, tout soignant est soigné et tout soigné est soignant à cause de la nature même de l’activité de soin et de son cours, faut-il alors réserver une troisième place - c’est-à-dire aussi la place d’un tiers - au pair-aidant en tant qu’il serait un soignant-soigné ou un soigné-soignant comme tout le monde, sans cependant être ni un soignant comme les autres soignants, ni un malade comme les autres malades ?

En d’autres termes, faut-il distinguer les soignants, les soignés et les pair-aidants, et pas seulement classer les pair-aidants dans une des catégories du soignant ou du soigné ? À partir des transferts dans la relation de soin, comment accorder une place particulière au pair-aidant, et le faut-il ?

   

On peut croire que la racine commune de tous ces problèmes est l’ambition de formaliser ce qui était, jusque récemment, informel, ambition qui donne l’impression de passer de la clarté de ce qui était spontané à la précarité bancale du bricolage.

Comment, à partir de là, travailler sur cette ambition - qui est aussi un fait - de formalisation d’un informel ?

   

On suivra ici 5 pistes :

  1. La pair-aidance pose un double problème d’institutionnalisation : il s’agit de concevoir le modèle d’institutionnalisation d’un modèle de soin. On fera l’hypothèse ici que le problème doit s’analyser à partir des modélisations du soin plutôt que des modélisations institutionnelles. Il faut avant tout répondre aux questions qu’est-ce qu’un soignant, un aidant, un médecin, etc.

  2. La pair-aidance de ce point de vue apparaît sur le fond d’une division problématique du travail de soin contemporain et de l’éclatement de ses perspectives, cloisonnées, sur les maladies et les thérapies (par exemple, entre celles des infirmiers, des psychiatres, des psychologues, d’autres spécialités médicales). Elle vise à unir ces perspectives par le malade qui les aurait toutes rencontrées,

  3. Elle le fait en empruntant ses schémas techniques et d’intervention au soin fonctionnel (éducatif ou rééducatif) et non de guérison (curatif). Autrement dit, la valeur unitaire de la pair-aidance passe par l’apparentissage de manières d’agir, envers soi et envers les autres, suivant des modèles de devenir possibles et sur fond de tout un ensemble de passivités susceptibles de survenir. On peut dire pour cette raison que le pair-aidant est un modèle de l’agir, et qu’il faut donc penser la pair-aidance non en termes de résultats mais en termes de devenir, dans les façons dont le pair-aidant fait devenir les autres et dont il devient lui-même, sans cesse.

  4. La pair-aidance pose évidemment le problème de la compétence thérapeutique des malades. Ce problème peut-être posé en termes de force, de faiblesse, de stabilité ou de stabilisation des personnes qui font face à une pathologie et qui sont pair-aidants ou visent à le devenir. Mais il faut peut-être le poser, plus radicalement, en termes de connaissance et de savoir. Que sait de spécifique le pair-aidant ? Si la mise en œuvre de la pair-aidance implique de reconnaître que la rationalisation médicale du pathologique manque une partie de celle-ci, l’activité de pair-aidance amène aussi sans doute les pairs-aidants à formaliser de plus en plus leurs expériences et leurs manières d’agir. Par là, encore une fois, le travail de pair-aidant serait nécessairement passager, et amènerait les pairs-aidants à passer d’un soin par l’expérience à un soin théoriquement formalisé.

  5. A partir de ces questions liées au type de soin porté par la pair-aidance (unitaire, fonctionnel, dynamique et passager), on peut peut-être débroussailler un peu les problèmes posés par son institutionnalisation, dans la mesure où toute institutionnalisation distingue et fixe des rôles ou des natures. Peut-on en particulier concevoir la pair-aidance en termes de médiation, alors que celle-ci paraît trouver ses assises par une reconnaissance immanente de son importance, de son rôle, et des personnes qui la portent ? Si faire de la pair-aidance, c’est aussi être pair-aidant, cette validation peut-elle être faite extérieurement aux dynamiques des collectifs où celle-ci est mise en œuvre ?

     

1. Pourquoi partir des modélisations du soin plutôt que des modélisations institutionnelles

Ce n’est pas la première fois, historiquement, que se pose la question de savoir comment lier un certain type de soin à une organisation institutionnelle. Les discussions au début du XIXème siècle autour de l’aliénisme, la loi de 1838, la réélaboration de ce que devaient être les lieux de prise en charge de la folie (« machines à guérir ») ainsi que la figure d’Esquirol, en sont un exemple simple. Et c’est précisément l’impossibilité, avec la pair-aidance, de tirer des enseignements solides de l’histoire de de son institutionnalisation qui justifie d’y réfléchir d’abord en termes de modélisation du soin pour en venir, ensuite, aux modélisations institutionnelles.

La pair-aidance est certes prise dans un apparent continuum historique et de notions, comme celles de patient-expert ou d’éducation thérapeutique (dont il faudrait la distinguer). Mais l’histoire est peu éclairante à son sujet, d’abord en termes de genèse ou de précédents précis de la pair-aidance, où rien ne convient tout à fait.

