Égalité et équité

Égalité et équité

   

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Transfinis - Décembre 2025

   

Destiné à des préparationnaires des concours administratifs ou juridiques, un ensemble de textes commandés par la Documentation Française, aux sujets imposés, ne furent finalement pas publiés par cet éditeur, à la suite d’une modification de ses normes éditoriales. Ils sont mis ici à disposition à toutes fins utiles. Les sujets en sont : « Obéir et servir », « Egalité et équité », « La question de la liberté », « Le bien commun », et « Liberté, égalité, santé ».

   

L’égalité et l’équité sont avant tout des idées en conflit. Pour qu’il y ait égalité au sens strict, c’est-à-dire équivalence intégrale, il ne semble pas qu’il puisse y avoir équité, puisque celle-ci suppose de considérer les différences particulières. Réciproquement, la recherche de l’équité, c’est-à-dire de la justice la plus précise possible, semble menacer, par l’adaptation au cas qu’elle implique, l’égalité.

Les rapports entre égalité et équité posent ainsi le problème de la justice, et plus précisément des rapports entre loi et justice : comment prendre en compte les différences dans la formulation et l’application de la loi ?

Si l’opposition entre égalité et équité est bien réelle, il faut néanmoins réfléchir à leur conciliation possible et à leur complémentarité en tant que normes ou objectifs de la justice. La recherche d’égalité, en effet, met en jeu la particularité des choses tandis qu’on cherche les points communs entre elles, tout comme la recherche d’équité suppose de se confronter à des règles communes alors que l’on s’attache à la singularité des choses. Il y a un mouvement d’aller-retour entre l’égalité et l’équité qui justifie de les faire jouer l’un avec l’autre.

Pour le comprendre et en tirer toutes les conséquences, on peut voir dans un premier temps comment l’exigence de précision de l’équité peut se concilier, juridiquement, avec l’égalité devant la loi (I), en reconnaissant les formes multiples de l’égalité dans la justice (A) et en recherchant non seulement comment appliquer la loi aux cas particuliers, mais aussi quelle loi appliquer à ces cas (B). Puis, dans un second temps, il conviendra d’examiner comment l’exigence d’une égalité de traitement et de reconnaissance entre les êtres humains n’empêche pas d’accepter des particularités que l’équité suppose aussi de prendre en compte(II), du point de vue de l’égalité politique (A), de la justice sociale (B) et de l’articulation de la citoyenneté et des particularités sociales ou individuelles (C).

   

I Équité et égalité juridiques

A Précision de l’équité et égalité devant les lois

L’équité se définit depuis Aristote comme un correctif des lois permettant de respecter la justice, lorsque les lois ne semblent pas adaptées au cas particulier qu’il faut juger. L’auteur de l’Éthique à Nicomaque (-300) écrit ainsi: « Et voilà quelle est la nature de l’équité : un correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité »1.

L’équité semble être ainsi ce qui permet de mieux rendre la justice en s’attachant le plus possible à la différence entre les cas, donc à ce qui les rend inégaux. Pour comprendre comment il est possible que la justice soit rendue en considérant non pas l’égalité entre les choses, mais leur inégalité, il convient de distinguer l’égalité de nature et l’égalité de traitement en matière d’équité. L’égalité de nature repose sur ce que les choses sont, par exemple leur poids ou leur taille lorsque ces derniers sont identiques. L’égalité de traitement correspond à la manière dont on décide d’agir envers les choses, par exemple en demandant à des personnes de taille différente à porter des vêtements de mensuration identique. Il peut donc être injuste de traiter de manière égale des choses inégales, et juste de traiter inégalement des choses inégales. Traiter des choses de façon inégale en fonction de leurs inégalités correspond certes à une reconnaissance de leur inégalité, mais aussi à une égalité de traitement. On est ainsi tenu de rémunérer chacun en fonction de la valeur de son travail propre - et l’on dira qu’il s’agit à la fois d’un traitement égal et équitable.

