La poliomyélite et l’élaboration des normes médico-sociales de rééducation et du handicap
Transfinis - Septembre 2024
Texte de l’intervention faite le 13 octobre 2017 au colloque international Alfred Binet expérimentateur, entre archives de la psychologie et éducation physique (BNF / Université Paris-Descartes), dont la parution n’a finalement pas eu lieu.
La médecine physique et de réadaptation n'a pas son origine dans la prise en charge des poliomyélitiques, et la poliomyélite a été jugulée dans la plupart des pays par la vaccination depuis la fin des années 1950. Les traitements que celle-ci a amené à élaborer offrent néanmoins une perspective précieuse pour comprendre comment la médecine de rééducation s'est formée, légitimée, et quelles sont les prises de position particulières qui la définissent en tant qu'activité de soin. Non que ce type de médecine n'ait pas changé depuis la période où elle s'est affrontée à la poliomyélite ; mais cette maladie a provoqué des croisements entre certains problèmes médicaux (entre les aspects fonctionnels et organiques d'une pathologie) et a été traitée à l'intersection de processus médicaux et sociaux (les systèmes de sécurité sociale s'affrontant à une maladie infantile pandémique), et l'on peut penser que ces croisements sont encore ceux des rééducations, même si bien des choses s'y sont ajoutées depuis.
Comment juger des facultés de réinvention et de résistance de corps incurables, en particulier enfantins, tandis qu'on essaie de leur faire récupérer certaines capacités en vue d'une autonomie au quotidien ou d'une activité professionnelle ? Quels doivent être les objectifs et les procédés des traitements, en tant qu'il ne s'agit pas directement de sauver la vie ou de guérir d'une maladie mais d'assurer l'exercice possible de différentes fonctions plus ou moins utiles, comme la station droite, la marche ou la préhension ? Ces questions initialement posées par la poliomyélite aux médecins rééducateurs sont toujours les nôtres, et il vaut de réfléchir aux handicaps et aux rééducations aujourd'hui à partir de ces problèmes fondateurs, et pas du tout généraux. En effet, l'apparente simplicité de la mise en œuvre des rééducations, surtout dans la première moitié du XXème siècle, ne doit pas tromper. On pourrait croire que les rééducateurs partent de leur connaissance du corps physique et fonctionnel pour jauger des capacités récupérables, lesquelles garantiraient au final l'existence sociale des individus redevenus aptes à participer à la vie collective : les rééducations partiraient du corps physique, joueraient sur les capacités fonctionnelles, et aboutiraient par conséquent aux compétences sociales. Ce que le cas des polios montre, c'est que l'élaboration des rééducations ne suit pas du tout ce schéma qui va en ligne droite du médical au social. En réalité, les rééducateurs doivent faire des choix sociaux, en plus des jugements médicaux qui constituent leur domaine propre. Ces choix sociaux sont même déterminants, au moins autant que les évaluations médicales : si l'on fait des efforts en vue de la réacquisition de la marche, c'est que celle-ci à une valeur pour l'individu et pour sa communauté, et pas parce qu'elle rejoint un modèle anatomo-physiologique du corps humain. Les polios permettent ainsi de voir comment les rééducations médicales et leurs modèles sont bâtis sur des jugements sociaux, et en quoi toute action sur les invalidités est médico-sociale sans pouvoir être réduite à un pôle purement médical ou purement social. Et les nouveaux débats ouverts depuis les épidémies de polios par les nouvelles technologies, la transformation de notre conception des handicaps ou de nos systèmes de santé se posent encore, pour l'instant, dans le cadre de ces croisements anciens où nous devons juger des valeurs respectives des repères organiques et fonctionnels, médicaux et sociaux.
Nous nous proposons donc ici de partir à nouveau des questions médicales qui se sont présentées concrètement et dramatiquement dans la polio pour mettre les problèmes actuels des rééducations en perspective : d'abord en montrant comment la nature très particulière de cette pathologie a amené les rééducations à se constituer comme une spécialité médicale dans la mesure où la chair et l'organique se sont mêlés aux évaluations fonctionnelles ; puis en voyant à partir de là quels ont été les choix médicaux et médico-sociaux faits par les soignants de la polio. Ce sont ces choix qui ouvrent à un espace de réflexion critique toujours pertinent sur les normes dans les rééducations.