Si l’on prend comme repère la psychothérapie institutionnelle, celle-ci pose deux problèmes pour concevoir, à partir d’elle, la pair-aidance : celui de savoir en quoi il pourrait y avoir des pair-aidants particuliers dans une communauté thérapeutique où chacun est à la fois soignant et soigné ; celui de comprendre quel rapport pourrait bien exister entre les fonctionnements hospitaliers ou asilaires de la psychothérapie institutionnelle et les réseaux institutionnels ouverts et multiples où la pair-aidance prend actuellement forme. Si l’on choisit alors de mettre en avant des mouvements comme ceux de l’independant living des années 1970, où des savoirs expérientiels des malades se sont distingués des savoirs médicaux sur fond de chronicisation des difficultés mentales et de différenciation entre guérison et rétablissement, on manque une différence importante entre ces mouvements et la pair-aidance : celle-ci vise à devenir une norme institutionnelle, articulée aux autres normes de soin, alors que l’independant living se voulait contestataire, alternatif et extérieur aux autres institutions de soin. On pourrait aussi essayer de penser la pair-aidance à partir des récits asilaires de la fin du XVIIIème siècle et de tous les enseignements que Pinel aurait, par exemple, tiré de certains malades aidants, mais on ne comprend pas alors pourquoi il nous faudrait, actuellement, formaliser ce qui se serait fait depuis des siècles de manière spontanée et sans souci.

Se tourner vers l’histoire plus large des organisations institutionnelles du soin n’est pas plus éclairant. Les regroupements chronologiques possibles avec la pair-aidance n’y sont guère cohérents.

Il y a, d’une manière très générale, en ce moment, une profonde refonte des formes institutionnelles au sein desquelles la pair-aidance apparaît. Les statuts souples et les ressources individuelles sont valorisés, les établissements ouverts, fonctionnant en réseau, couplés à une vie quotidienne de leurs usagers hors de leurs murs, sont privilégiés. Les moyens économiques et de personnels alloués aux soins sont en baisse, en particulier en psychiatrie. Les rapports à la santé sont, enfin, devenus extrêmement problématiques, alors que les définitions biomédicales strictes de la santé et les formes hospitalières qui les accompagnent sont critiquées pour leur abstraction, bien que l’on craigne aussi, d’un autre côté, une trop grande extension du champ du sanitaire tandis que l’environnemental, l’alimentaire, toutes nos activités, y sont parfois englobés. À cet égard, la pair-aidance pourrait représenter une certaine forme de compromis, en correspondant aux soins plus souples, plus individualisés, plus ubiquitaires, moins coûteux, que les nouvelles formes institutionnelles favorisent tout en étant pertinente d’un point de vue thérapeutique.

Relier la pair-aidance et les conceptions institutionnelles générales qui sont défendues actuellement, en particulier de type néo-libérales, est certes pertinent, tant que l’on en reste à un niveau général. L’organisation des soins, pas plus que l’organisation des autres choses, ne peut échapper aux changements des perspectives politiques d’ensemble. Mais ces changements ne sont qu’une condition de l’organisation des soins, et pas sa cause. La pair-aidance apparaît ainsi bien avant la mise en œuvre systématique des réformes néo-libérales, si on la fait remonter aux mouvements d’independant living (au plus tard 1970) ou à la psychothérapie institutionnelle (au plus tard 1940). Et si les questions posées par institutionnalisation actuelle de la pair-aidance en France remontent environ aux années 2010, soit à peu près au moment de la généralisation des schémas néo-libéraux, on ne peut guère comprendre à partir de là pourquoi ce qui était jusque là considéré comme une solution tout à fait praticable - par Pinel ou d’autres - serait devenue problématique, alors qu’en son fond l’idée est restée inchangée : faire soigner les malades par d’autres malades.

En d’autres termes, la chronologie des modifications institutionnelles ne permet pas de comprendre les différentes problématisations de la pair-aidance, qui est née au sein des asiles, a pu être réfléchie au sein des formes asilaires et des formes de la psychiatrie de secteur, avant de poser problème dans les formes institutionnelles actuelles.

C’est ce qui justifie de réfléchir à la pair-aidance en partant des questions de soin qu’elle pose, pour examiner ensuite les questions d’institutionnalisation.

     

2. Division du travail de soin, nécessité de perspectives unificatrices et pair-aidance

On peut faire l’hypothèse que c’est la division du travail de soin, en particulier à l’époque contemporaine, qui a fait apparaître l’utilité, voire la nécessité, de la pair-aidance. Celle-ci ne vise pas à combler un abandon ou un oubli, mais plutôt une perte involontaire. La différenciation des tâches de soin et leur attribution à autant de soignants différents qu’il y a de tâches à faire n’a pas conduit à l’abandon de certaines dimensions ou de certains requisits du soin. En ce sens, la médecine contemporaine n’est pas fatalement une médecine dégradée. Mais cette division du travail a néanmoins fragmenté les savoirs soignants, les compétences et les relations de soin, toutes présentes mais dont la liaison pose problème, tant pour les soignants que pour les patients. C’est ce problème qui appellerait la pair-aidance comme solution.