Il peut certes paraître paradoxal, voire confus, de considérer que traiter les inégaux comme tels, c’est en réalité les traiter de manière égale Pour lever cette contradiction apparente, il faut d’abord distinguer entre égalité de jugement - on juge de chaque chose suivant les mêmes critères ou techniques - et jugement de l’égalité - on juge que chaque chose est ou n’est pas égale à un autre.

Il faut ensuite, pour concilier égalité, inégalité et équité, différencier deux types d’égalité, suivant une catégorisation qui remonte, elle aussi, à Aristote (Éthique à Nicomaque, 1130b et sq.), et qui a été conservée jusqu’à nous en passant, notamment, par Thomas d’Aquin au XIIIème siècle (Somme théologique, II,2, question 61).

Une forme d’égalité est dite proportionnelle : elle concerne la distribution des biens (matériels ou symboliques, comme les honneurs) et définit la justice distributive. Établir l’égalité entre des travailleurs, par exemple, suppose ainsi de donner proportionnellement plus à celui qui a le plus travaillé, et non pas à leur donner des parts strictement équivalentes. Il est juste, sur ce modèle, que celui qui mérite plus ait plus.

L’autre forme d’égalité est dite arithmétique : elle correspond, dit Aristote, à la justice corrective qui doit régir les rapports entre personnes. Elle va permettre de fixer, par exemple, la rémunération d’un service par l’égalité stricte de la rémunération avec le service accompli : l’effort de l’un doit être contrebalancé exactement par le paiement de l’autre, suivant un raisonnement fondé sur la réciprocité et l’échange des peines et des satisfactions. Ce raisonnement s’applique aussi en matière criminelle, où la douleur de l’un doit être compensée par le châtiment de l’autre. Il est important de voir sur ce point que l’équilibre n’implique pas l’identité, autrement dit, que la justice qui repose sur l’égalité arithmétique n’implique pas la loi du Talion en matière pénale. Il n’est pas nécessaire de crever un œil pour compenser la perte d’un œil, de la façon dont un versement d’argent peut rendre justice à un effort accompli. L’égalité, ici comme ailleurs, quelle que soit sa forme, n’implique pas l’identité. 2+2, 4, et 3+1 sont des quantités égales bien qu’elles soient exprimées différemment.

Ces deux formes d’égalité ou de justice – arithmétique corrective et géométrique distributive - peuvent bel et bien se combiner. Par exemple, selon la justice corrective, sur la base d’une égalité arithmétique entre le travail fait et le travail payé, on rémunérera davantage celui dont le travail a plus de valeur sociale, conformément à l’égalité géométrique et à la justice distributive. Dans cette perspective, formes d’égalité, formes de justice et équité se confondent dans un même traitement, égal, juste et équitable.

Mais qu’est-ce qui permet de distinguer ces trois idées ? On peut présenter les choses de la façon suivante. La recherche ou l’idée de justice seraient toujours à l’origine de la quête de l’égalité, sous ses différentes formes envisageables, et du souci de l’équité. L’équité quant à elle serait un moyen de traiter les choses différentes de manière égale lorsque les règles en vigueur - le droit ou les lois - ne seraient pas assez précises.

Dès lors, égalité et équité ne s’opposent pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire. C’est bien plutôt l’application de la loi (imparfaite) et la recherche d’équité (d’une plus grande perfection) qui entrent en conflit. L’idée d’équité correspondrait en ce sens à l’idée de justice, réelle ou naturelle, au-delà ou en dehors du droit positif. La justice comme équité serait supérieure à la justice légale.

Il faut, face à ce type d’affirmation, à la fois se prémunir d’une erreur et avoir conscience d’un problème. L’erreur serait de dire que les lois s’opposent à la justice et à l’équité, puisqu’elles sont imparfaites. En réalité, celles-ci n’entrent pas en contradiction avec l’équité. Celle-ci est un moteur de leurs perfectionnement.