La position originale et fragile de la médecine de rééducation
Ce n'est pas face à la polio, mais face à une conséquence de la syphilis, l'ataxie tabétique, que les rééducations sont nées, à la fin du XIXème siècle. Tandis que, dans ses phases finales, la syphilis provoque des troubles de la marche, certains médecins se proposèrent de lutter non contre la cause organique de ces troubles, inaccessible aux traitements d'alors, mais contre ces troubles eux-mêmes : les rééducateurs proposèrent une thérapie des symptômes, des effets du pathologique, pour contourner leur impuissance face à certaines maladies aux sources incurables. Des techniques de rééducation de la marche pour les tabétiques furent ainsi progressivement élaborées entre la fin du XIXème et la fin du XXème siècle par les initiateurs de ce type de soin, Frenkel, Hirschberg, puis, un peu plus tard, Kounijdjy1. Une répétition des mouvements de la marche, analytiquement décomposés, et un travail sur la coordination sensori-motrice des patients ont constitué les bases des premières rééducations.
La particularité de la médecine de rééducation et qui a été perçue comme telle dès le départ, est de mettre entre parenthèses l'état organique des corps pour les envisager seulement du point de vue de leurs actions possibles à partir de leurs éléments moteurs (muscles, articulations, os) commandés par le cerveau et la volonté des patients. C'est en cela que la médecine de réadaptation est une médecine "physique" et non pas physiologique, même si elle a pour condition première un état physiologique contrôlé et stabilisé. Ce positionnement thérapeutique ne va pas de soi. Déclenché par la reconnaissance de l'incurabilité de certaines pathologies, agissant sur les effets et non sur les causes, à la surface des corps et non dans leur profondeur, les rééducations ont immédiatement été marquées d'un statut médical inférieur, à tous égards considérées comme secondaires : dernier recours qui n'opère qu'à la marge des corps et des résultats qu'on pourrait escompter. En témoignent par exemple la très difficile reconnaissance de la kinésithérapie comme spécialité thérapeutique2 ou le faible nombre d'articles consacrés aux rééducations dans les revues médicales comparativement au nombre de ceux consacrés à des soins classique, qui essaient de s'attaquer à la racine des maladies. La polio l'illustre parfaitement : dans 26 périodiques médicaux susceptibles d'en avoir parlé entre la fin du XIXème et la Seconde Guerre Mondiale, on trouve deux articles consacrés à la rééducation des polios3. Dans le même corpus, on trouve 1616 pages portant sur la poliomyélite en général4. Quoiqu'il en soit des pages pouvant appartenir à un même texte, la disproportion est flagrante, sans compter qu'un des deux articles sur la rééducation de la poliomyélite est consacré à un film, et l'autre, La rééducation des paralysés (poliomyélite, maladies de Little, hémiplégie infantile), est signé du Dr Jacob et de Mme Delpech-Poidatz5, ce qui fait écho à l'absence d'institutions de traitement et fait sauter aux yeux l'absence d'intérêt médical: en 1929, Mme Delpech Poidatz dirigeait le seul établissement français dédié à la poliomyélite, pourtant déclaré d'intérêt public en 19226.
On pourrait également retracer l'histoire des traitements de la polio entre 1840 (date de son individualisation clinique par Heine) et les années 50 (vaccins Salk, Lépine et Sabin) pour montrer à quel point les rééducations y furent mal comprises, peu transmises, les mêmes erreurs et les mêmes expériences se répétant d'une décennie à l'autre. Mais en cela, la polio présente le même tableau épistémologique, sociologique et historique que toutes les autres pathologies concernées par d'éventuelles rééducations jusque dans les années 1950. Son intérêt est ailleurs, dans la manière dont elle a fait sortir celles-ci, à partir des années 40, du mépris et de l'obscurité dans lesquelles elles s'étaient trouvées plongées jusque là.
La poliomyélite et la reconnaissance médicale des rééducations
Ce que la polio a pu avoir de matriciel et de décisif pour la médecine physique et de réadaptation apparaît au ras des faits. Les premiers centres médicaux autonomes spécialement dédiés à la rééducation le furent pour les polios – le premier, à Garches – et le titulaire de la première chaire universitaire consacrée à cette discipline fut André Grossiord, spécialiste de la maladie7. Pour comprendre pourquoi celle-ci eut ces effets, il faut partir des particularités de son tableau clinique, sinistre et redoutable mais propice à la réflexion sur les rééducations.