Autrement dit, il est sans doute vain d’opposer une médecine humaniste, basée sur le colloque singulier entre le médecin et le malade (dont Canguilhem serait le meilleur défenseur), à une médecine scientifique, désincarnée et objectivante qui aurait oublié l’individu malade au profit de l’analyse et du traitement des flux d’informations biologiques (qui serait la médecine contemporaine suivant Foucault, voir « Message ou bruit » dans les Dits et Écrits). Ce n’est pas la technicité ou la scientificité avancées de la médecine contemporaine qui fait problème. Celle-ci cherche elle aussi à prendre en compte la multiplicité des dimensions des maladies : biologiques, physiologiques, fonctionnelles, pratiques, psychologiques, individuelles et relationnelles, aiguës et chroniques. Son horizon reste, de la sorte, celui d’une « somme de sciences appliquées », suivant la formule de Canguilhem (« le statut épistémologique de la médecine », dans Les études d’histoire et de philosophie des sciences). Par leur rassemblement et leurs connaissances propres, les différents soignants qui s’occupent des patients, à eux tous, visent à un soin complet de la maladie, qui couvre tout le spectre qui va de la biologie la plus objective aux ajustements les plus personnalisés des soins.

La compétence particulière du médecin était toutefois, selon Canguilhem, de pouvoir soigner au mieux en connaissant la somme des thérapies et des informations disponibles - ce qui ne peut se faire que par des échanges verbaux entre les soignants, et entre les soignants et les malades. Par cette somme, les soignants, c’est-à-dire ceux qui au final choisissent, donnent et suivent le traitement, exercent une fonction synthétique, tout à fait singulière : n’étant pas nécessairement chimistes, pharmaciens, généticiens, spécialistes de telle ou telle maladie, leur aptitude est de déterminer le meilleur traitement à partir de tout ce qui s’échange autour du malade et avec lui, grâce, notamment, à leur expérience clinique accumulée.

Or, si aucune dimension des maladies n’est en principe négligée actuellement, on voit mal, par contre, où s’exerce cette fonction de synthèse à partir de laquelle un choix thérapeutique s’exerce, distinct de cette synthèse mais appuyée sur elle et sur une expérience clinique. Les prises en charge actuelles ont bien une visée totalisante, mais une telle fonction de synthèse n’existe nulle part, et les décisions thérapeutiques qui sont prises appartiennent tendanciellement à chaque soignant en charge d’une dimension de la pathologie - même si des coordinations entre professionnels peuvent exister, à des fins d’ajustement plus que d’élaboration de cette synthèse.

Toute perspective synthétique sur la pathologie d’un patient est, certes, peut-être quelque chose qui ne peut jamais être vraiment atteint, ou est peut-être devenue une prétention vaine, condamnée à une approximation criticable, avec l’affinement des spécialités du soin. On peut croire que cette imperfection ne lui retire pourtant pas sa valeur et sa nécessité.

Celles-ci se placent autant du côté des malades que du côté des soignants.

Du côté des malades : si les facettes et les temporalités d’une pathologie sont en effet multiples, suivant des rythmes, des durées et des structures différentes, par exemple entre les plans physiologiques, psychologiques et fonctionnels, l’existence des malades et le rapport des malades à leur propre existence restent néanmoins unitaires, ou du moins fatalement engagés dans un devenir unique. La coordination et l’anticipation du devenir des différentes dimensions des pathologies, tel que ces dimensions se lient, se succèdent ou s’accompagnent, doivent ainsi être transmises, apprises, au malade - autant que possible, et là encore en suivant éventuellement une temporalité particulière dans les propos et les informations données afin que le malade puisse progressivement organiser ses actions dans la maladie ou ses réactions face à elle.

La notion de synthèse, beaucoup utilisée ici, devrait d’ailleurs être précisée et sans doute modifiée, pour mieux en expliquer le caractère partiellement indéfini, sans cesse à refaire et à reprendre. Il s’agit de transmettre au malade une somme ou une accumulation de savoirs sur sa maladie (plutôt qu’une synthèse) ce que chaque soignant peut faire dans sa spécialité. Mais il s’agit aussi d’orienter le malade en fonction des singularités du cours de la maladie, en fonction de possibilités et d’éventualités conjointes à considérer ensemble et au sujet desquelles des conseils ou des « solutions » possibles doivent être données. C’est là qu’intervient, à côté de la simple addition des savoirs, une expérience clinique effectivement unifiante, mais qui n’est pas tout à fait synthétique : elle touche en effet à l’appréciation de possibilités qui ne peuvent pas, par définition, être complètement closes, et qui ne sont donc pas une synthèse. Ce sont plutôt certains liens probables (et non une synthèse) qui sont en jeu, entre événements, phases, actions, réactions et interventions possibles, lesquelles modifient au fur et à mesure, sans cesse, l’appréciation des probabilités initiales. On devrait plutôt parler, au sujet de ce savoir clinique, plutôt que de synthèse, d’une connaissance des relations dynamiques et temporelles entre les différentes dimensions de la maladie, indispensable aux malades pour qu’ils s’orientent dans leurs devenirs possibles.