   

B Particularité par l’équité et égalité par les lois

On peut comprendre en principe pourquoi il faut appliquer les lois en les adaptant aux cas particuliers, mais il n’est pas évident de voir comment le faire en pratique. Le droit doit s’appliquer tel quel, et les juges n’ont pas à l’aménager en en disposant à leur guise. Ils ne peuvent fonder leurs décisions sur l’équité, mais seulement sur des règles de droit Le jugement rendu par la Cour de Cassation, Chambre civile 3, 22 mars 1995, 93-14590, repose sur ce principe : « Vu l'article 12, alinéa 1er, du nouveau Code de procédure civile, attendu que le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables », le jugement rendu sur la base d’une inéquité par le tribunal d’instance antérieur est cassé et annulé car, « en statuant ainsi, sans se fonder sur une règle de droit, le Tribunal a violé le texte susvisé ».

Ce problème se présente peut-être différemment au sein des traditions juridiques de droit romain et dans celles de common law . Pourtant, dès l’Antiquité, les juristes romains le posaient et formulaient pour le résoudre des éléments de solution qui sont toujours pertinents.

D’abord, ils établirent progressivement que des principes généraux devaient guider toute application, reformulation ou formulation de la loi, parmi lesquels : ne pas favoriser les méchants, respecter les contrats, restituer les avantages indus, admettre la responsabilité dans les accidents2. Ensuite, en plus de ce type d’effort de mise en conformité du droit positif et de la justice comme équité, ils affirmaient que celle-ci devait rester au travail et présente à l’esprit des juges comme un principe d’orientation dans les textes du droit, leur multiplicité et l’éventuelle fragmentation des codes. L’équité, telle qu’elle est considérée dans le droit positif est ce qui doit orienter les juges dans les textes de droit pour que s’appliquent les lois les mieux appropriées au cas qu’ils ont à juger.

Relativement au droit positif français contemporain, ces idées gardent toute leur valeur3. L’article 12 du Code de Procédure Civile, précédemment cité, enjoint à juger suivant les règles de droits, en qualifiant exactement les faits dans leur particularité : « Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ». L’article 1355 du Code Civil affirme d’autre part qu’un jugement n’est pas lié aux jugements antérieurs, et qu’il ne vaut par conséquent lui-même que pour le cas qu’il juge (« L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ».

L’équité peut donc encore désigner actuellement, comme pour les juristes de l’Antiquité, non pas tant ce qui doit transformer la loi en fonction de la justice, que ce qui permet d’appliquer précisément une loi en fonction des particularités d’un cas, et ce qui permet d’appliquer les textes appropriés à un cas. entre les textes qui s’appliquent en fonction d’un cas.

En cela, il faut le noter, l’équité a non seulement à voir avec la justice comme norme et avec le droit comme compétence, mais aussi avec l’éthique. C’est en effet par son effort et son attention que celui qui juge peut s’orienter dans les textes de lois, avec plus ou moins de souci de justice. Et c’est pour cette raison que le terme antique d’« équité » peut aussi se traduire par « honnêteté ».

   

II Egalité politique et équité socio-politique

A L’égalité comme construction politique et les inégalités naturelles

D’un point de vue politique, les rapports entre égalité et équité se conçoivent différemment entre l’époque moderne (à partir de 1600 environ) et l’Antiquité. La constitution et la solidité des communautés politiques dans l’Antiquité est sont liées au respect de l’égalité dite proportionnelle, selon laquelle chacun doit être disposé à la place fixée par nature et qui lui revient dans l’ordre et la hiérarchie socio-politique à la place qui lui revient, fixée par nature. La politique dépend ainsi de la justice comme mise en ordre des inégaux, et la justice correspond à la nature même des choses et du monde, ce dont témoigne la République de Platon (- 400) est devenue l’exemple type.

Il en va tout autrement pour les modernes, et jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas tant la justice qui est théorisée comme étant au fondement du politique que le contrat social. Selon cette conception des communautés politiques, de façon très générale, l’ordre politique se construit comme égalité politique, en rupture avec l’ordre naturel et non plus en parallèle à celui-ci. La politique et la justice ne suivent plus la nature.