La polio est capable de produire des dégâts très graves, étendus, mais aussi très variables et jamais complètement arrêtés. Restée incurable jusqu'à la mise au point des vaccins, sa particularité est d'être une maladie des séquelles dont le danger principal ne se situe pas dans sa phase aiguë, mais après son retrait. La destruction des neurones motrices qu'elle occasionne peut certes provoquer la mort par arrêt respiratoire – c'est contre elle que furent conçus les premiers poumons d'acier. Mais le plus souvent, ce sont des muscles moins vitaux qui sont touchés. Une fois la maladie passée, de manière irréversible, certains muscles sont devenus inutilisables, condamnés à l'atrophie, et les patients sont handicapés en fonction des atteintes, jamais identiques d'un malade à l'autre, aux localisations irrégulières et à la gravité tout aussi variable.
Là est la première raison de la légitimation de la médecine de rééducation par la polio. La singularité des tableaux cliniques présentés par des malades hors de danger d'un point de vue vital, mais atteints de séquelles fonctionnelles incurables. Une expertise est nécessaire pour évaluer celles-ci et les remèdes possibles alors que les malades, le plus souvent, vont devoir vivre avec pendant longtemps – pour des raisons qui tiennent au développement des défenses immunitaires, la plupart des polios se déclarent chez des enfants. La polio appelle à la spécialisation. Mais ce n'est pas tout et ce n'est pas suffisant, car d'autres cas comme les mutilés de guerre tout aussi singularisés par leurs blessures et également jeunes auraient dû provoquer cette spécialisation, or cela ne fut pas le cas.
Le plus important est que cette sombre maladie a obligé les médecins de rééducation a s'enfoncer dans les corps alors que les rééducations s'étaient définies par leur attention aux symptômes fonctionnels, à la fugacité des actes accomplis ou à accomplir. D'abord, la fragilité des polios peut atteindre des degrés extraordinaires : par exemple, pour éviter la déformation des pieds (équinisme), il fallait parfois protéger les malades du poids des draps de lit par des bottes spéciales8. Même en prétendant se limiter au fonctionnel, il fallait donc que les rééducateurs accordent l'attention la plus fine à l'organicité. Surtout, parce que cette faiblesse des muscles pouvait être anarchiquement distribuée, touchant par exemple un muscle mais pas son antagoniste, elle était susceptible d'occasionner des malformations musculo-squelettiques chez les malades dont la plupart étaient de jeunes enfants aux corps encore ductiles. Les manières d'agir des polios avec leurs possibilités restantes pouvaient avoir pour conséquence de vicier les corps au-delà des dégâts initiaux provoqués par la polio, par exemple en sollicitant trop tel muscle à la suite de la perte de tel autre muscle ou en adoptant une position déséquilibrée pour compenser un déficit moteur ou de tonus.
A polio mettait donc les rééducateurs en face d'un problème nouveau, en réintroduisant un devenir de l'organique dans l'exercice des fonctions. Le point de vue moteur, consistant à prendre en compte les possibilités des corps ne pouvait plus suffire. Il fallait également envisager les conséquences organiques des manières d'agir, et penser sans cesse à la déformation possible des conditions corporelles de l'agir à cause de cet agir lui-même : problème redoutable de la perte des capacités fonctionnelles à cause de leur usage lorsque celui-ci implique une déformation défavorable des corps.
Ce problème est la clé de la légitimation des médecines de rééducation par leur affrontement à la polio. Elles durent pour mettre au point leurs traitements réintroduire l'organique dans leurs calculs physiques, aller de l'incurable organique à la remédiation fonctionnelle en repassant par les transformations possibles de l'organique. Par là, elles revenaient au corps, terrain premier de la médecine, source du savoir spécifique de celle-ci et de sa puissance. On pouvait admettre qu'il y eut une chaire de médecine pour les médecins qui, comme Grossiord, s'étaient consacrés à la rééducation des polios, en tant que leur tâche nécessitait une expertise technique et était plongée dans l'épaisseur des corps.