C’est peut-être cependant du côté des soignants que, paradoxalement, ce type de perspective sur la maladie est la plus indispensable. Son absence peut en effet compromettre l’efficacité thérapeutique des différentes spécialités à l’œuvre. On peut en effet se demander comment l’observance d’un traitement chimiothérapeutique peut, par exemple, être correctement évaluée par le prescripteur de ce traitement sans connaissance des réactions psychologiques possibles face aux effets de ce traitement mêlés à ceux de la maladie. Et s’il faut, en ce sens, que chaque soignant soit un peu psychologue, le même type de question peut aussi être posé aux psychologuex. Comment en effet assurer un bon suivi psychologique des malades qui dépasse les généralités sur la mort, la souffrance et les désirs qui les accompagnent sans une certaine connaissance des maladies dont les patients sont atteints - des temporalités biologiques, des douleurs, des impuissances fonctionnelles, des rythmes et des phases propres à chaque pathologie ?

Si ces problèmes posés par la partialité fragmentaire des connaissances soignantes paraissent faciles à poser du côté des soignants, ils semblent aussi quasi-insolubles, d’autant plus que la spécialisation des disciplines médicales s’accentue : comment un savoir non plus seulement synthétique ou accumulé sur les maladies, mais totalisant pourrait-il être possible ? La seule solution semble se situer au niveau des réunions d’équipe et des échanges d’informations auxquels celles-ci peuvent donner lieu.

Mais si une telle coordination permet d’améliorer les soins comme ensemble ou dans leur ensemble, il n’en reste pas moins que, pris séparément, chacun des soins dispensés courre le risque d’une moindre efficacité.

Pourquoi ? Chaque technique de soin, relativement à son domaine dédié (par exemple oncologique, infirmier, psychologique, ergothérapeutique…), peut certes augmenter ses performances sans se soucier des autres procédés thérapeutiques. L’essentiel de l’amélioration des traitements contre le cancer peut se faire par exemple sans porter attention aux soins infirmiers ; la coordination des soins oncologiques et infirmiers peut être considérée comme indispensable en pratique, pour le bien être du patient et pour lui causer le minimum d’ennuis, sans pour autant être essentielle aux progrès des thérapies du cancer. Cependant, cet enjeu du bien-être du patient va bien au-delà d’une simple amélioration de la « qualité de vie » du patient. Il recouvre, au risque de les masquer, l’importance des actions et des réactions des patients face à leurs pathologies pour l’efficience des traitements, leur acceptabilité et la motivation à guérir. Et ces actions et réactions des patients dépendent de la compréhension et de la compréhensibilité des soins dont découle leur légitimité des soins. Le suivi par un patient de soins psychiques ou physiques dépend au moins en partie de la relation des différents types de soin avec les vécus de ce patient, vécus qui sont multiples, mais aussi unifiés dans l’expérience de la maladie et le lien que celle-ci entretient avec l’ensemble de l’existence du patient. Par exemple, un accompagnement psychologique ignorant des souffrances induites par tel ou tel type de cancer ou de chimiothérapie risquera d’être ignoré ou méprisé par le patient, tout comme l’administration brutale d’une chimiothérapie peut conduire à son refus.

En résumé : avoir une perspective totalisante sur les soins serait une condition primordiale de leur efficacité, en tant que ce type de perspective est la seule qui permette de bien en compte les actions et les réactions des patients face à leurs pathologies (ce que la seule coordination ponctuelle des équipes soignantes ne permettrait qu’imparfaitement).

Faute de pouvoir constituer une perspective de ce genre par l’instruction des soignants, la pair-aidance serait un moyen d’y parvenir en s’appuyant sur l’expérience des malades. Ces derniers seraient les mieux à même de concevoir les relations entre les différentes dimensions de la maladie comme entre les différents types de soin, en ayant également un savoir du cours temporel des maladies et des possibilités, bonnes ou mauvaises, qui peuvent s’y inscrire. La pair-aidance serait un moyen de reconstituer un savoir unifié des maladies, non pas par un savoir médical formalisé, mais par l’expérience des patients.

   

3. Expérience de la maladie, soin fonctionnel et modèle de devenir

En quoi peut consister cette expérience de la maladie, telle qu’elle puisse être utilisée pour aider d’autres patients ? Elle est celle du cours de la maladie, depuis sa survenue, de la forme de ce cours, de la manière dont celui-ci a pu être modifié par certaines interventions, ainsi que de la manière dont la maladie a pu modifier les capacités d’intervention ou les types d’intervention possibles des malades sur leur propre existence. Elle consiste, en un mot, en une expérience de ce qui est fait à la maladie par les différentes personnes qui interviennent sur elles (des proches aux soignants) et en une expérience de ce que la maladie fait aux différentes activités menées par les malades (dans le cadre des soins ou en dehors de ce cadre).