À partir de là, on peut schématiquement distinguer trois grandes perspectives.

Suivant la première, celle de Hobbes dans le Léviathan (1651), les communautés politiques se constituent en substituant à une égalité naturelle une égalité artificielle, qui fait passer de l’état de nature à l’établissement d’une justice conventionnelle. A l’égalité entre tous par la possibilité de chacun de tuer et de se faire tuer par n’importe qui n’importe quand, succède l’égalité de chacun face à la toute-puissance du souverain, qui protège ses sujets des crimes dans la mesure où ceux-ci respectent l’interdit des crimes et de la mise à mort d’autrui. L’égalité et l’équité politiques remplacent les formes naturelles d’égalité, d’inégalité, et leurs conséquences.

Suivant la seconde perspective, celle de Locke dans le second traité du gouvernement civil (1690), la constitution des communautés politiques est une amélioration de ce qui se passe à l’état naturel. Certaines formes d’égalité sont ainsi renforcées par la création d’un ordre politique, comme la sécurité des personnes et des biens ; certaines formes de justice, par exemple liées au droit de propriété, redoublent le droit naturel à jouir de ce que l’on produit, c’est-à-dire des fruits de son travail. La question reste néanmoins ouverte de savoir, suivant ce principe d’amélioration de la nature par la politique, ce qu’il convient de réduire, de maintenir et de renforcer dans les inégalités et les égalités entre les êtres humains pour que soit établie une société équitable.

Suivant la troisième perspective, celle de Rousseau dans le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes (1755) et dans Du contrat social (1762), ledit « contrat social » au fondement des communautés politiques s’établit à la fois en rupture avec les inégalités naturelles, contre lesquelles il amène à lutter, et contre les inégalités sociales que les communautés politiques produisent en les créant artificiellement. Par le premier effet du contrat social, qui fait rupture avec l’ordre naturel, ce sont le droit et la justice qui sont fondés et qui produisent l’ordre propre des institutions de la justice humaine. En effet, par définition, suivant le raisonnement célèbre de Rousseau, par nature le plus fort n’a pas besoin de droit puisque sa force lui suffit (Du contrat social, Livre I, chap. 3). C’est donc le plus faible qui y a recours, et que le droit doit défendre : la justice par le droit s’oppose ainsi toujours aux inégalités naturelles et aux rapports de force qu’elles produisent, au nom d’une égalité de droit qui agit contre ces rapports de forces initiaux, au nom de la justice des hommes.

Cependant, ce n’est pas seulement contre les inégalités naturelles entre les forts et les faibles que le droit s’établit, mais contre toutes les inégalités de fait, qu’elles soient d’origine naturelles ou produites par la société, à partir du moment où la société les juge injustes. C’est le second aspect des inégalités soulevé par Rousseau, qui pose cette fois la question des inégalités sociales dans leur rapport avec la justice et l’équité, sur la base de l’égalité politique. Les difficultés provoquées par ces inégalités sociales se trouve même dédoublé : par les inégalités naturelles, éventuellement maintenues comme inégalités sociales (par exemple, entre les hommes et les femmes, ou les jeunes et les vieux), et par les inégalités sociales que peut produire l’ordre socio-politique lui-même (par exemple entre les riches et les pauvres, ou entre les éduqués et les ignorants).

Ces difficultés et ces réflexions apparaissent systématiquement dès lors que l’ordre politique moderne, à la différence des conceptions de l’Antiquité, est fondé sur l’affirmation d’une égalité de droit qui n’existe pas à l’état naturel. Alors, dans tous les cas, le droit se trouve être ce qui vient corriger la nature, entre rupture et continuité avec elle, et celle-ci n’est plus jamais suffisante pour permettre de déterminer les règles de justice. Dès lors, ces règles, qui doivent se confronter aux faits de nature pour les modifier, se retrouvent également confrontées aux faits sociaux qu’elles produisent en partie, et par rapport auxquelles elles doivent également se définir : c’est le problème de la justice sociale, de sa nature, de ses objets, de ses frontières, dont il faut maintenant préciser les enjeux.