Les ressorts de la reconnaissance institutionnelle de la médecine physique et de réadaptation sont, de ce point de vue, tout autant épistémologiques que sociologiques : il faut compléter les analyses menées en termes de sociologie des professions par celle des problèmes épistémologiques formulés dans les rééducations face aux différentes pathologies en tant que ces problèmes sont plus ou moins communs avec ceux des autres spécialités médicales, et donc plus ou moins propice à leur rapprochement9. Mais il y a plus encore. C'est en rentrant dans le détail de ces problèmes, et ainsi dans les solutions concrètes que les rééducateurs leur ont donné, que l'on peut comprendre certaines des tensions qui travaillent encore nos interventions en matière de rééducation et plus largement en matière de handicaps et d'aménagements médico-sociaux.
Comment, quoi, où et quand rééduquer ? Les choix des rééducateurs de la polio
Que la polio soit une maladie infantile accroît considérablement la difficulté des traitements. Il faut, d'abord, éviter toute immobilisation trop prolongée des petits malades pour ne pas aggraver les atrophies musculaires. Mais tout mouvement risque de provoquer des déformations, a fortiori dans la spontanéité désordonnée de l'enfance qui agit sans prévision. Premier dilemme, qui passe entre l'immobilisation et le laisser-aller, et dont beaucoup d'autres suivent. En effet, il faut se rappeler que le tableau des lésions provoquées par la polio n'est jamais le même d'un patient à l'autre et qu'il est susceptible d'évoluer en fonction des techniques de compensation choisies : comment peut-on dans ces conditions modéliser des solutions thérapeutiques ? Les rééducateurs ne sont pas d'accord sur ce point. Pour certains, c'est possible, en fonction des règles connues des déformations musculo-squelettiques causées sur le long terme par tel ou tel mouvement sur le corps inachevé des enfants10. A quoi d'autres leur rétorquent que toutes les déformations ne sont pas évitables à moins de sacrifier tous les mouvements possibles : c'est un choix entre des déformations à venir qu'il faut faire, en mettant en balance leur gravité et le mouvement qui est rendu possible, sans modélisation possible a priori11. Tout dépend en effet de ce que les patients veulent faire et de la façon dont leur histoire, leur psychologie particulières, les amènent à s'y prendre. La singularisation n'est pas seulement dans les lésions initiales, elle se tient aussi dans les désirs et les biographies qui obligent à expérimenter avec chaque patient.
Mais jusqu'où cette prise en compte des individualités est-elle possible avec des enfants ? N'y a t-il pas des choix qu'il faut susciter ou au contraire empêcher chez eux ? Une part d'intervention normalisatrice semble nécessaire alors qu'elle engage la vie des enfants sur de très longues durées, et pour comprendre les choix qui sont faits, il faut suivre encore une fois le double versant de tout choix, l'empêchement et la favorisation. Négativement, empêcher un mouvement, par exemple pendant toutes les années que dure la croissance des enfants, c'est provoquer nécessairement tristesse et douleur : les appareils orthopédiques s'opposent aux mouvements spontanés ou volontaires, et le rappellent par la souffrance qu'ils occasionnent à qui néglige leur présence sans faille. Le problème de la douleur est d'autant plus présent dans la polio que la maladie provoque après son passage des douleurs résiduelles, des mouvements de réaction que les appareils orthopédiques empêchent parfois, répondant à la douleur par la douleur.
Du point de vue de ce qu'il s'agit de favoriser, la difficulté pour les rééducateurs n'est plus celle de la souffrance, mais des choix sociaux qu'il leur faut faire alors que cela n'appartient pas habituellement à leur domaine de compétence. Une chose est d'empêcher les déformations corporelles ; une autre est de les risquer au nom de certaines actions qu'il faudrait que les malades puissent faire. Faut-il apprendre à un enfant aux mains partiellement invalides à écrire, à un autre enfant aux muscles fessiers détruits à marcher, et à quel prix ? A ces choix, les médecins répugnent, non seulement parce que ces décisions comportent toujours une part d'arbitraire et d'incertitude, mais surtout parce qu'elles dépassent le seul état des corps et doivent faire envisager le fonctionnement social de ces corps, c'est-à-dire la fonction sociale des corps. Or cela contrevient à l'un des principes les plus ancrés de la médecine : il faut soigner sans considérer ce que les individus malades ont fait de leurs corps ou comptent en faire. C'est un des aspects du secret médical, peut-être aussi l'une des raisons pour lesquelles les médecins tiennent à considérer, encore aujourd'hui, les spécialités de médecine fonctionnelle comme du para-médical (kinésithérapie, ergothérapie, etc.).