En tant que cette expérience est celle d’une modification de la maladie par l’agir et de l’agir par la maladie, elle correspond à une expérience fonctionnelle, au sens large de ce terme : la caractérisation des choses par cette expérience permet de savoir ce qu’on peut faire d’une maladie donnée et avec cette maladie, suivant une logique de contrôle et de performance (là encore au sens large). Que faire et que peut-on faire avec les symptômes, les médicaments, quels rapports peut-on entretenir avec les autres et avec soi-même tandis que l’on est atteint d’une pathologie qui ne cesse de se transformer et de transformer son mode de vie, en mieux ou en moins bien ?

Il est sans doute important de caractériser l’expérience des pairs-aidants d’abord en termes de faire, plutôt que d’appréhension d’une nature ou d’un « être ». Peut-être, d’abord, parce que cela permet de la distinguer de tout un ensemble de discours médicaux - descriptifs ou analytiques des maladies considérées comme des choses que l’on observe. Surtout, concevoir que l’expérience dont il s’agit d’user est celle d’un faire permet de rendre compte de la valeur générale de l’expérience des pairs-aidants, qui va immédiatement au-delà de savoirs cantonnés à leur maladie, ou à telle maladie.

La pair-aidance n’est pas, pour le dire autrement, identitaire, elle ne correspond pas ou pas seulement au partage de récits entre patients atteints d’une maladie. Si elle est témoignage, elle l’est par définition non seulement de ce qui s’est passé, mais ausi de ce que l’on a fait, de ses échecs, de ses réussites, des répétitions et des arrêts. Parce qu’elle vise à transmettre des manières de faire, des techniques possibles, elle a une portée qui est tout de suite générale par l’ensemble des analogies et des transpositions que l’agir implique ou suppose. L’usage des temps, des espaces, des substances dans telle ou telle maladie, peut-être transposé, essayé, adapté à d’autres pathologies, de la même façon que la description d’un objet ne peut pas être équivalente à celle d’un autre objet, mais que la manière de décrire un objet peut, elle, être réutilisée pour décrire un autre objet. Ce sont des manières de faire et non des données singulières qui sont transmises dans la pair-aidance, dans la mesure même où celle-ci s’établit par une relation d’aide, d’action, qui commande les autres relations, comme celle de l’information, par exemple. Il n’y a donc pas que les schizophrènes, par exemple, qui pourraient soigner les autres schizophrènes dans le cadre de la pair-aidance.

Si les pairs-aidants sont donc des modèles pour les autres malades, il s’agit de modèles bien particulier, dont il faut saisir trois dimensions : ce sont des modèles dynamiques, ils sont expérientiels d’une manière irremplaçable (ou insubstituable par une autre instance), ils induisent des dynamiques collectives complexes. Et dans ces trois dimensions, ce sont des devenirs qui sont en jeu.

Un pair-aidant peut bien représenter une sorte de résultat - en termes de guérison ou d’amélioration. Mais la pair-aidance ne tirerait son efficacité, si on en reste là, que de l’existence du pair-aidant, existence qui vaudrait à titre d’information, d’exemple incarné d’un retour à la santé. Or, non seulement les pair-aidants ne sont pas les seuls à être en bonne santé, mais leur efficacité vient de leur présence active au sein des collectifs. Ils ne sont pas simplement là, ils font aussi des choses. Et c’est leur agir, leur manière d’agir, qui a de la sorte, encore une fois, une valeur d’exemple. La valeur du pair-aidant vient de ce qu’il est en train de faire, de ce qu’il capable de faire en l’expliquant à partir de tout son parcours. Son exemplarité ne vient ainsi pas de ce qu’il faudrait l’imiter lui, le copier en tant que résultat, mais de ce qu’il indique des manières de faire efficaces et possibles, qui peuvent être reprises, adaptées, retravaillées, etc. Dès la Première Guerre mondiale, on employait sur ces bases des mutilés de guerre pour la rééducation d’autres mutilés, sans chercher pour autant à regrouper les anciens combattants par leurs types de blessure.

Une part statique d’exemplarité peut aussi jouer dans la pair-aidance, mais toujours avec un effet d’orientation des devenirs. Tels que les pairs-aidants sont, ils indiquent aux autres malades quel type de guérisons (au pluriel) il leur est possible d’atteindre, puisqu’eux-mêmes l’ont atteint. La similitude des pathologies joue alors, et le rôle des pairs-aidants ne peut être exercé par personne d’autre qu’eux. Si l’apprentissage de certaines manières de faire peut en effet être transmis à d’autres intervenants et effectué par eux, le témoignage des formes de guérison ou d’améliorations possibles ne peut-être porté que par d’anciens malades. Certaines institutions pour les sourds comportent, dans cette perspective, des soignants sourds, parfois médecins, qui, en dehors de leur connaissance intime de la surdité, corrigent aussi par le fait d’être là tels qu’ils sont certains désespoirs ou certains espoirs erronés de leurs patients ou de leurs proches (des parents d’enfants sourds, en particulier).