   

B Égalité politique et inégalités sociales : modéliser la justice sociale ?

Il faut à présent essayer de comprendre quelles inégalités sociales sont équitables et lesquelles ne le sont pas, jusqu’à quel point, s’il est exact que l’ordre politique est une création artificielle, un contrat social, en décrochage avec la nature ?

Une première tentative de réponse à cette question consiste dans un essai pour offrir un modèle

général permettant de déterminer ce qui est socialement équitable ou non en matière d’égalité et d’inégalité, comme en témoigne à l’époque contemporaine John Rawls, dans sa Théorie de la justice (1971).

Les thèses clés défendues dans cet ouvrage sont, premièrement, que la liberté doit être possédée par tous, sur la base d’une juste égalité des chances et d’une conciliation systématique des différentes libertés. Deuxièmement, les autres biens peuvent être inégalement répartis, ils doivent l’être en combinant deux critères. Ceux-ci sont, d’une part, l’utilité sociale des différences dans la possession de biens (richesses, compétences ou autres), produite à partir de la différence des choix que doivent pouvoir faire des individus libres. D’autre part, au principe de l’utilité, doit s’ajouter un principe déontologique, c’est-à-dire une dimension impérative sans laquelle il ne peut y avoir ni de justice, ni de droit. Autrement dit, l’utilité peut certes rendre compte des différences sociales comme fruit des libertés individuelles, mais elle est trop relative, changeante et sans équilibre pour permettre de véritablement concilier la liberté et l’égalité. Une règle déontologique doit donc être établie, en considérant quels niveaux de possession minimale des différents biens est envisageable, sans qu’elle empêche la liberté des individus et leur mobilité sociale. C’est le principe dit du maximin qui permet de fixer la limite maximale du minimum qu’un individu peut et doit posséder dans une société juste - par exemple, en matière de richesse financière, mais aussi en termes d’éducation.

Seraient de la sorte conciliées les inégalités de fait et l’égalité de droit, par une combinaison d’exigences déontologiques (droits à la liberté, à des minimums) et de considérations pragmatiques (différences interindividuelles, possibilités de devenirs individuels et sociaux).

On doit cependant se demander si ce type de modélisation de la justice comme équité, en tant qu’elle vise à concilier droit et factualité, suffit pour régler les tensions socio-politiques qui ne cessent d’apparaître, au fil des jours et des époques, au sujet de l’égalité et de l’inégalité entre les personnes ou les groupes sociaux. Pour déterminer les niveaux minimums de possession de biens, en effet, Rawls suppose que l’on imagine et que l’on systématise ce qui serait intolérable pour nous et empêcherait l’exercice de sa liberté si nous étions parmi les plus mal lotis. C’est ce qu’il appelle le « voile d’ignorance ».

Or, il est possible qu’un certain imaginaire de la justice puisse ou doive précéder la recherche de la réalisation de la justice. Mais peut-être faut-il admettre que cet imaginaire ne peut pas être donné une fois pour toutes, ni partagé par tous de manière consensuelle.

Le problème ne réside pas tant dans le caractère fictif de tout imaginaire et même de tout modèle par rapport à la réalité. Il tient au caractère historiquement, politiquement et socialement situé des questions d’égalité, de répartition et plus largement de valeur qui ne cessent de surgir. Les modèles, quels qu’ils soient, risquent de ne pas réussir à éclairer les cas particuliers , jusqu’à devoir, sans doute, sans cesse être modifiés par ces derniers. Les formes d’égalité et les droits des hommes et des femmes, des enfants et des adultes, des personnes malades et en santé, etc., n’ont pas toujours été questionnées de la même façon, ni même questionnés tout court.

De ce point de vue, il convient peut-être non pas de formuler une fois pour toutes une solution aux disputes sur le caractère équitable ou inéquitable des inégalités mais de repérer comment ces disputes se forment et ce qu’elles signifient. Cela peut permettre de juger de leur valeur et de leur portée, ainsi que d’envisager leurs effets possibles ou souhaitables sur le droit.