Le nœud médico-social des rééducations et des handicaps se situe dans ces choix ; il ne pouvait pas apparaître avec autant d'acuité dans les rééducations antérieures des tabétiques ou des mutilés de guerre, en ce que les pertes fonctionnelles comme les remédiations possibles y étaient suffisamment claires et sans conséquences organiques notables pour ne pas obliger à ces choix.
Ce nœud, les rééducateurs des polios l'ont tranché autant que possible par l'évidence. Citons ici longuement Grossiord, partisan non sans arguments et non sans doutes d'une normalisation maximale des corps, au prix de sacrifices considérables:
« [Pour les atteintes du rachis], il y a, disons-le sans tarder, des cas désespérés: ce sont les poliomyélites du tout-petit, s'il existe des causes suffisantes et durables de déséquilibre de la colonne; il n'est pas imaginable que le petit enfant puisse être soumis à des règles de postures strictes pendant le temps nécessaire, c'est-à-dire parfois pendant 10 et 12 ans. On joue battu et on ne peut se contenter d'un compromis, soigner au mieux l'enfant pendant un ans, deux ans... puis faire confiance - sans illusion - aux corsets. Plus tard, on greffera, si on le peut. [...]
En définitive, la notion essentielle sera celle de l'âge. Nous avons dit le défaitisme qu'on pouvait avoir chez les tout-petits. A 12 ans ce défaitisme n'est pas admissible » (Grossiord)12.
"[...] Sans doute devrons-nous trouver un juste partage entre les exigences des diverses disciplines et ce partage impliquera nécessairement certains abandons, certains sacrifices de médecins trop exigeants, de pédagogues trop exclusifs ou d'entourages trop portés à un bienveillant laisser-aller.
Mais le jeu vaut d'être joué, nous avons vu trop de fillettes de 14 ou 15 ans effroyablement déformées après leur poliomyélite du jeune âge, et qui paient dans leur colonne vertébrale, leur thorax et leur bassin des années de vie parfaitement libre et de position assise à l'école.
Nous dirons la place que tient le « chariot » plat dans nos habitudes thérapeutiques: qu'il puisse avoir certaines conséquences sur le plan psychologique n'est pas niable, mais a t-on le droit de sous-estimer le retentissement psychologique d'une scoliose importante lorsque vient l'adolescence, la gêne que représente pour les études les interventions chirurgicales, les souffrances qu'elles comportent, les risques qu'elles font parfois courir, les angoisses qu'elles conditionnent ?" (Grossiord, 1961, p. 281).
On voit que la médecine de rééducation n'est pas adossée à un corps standard comme à une norme suffisante et valant à elle seule. Certes, Grossiord prend ses marques dans des formes du corps, et même dans des postures de celui-ci. Mais il n'est pas question d'une recherche directe de ces formes. Ses propos sont traversés d'autre chose, que l'on peut qualifier de médico-social au sens fort et qui étayent, aux yeux de Grossiord, la nécessité de ses traitements. D'abord, il y a l'évidence des conséquences psychologiques d'une scoliose, c'est-à-dire des demandes de secours qui s'ensuivent de cette pathologie, notamment à la suite du regard des autres durant l'adolescence: sortant de la médecine par cette évocation, Grossiord montre là qu'il calcule tout un avenir, avec tout ce que ce genre de prédiction implique de canevas relationnel préconçu, par lequel imaginer les futures professionnels, amoureux, familiaux, etc. Ensuite, il ne s'inquiète pas d'un équinisme ou d'un pied-bot. Dans toutes les interventions où Grossiord défend sa vision des traitements, lourds et longs, les déviations du rachis, du bassin, du thorax, sont toujours ses exemples. Certes, ces parties anatomiques, si elles sont touchées, sont celles qui requièrent les thérapies les plus discutables et douloureuses par leur ampleur. Mais ces cas emblématiques expriment aussi un souci du plus grave et non pas du plus dur, souci à prendre au pied de la lettre. Remettre une colonne vertébrale n'est pas forcément être maniaque des formes normales des corps. Une scoliose ou un bassin désaxé ont aussi des conséquences multiples, où ce qui importe n'est pas qu'ils empêchent telle ou telle chose dans un monde imaginé, mais qu'ils en empêchent un grand nombre, incalculable, et que, multiples, certains ennuis se produiront nécessairement.