Troisièmement et enfin, on ne doit sans doute pas craindre des dynamiques institutionnelles ou personnelles négatives par la confrontation de malades avec d’autres malades, qui se tireraient vers le bas. Les affects à l’œuvre sont en réalité beaucoup plus divers et complexes. En matière de devenir, les polarités sont réversibles : savoir que l’on guérit nécessite de se rappeler que l’on a été malade, et inversement, se savoir malade nécessite d’avoir à l’esprit son ancienne santé (voir à ce sujet Logique du sens de Deleuze). L’autre malade n’est jamais là sans évoquer aussi la santé, qui a été ou qui vient, et les autres guéris ou en bonne santé ne le sont que parce qu’ils ont été malades, évoquant ainsi au passé leur ancienne maladie et le passé à venir de la maladie dont on souffre. Plus que la présence d’autres malades, c’est la valeur de la santé et sa définition qui devraient plutôt être l’objet du travail des communautés thérapeutiques.

En bref, les effets thérapeutiques de la pair-aidance reposeraient avant tout sur ce qu’elle montre des manières d’agir possibles face à la maladie, c’est-à-dire face à toutes les passivités (pour ne pas employer le terme de pathologie, trop vite confondu avec l’idée de maladie). Que peut-on faire face aux impuissances que les maladies induisent, dans la multitude de relations que l’on entretient avec les autres, et avec soi-même ? La pair-aidance permettrait de transmettre des techniques de mise en activité face à la passivité ; cette dimension technique donnerait à la pair-aidance, pourtant basée sur l’expérience singulière et passée des malades, son efficacité générale et son dynamisme. On peut croire que si les pair-aidants ont aussi d’autres rôles, par exemple de témoignage par le récit, d’écoute ou de médiation, ces autres rôles ne les définissent pas dans leur spécificité et dans ce qui fait le cœur de leur utilité thérapeutique.

   

4. Expérience de la maladie et savoir soignant : la pair-aidance comme passage

Comment caractériser, à partir de là, le savoir que le pair-aidant tire de son expérience, ou l’expérience du pair-aidant comme savoir ? La question peut avoir une certaine importance au niveau des définitions statutaires, par exemple pour différencier les pair-aidants des autres soignants.

Il ne semble pas, en premier lieu, qu’il faille juger de ce que les pairs-aidants connaissent des pathologies et des troubles à partir de la stabilité dont eux-mêmes feraient preuve. La raison en est qu’en matière de santé, et plus largement, en matière d’existence humaine, la caractérisation des rapports entre stabilité et mouvement, l’appréciation de ce qui peut exister de précarité, de la nature et de la valeur de cette précarité, sont très difficiles voire impossibles à établir. S’il ne peut y avoir de mise en œuvre de la pair-aidance sans une maîtrise minimale de sa pathologie, cette maîtrise n’implique ni la guérison ni celle-ci la stabilité, dans la mesure où la santé, bien qu’enracinée dans certaines normes fixes et observables, comporte une part de normativité, donc d’inconnu et d’instabilité.

Ce type d’approche n’est donc sans doute pas du tout le bon. On peut tout à fait être médecin et être malade, ou médecin après avoir été malade. Le problème clé est celui du rapport entre une expérience, présente ou passée, et une connaissance que cette expérience porte, plus ou moins immédiatement.

La première chose à relever, au sujet de ce problème et à partir de Tosquelles, est que le pathologique, le fait de pâtir, est une expérience permanente et commune. C’est en ce sens que l’on peut dire que la pair-aidance est un universel - et que chacun peut la mettre en pratique à partir d’une expérience du pâtir à laquelle nul n’échappe.

Mais ce n’est toutefois pas parce que cette expérience est universellement partagée qu’elle donne accès à des capacités de soin automatiques, permanentes, et elles aussi universelles. La confrontation au pathologique peut donner lieu (et c’est le plus souvent le cas) à des réactions de défense et d’inquiétude, ou de projection de ses propres désirs, qui ne sont pas propices aux soins ou à la compréhension de l’autre. Pour que des relations soignantes puissent se produire, une certaine distance est nécessaire d’avec le pathologique, ce qui se produit de passif dans nos existences et nos rencontres, pour que nous puissions intervenir au mieux sur ce passif.

Cela ne veut pas dire que le soin ne puisse que reposer sur une objectivation du pathologique, une extériorisation de la maladie ou des malades. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de compréhension de la maladie et des malades que par la saisie d’un commun qui, bien que commun, ou plutôt parce que commun, correspond aussi à une désingularisation de soi et des autres. Il ne s’agit donc pas d’opposer ce qui serait objectivé et l’incompréhensible (suivant un schéma d’analyse de la folie et de la place impossible de la psychiatrie qui serait celui de Foucault dans Histoire de la Folie), mais de faire de toute relation thérapeutique une relation basée sur une passivité commune entre les soignants et les soignés, dans une certaine mesure distanciée et désingularisée par cette communauté même.