   

C Égalité citoyenne, particularités individuelles ou sociale

Comme on l’a vu plus haut, l’ordre politique moderne ouvre une tension jamais totalement refermée entre l’égalité politique des citoyens et l’inégalité des individus, à partir de leurs différences naturelles ou sociales. Et il n’est pas sûr que cette tension puisse être désamorcée en distinguant et en cloisonnant la liberté et l’égalité. En effet, toute inégalité peut avoir pour conséquence de réduire la liberté des uns par rapport aux autres, et réciproquement toute différence de liberté peut se traduire en termes d’égalité. C’est le problème qu’Etienne Balibar désigne comme étant celui de l’« égaliberté » (Des universels, 2016). On n’aurait tort d’en envisager comme seule solution possible l’identité stricte entre les personnes, en supposant qu’il faudrait une fois pour toutes que tous soient libres et égaux sans aucune différence possible. En effet, la question des apports entre égalité, liberté, équité, justice sociale et identité n’implique pas nécessairement des essais de réponse systématiques. Elle peut aussi être utile pour analyser, d’évaluer et de transformer les débats qui apparaissent régulièrement au sujet de la justice sociale.

Lorsque qu’une demande inédite de justice ou d’égalité se trouve publiquement formulée, elle consiste ainsi, selon Jacques Rancière dans La Mésentente (1995), à mettre en avant quelque chose qui jusque-là ne l’avait pas été et se trouvait exclu du domaine public, en étant considéré comme négligeable ou privé. Tel peut-être le cas par exemple du travail dit de care ou de soin, majoritairement mais pas exclusivement effectué par des femmes, dont la prise en compte économique et juridique fait aujourd’hui débat, à travers une demande de reconnaissance de ces travaux invisibles, ou encore comme l’éventuelle reconnaissance d’un statut de femme au foyer, tel que cela avait pu être le cas auparavant.

Ce bref exemple suffit peut-être à montrer que la justice sociale ne peut s’établir qu’au croisement d’une multitude de perspectives, où les formalisations de l’égalité et de l’équité, bien qu’essentielles, n’interviennent qu’en partie, et où le droit sert tout autant de repère qu’il se trouve transformé par l’histoire des communautés humaines.

   

Résumé

L’égalité et l’équité peuvent être opposées comme l’uniformité de traitement peut l’être à la recherche de précision et de particularité. Mais en réalité, il existe différentes formes d’égalité qui permettent la recherche d’équité, laquelle ne s’oppose pas à l’application rigoureuse des lois, mais permet de s’y orienter. De même, l’égalité et la justice sociales ne sont pas des notions abstraites ou utopiques si l’on différencie les ordres naturels, sociaux et politiques, afin de juger et de mettre au travail les tensions qui les traversent.

   

Bibliographie

Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, GF-Flammarion, 2004 (Livre V) - Texte fondateur en Occident de la différence entre égalité et équité

Mélin-Soucramanien (F.), Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica-PUAM, coll. « Droit public positif », Paris, 1997 - Recueil de droit positif sur l’usage de l’égalité

Rousseau, Origines et fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1969 – Analyse cruciale des différents types d’inégalités et de l’égalité comme principe politique.

   

Sujets

Oral

Qu’est-ce qu’appliquer le droit avec équité ?

Égalité de traitement et traitement équitable.

Écrit

Procès équitable et égalité devant la loi.

Comment concilier l’inégalité et la justice ?

   

Stéphane Zygart


  1. 1137b, Ed. GF-Flammarion, 2004, p. 281 (traduction modifiée)↩︎

  2. Ces éléments ainsi que les suivants sont tirés de Ralph A. Newman, « La nature de l’équité en droit civil », Revue internationale de droit comparé, 16-2, p. 289-295, 1964.↩︎

  3. Pour ce qui suit, voir Michel Narcy, « L’équité chez Aristote : suspendre ou interpréter la loi ? », Mélanges de l’Université Saint-Joseph, vol. 61, 2008, p. 359-372.↩︎