Au danger de s'immiscer dans l'existence présente et futures de leurs patients, les médecins de rééducation répondent par une double évidence, médicale (grand nombre de conséquences fonctionnelles qui dissolvent le choix qui est fait par le grand nombre de capacités conservées) et médico-sociale (certaines capacités doivent être universellement partagées) et aboutissent de la sorte à une norme des corps. Si norme il y a, elle ne se justifie ainsi pas à leurs yeux par une décision arbitraire, mais par une existence de quasi fait, par une nature médicale et sociale des vies individuelles et des sociétés que les médecins ne feraient que suivre, pour en donner les moyens physiques.
Leur raisonnement est toujours le même, bien qu'il puisse sembler plutôt médical ou plutôt social : certaines conditions corporelles dont les médecins sont les garants sont nécessaires à l'exercice de capacités normales, évidemment, naturellement indispensables d'un point de vue individuel et social. La question, bien sûr, est de savoir sur quoi reposent ces évidences et en particulier comment nous circulons, par elles, entre les corps, l'individuel et le social. Certains jugements de valeur médico-sociaux implicites sont bien cachés dans les propos des médecins. Lorsque Duhem et Beaugrand écrivent par exemple: « L'angulaire de l'omoplate porte l'angle inférieur légèrement en retrait et en haut et fait pivoter cet os autour de son angle externe. Sa paralysie amène une chute légère de l'épaule » (1941, p. 117), en décrivant une paralysie, ils décrivent une chute, qui suppose la station debout. Leur propos implique donc qu'il faille obtenir celle-ci autant que possible. Si l'on peut admettre que tout le monde serait d'accord avec eux sur cet objectif, il n'en faut pas moins reconnaître que celui-ci suppose une valorisation et une normalisation puisqu'il est possible de vivre couché.
D'autres prises de position sont plus flagrantes, et révèlent la puissance du mélange entre le médical et le social, c'est-à-dire finalement entre les corps et l'histoire alors que la médecine peut avoir la prétention de soustraire, éthiquement et scientifiquement, ceux-là à celle-ci. En effet, les premiers centres de rééducation qui ont été créés l'ont été pour les polios, sur la base d'évidences sociale, où il fallait non seulement lutter contre les déformations du corps mais aussi socialiser les individus. Il fallait y fournir des moments de scolarisation, générale ou professionnelle, nécessaires à la vie future des enfants qui soient en même temps adaptés aux contraintes imposées par les traitements médicaux, dans la mesure où ces traitements restaient la condition première de tout ce que ces enfants pourraient, plus tard, faire. Principe de soumission du social au médical, tout comme la capacité est soumise à l'état du corps. Mais ce que laissait dans l'indéfini, alors, le fonctionnement de ces centres, c'était la justification de la nécessité de cet enseignement général et professionnel que les thérapies médicales avaient aussi pour but de rendre possible, d'autant plus qu'elles l'admettaient en parallèle à elles. On voit là que le fondement médical des rééducations ne peut se définir complètement et concrètement sans ce qu'il a à rendre possible d'un point de vue social.
Que fait la médecine dans les modèles sociaux du handicap ?
La poliomyélite n'a pas seulement légitimé la médecine physique et de réadaptation aux yeux des autres médecins, elle a aussi imposé un modèle médical des handicaps. Directrice des remèdes touchant au corps, et par suite aux capacités individuelles et sociales, la médecine gagne le pouvoir de déterminer les traitements. Ce point de vue que les particularités de la polio favorisaient suppose également que la majorité, voire l'intégralité des efforts faits pour remédier aux handicaps, devait être faite par les personnes handicapées, par une modification de leur état. Le respect de certaines normes, physiques et fonctionnelles, durement conquis, devait permettre l'atteinte – et le respect – de certaines normes sociales, sur la base d'évidences médico-sociales tenues pour absolument communes.