Importe, au final, ce que cette perspective implique : il n’y aurait pas entre les médecins et les pairs-aidants de différence de nature - entre un savoir objectif et un savoir subjectif - mais il n’y aurait qu’une différence de degré entre la communauté soignante permise par la distance entre les pairs-aidants et les malades, et entre les médecins et les malades. Les théories médicales formalisées ne seraient que la formalisation d’une distance et d’une communauté identiquement à l’œuvre dans toute relation soignante.

Une différence semble toute de même exister, indéniablement, entre les relations entre malades et les soignants scientifiques (« médecins ») et les relations entre malades et pair-aidants. Dans le premier cas, il semble en effet que les maladies puissent être traitées comme des choses ou comme des faits. Une maladie pourrait être, du point de vue de la médecine scientifique, descriptible comme une chose, objectivement, c’est-à-dire sans lui attribuer aucune polarité d’activité ou de passivité. On pourrait par exemple décrire le développement d’une tumeur cancéreuse de la même façon que tout autre développement d’une entité biologique, sans tenir compte du caractère pathologique de cette tumeur. L’approche du pair-aidant serait plus subjective, non seulement à cause du caractère particulier de l’expérience individuelle sur laquelle elle se base, mais aussi à cause du rôle immédiatement soignant, actif, transformateur, du pair-aidant, qui ne permettrait pas l’exactitude objective des approches médicales scientifiques.

Cette différenciation est sans doute fausse par tous ses côtés, tant par la distinction radicale qu’elle opère entre expérience et science que par la différence qui existerait entre description scientifique et intervention soignante. Le pair-aidant ne tire pas ses connaissances d’une conscience confuse des souffrances qu’il a traversées. Ce qu’il connaît des maladies qui lui permet d’être soignant, il le connaît tout aussi clairement que les médecins (même si ce n’est pas de la même façon) de telle sorte qu’il peut aussi en faire une description objectivante.

Cela, on peut le comprendre à partir d’un principe de la philosophie de Spinoza, selon lequel toute connaissance d’un mal est une connaissance inadéquate (Éthique), c’est-à-dire inexacte et peu utilisable ou manipulable. En tant que telles, la souffrance et la douleur sont fuies. On n’y voit pas clair, on ne s’y attarde pas, on cherche sans cesse autre chose qu’elles. C’est pourquoi ce que les pair-aidants savent faire et transmettre de plus utile consiste aussi en des choses qu’ils maîtrisent, qu’ils ont pu comprendre et qu’ils peuvent à la fois décrire et utiliser - de la même façon que les médecins le font.

Si cette idée, qu’il faudrait beaucoup plus développer, est vraie, il faut en tirer toutes les conséquences. La première est que, à nouveau, il n’y aurait pas, de ce point de vue, de différence de nature entre ce que savent les pair-aidants et les médecins, mais une différence de degré ou d’extension. Les pairs-aidants en sauraient certes moins que les médecins (considérés à partir de leur domaine de spécialité lui-même limité), mais ce qu’ils savent, ils le sauraient de la même façon que les médecins. La seconde, c’est que les interventions des pairs-aidants seraient, comme celles de tous les autres soignants, nourries de généralité, de distance et d’objectivation - généralité des manières d’agir possibles face au pathologique, distance comme condition de possibilité du soin des autres, objectivation possible de ce que l’on comprend activement.

À partir de là, une troisième conséquence peut être tirée : tendanciellement, parce que ce que savent et font les pair-aidants est fondé sur les mêmes bases que toute autre activité de soin, parce que la pair-aidance s’exerce bénéfiquement par la généralité, l’art de la distance et de l’objectivation, l’activité de pair-aidant ne pourrait-être que passagère. Elle serait nécessairement travaillée par une extension progressive des compétences et des savoirs des pairs-aidants, au cours de laquelle les pairs-aidants deviendraient eux aussi des soignants professionnels, scientifiques, ou des soignants considérés comme professionnels ou scientifiques par les autres soignants. On ne pourrait être pair-aidant que de manière passagère - d’un point de vue statutaire, à ses propres yeux et aux yeux des autres, puisqu’on peut aussi défendre l’idée selon laquelle, d’un point de vue général et non plus organisationnel, on ne peut être soignant, quel que soit son statut, que si l’on est « pair-aidant », c’est-à-dire un égal qui soigne.

   

5. Pair-aidance et institutionnalisation

Que tirer de tout ce qui précède des questions posées par l’institutionnalisation de la pair-aidance et des modalités de cette institutionnalisation ?

Premièrement, et c’est peut-être ce qu’on peut établir le plus solidement, il faudrait considérer dans les organisations institutionnelles le caractère passager de l’activité de pair-aidant. Les pairs-aidants sont sans doute amenés, systématiquement, à changer de rôle, de statut, voire d’institution au fur et à mesure de leur activité de soignant. Et il faudrait aussi faire attention à la façon dont les modalités d’exercice de la fonction de pair-aidant changent elles aussi sans cesse tout en demeurant de la pair-aidance, ce qui peut impliquer des modifications permanentes au sein des collectifs et de leur organisation. Enfin, il faudrait aussi beaucoup mieux distinguer les types de pair-aidance en fonction des difficultés qu’elles ont pour objectif de résoudre. Pair-aidance médicale, médico-sociale et sociale seraient à différencier. Face à des maladies particulières, évolutives et considérées comme potentiellement guérissables (ou inversement, comme mortelles), l’élargissement tendanciel des compétences de soignant des pairs-aidants appelle sans doute des changements statutaires et institutionnels rapides. Face à des handicaps, le caractère efficacement fonctionnel des soins que peuvent donner les pairs-aidants pourrait au contraire impliquer une pérennisation des mêmes pairs-aidants dans leur rôle et statut. Face à des difficultés sociales, ce serait plus le caractère de repère et de modèle des pairs-aidants qui serait en jeu, pour eux-mêmes et pour les autres, tandis qu’ils auraient résolu personnellement ces difficultés tout en restant dans les collectifs. Là encore, serait en question une modification progressive de leur rôle et statut.

Deuxièmement, on peut croire que la pair-aidance correspond à un soin spécifique, auquel aucune autre fonction soignante ne pourrait se substituer, et qui, corrélativement, ne se substituerait à aucune autre fonction soignante. Les pairs-aidants ne devraient en aucun cas être considérés comme des remplaçants temporaires et à moindre frais d’autres soignants (même si, individuellement, ils seraient nécessairement de passage). Les pairs-aidants valent à cause de leur expérience unitaire de la maladie, et de ce qu’ils ont appris en termes de manières de faire face à elle, dans les relations à soi-même et aux autres au quotidien, au cours de la pathologie. Par définition, d’une part, cette quotidienneté ne peut pas être saisie ni au sein des institutions hospitalières, ni au sein des institutions d’accueil et de secours - elle touche à ce qui leur est extérieur, et dont le domaine est immense. Cette quotidienneté ne peut être pleinement saisie et relayée que par les pairs-aidants. D’autre part, et il faudrait aussi plus insister sur cet aspect des choses, l’expérience des pairs-aidants est aussi celle d’un démêlage progressif des confusions non maîtrisables qui constituent le fond de toute pathologie, où il faut que les malades apprennent à s’orienter eux-mêmes, autant qu’il est possible, pour orienter éventuellement leurs soignants. Comment tirer certains traits et certains fils dans l’expérience d’une totalité pathologique confuse ? C’est aussi un savoir spécifique et technique des pairs-aidants que de savoir le faire. Par exemple, les moments de fatigue rendent les facteurs pathologiques difficilement discernables : les explications environnementales, les explications anatomo-physiologiques, les explications psychologiques individualisantes, toutes peuvent être avancées, et une des compétences propre et irremplaçable des pairs-aidants est peut-être de permettre d’y voir plus clair.

Troisièmement, suivant cette perspective, considérer que les pairs-aidants sont essentiellement des médiateurs entre les soignants et les malades est peut-être réducteur. L’expérience des pairs-aidants est certes en partie une expérience des relations que les différents soignants entretiennent avec les malades, ce qui permet aux pairs-aidants de prévenir bien des incompréhensions et des malentendus. Mais cette expérience ne s’arrête pas là, ce qu’elle permet de faire est plus large. Surtout, concevoir les pairs-aidants comme des médiateurs oblige à analyser spécifiquement la grande complexité institutionnelle de l’activité de médiation et ses effets sur les pairs-aidants, leurs actions et leur subjectivité. La légitimité d’un médiateur repose en effet sur trois qualités qu’il est censé porter : un savoir commun à toutes les parties, une bonne volonté à l’égard de toutes les parties, une extériorité par rapport à ces parties. Le pair-aidant possède effectivement un savoir des soins (qu’il a reçu et qu’il pratique) et de la maladie, son parcours témoigne de son écoute des soignants comme des autres malades. Son extériorité institutionnelle fait par contre problème. S’il est issu des collectifs où il est devenu pair-aidant, c’est la possibilité pour lui-même et pour les autres de changer de statut qui est en question - comment devenir un ancien malade là où l’on a été malade et l’égal de qui nous a soigné en sa présence ? S’il est originellement extérieur au collectif où il intervient, la difficulté du pair-aidant est de ne pas apparaître comme étant mandaté par les malades ou par les soignants, afin de ne pas redoubler les tensions éventuelles qui peuvent exister entre eux.

Tandis que la pair-aidance est à penser comme un devenir - subjectif et institutionnel - aucune réponse simple ne peut-être formulée à ce sujet. Partir de ce par quoi la pair-aidance dépasse les activités de médiation pour être une activité de soin pourrait être une piste pour réfléchir à sa situation institutionnelle peut-être tierce, peut-être médiane, en tous cas diagonale.

   

Stéphane Zygart