Ce modèle "biologique" ou "médical" des handicaps n'est certes plus le nôtre. Il a été combattu et contrebalancé par le modèle dit "social" des handicaps et des procédures d'adaptation de la vie collective qui doivent désormais s'effectuer dans l'autre sens : adaptation de la société aux individus plutôt que l'inverse. Ce n'est sans doute pas un hasard si les premières critiques des rééducations médicales sont nées dans les centres pour polios : le sens général des traitements, leur durée, leur dureté appelait à une réaction des malades13.
La polio ne permet pas seulement de faire un point d'histoire à ce sujet en permettant de désigner une des origines les plus déterminantes des techniques de rééducation modernes et du succès du modèle médical des handicaps. Elle permet de repérer un problème qui est toujours le nôtre et qui se loge jusque dans la dernière classification en date des handicaps, la Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF ou CIH-2) : la médecine y est toujours une condition nécessaire pour la définition d'un handicap, de telle sorte que tout désavantage social ne puisse pas être considéré comme un handicap14. Notre modèle social des handicaps est toujours médico-social.
Il faut aussi se poser la question suivante. Le regard médical qui se pose préalablement sur les corps pour évaluer leur état mène t-il à une fermeture de certains possibles pour ces corps, au nom de pertes irrémédiables, ou ouvre t-il au contraire à une perception des combinatoires possibles entre les parties des corps invalides, analogue à la combinatoire qui se joue entre ces corps et leurs environnements ? Les modélisations médicales des aptitudes élaborées et disputées au sujet des polios sont un exemple de premier plan pour réfléchir au caractère libératoire ou limitatif de l'évaluation et de la transformation de nos capacités à partir de nos corps, au-delà des seuls handicaps. Ce que nous promet la médecine, ses opérations, les implants et les prothèses, doit être examiné à partir des archives laissées par les handicaps dans le passé afin de démêler plus précisément ce qui entre de social dans les espoirs proposés aux corps et ce qui différencie les dispositifs techniques d'aménagements environnementaux des dispositifs prothétiques, implantatoires ou thérapeutiques.
Stéphane Zygart
Bibliographie
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Boppe, M. (1944) Traitement orthopédique de la paralysie infantile, Paris, Masson et Cie, Editeurs..
Duhem, P. et Beaugrand, P.-N. (1941). Ce que doit être le traitement de la poliomyélite, physiothérapie et orthopédie, Paris, Masson et Cie, Editeurs (Extrait de la presse médicale n°52 du 17 juin 1941).
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Grossiord, A. (1961) « Rééducation des poliomyélitiques (La) et ses exigences, perspectives médicales », in Enfance, pp. 279‑302.
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Monet, J. (2003). Emergence de la kinésithérapie en France à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, une spécialité médicale impossible, genèse acteurs et intérêts de 1880 à 1914, Université Paris I (Thèse pour le doctorat de sociologie, 3 Vol.).
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Trannoy, A. (1983). Risquer l’impossible, la longue marche des immobiles, Paris, Athanor.
Parmi les textes fondateurs, voir par exemple Hirschberg, Rubens, Traitement mécanique de l’ataxie locomotrice, Paris, Typographie A. Hennuyer, 1898 (Extrait du bulletin général de thérapeutique).↩︎
Monet, Jacques, Emergence de la kinésithérapie en France à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, une spécialité médicale impossible, genèse acteurs et intérêts de 1880 à 1914, Université Paris I, 2003 (Thèse pour le doctorat de sociologie, 3 Vol.).↩︎
Recherche menée dans l'ensemble des périodiques numérisés de la bibliothèque Médic@ de l'Université Descartes de Paris, à partir des requêtes suivantes: "rééduc* poliomyélit*", "rééduc* Heine Medin", "rééduc* paralysie spinale", doublées ensuite en remplaçant "rééduc*" par "réadap*".↩︎
Recherche menée dans le même corpus, par les requêtes "poliomyélit*", "Heine Medin", "paralysie spinale infantile".↩︎
Jacob, Dr et Delpech-Poidatz, Mme, « Rééducation des paralysés (poliomyélite, maladies de Little, hémiplégie infantile) », in Paris Médical, Paris, J. B. Baillère et Fils, 20 avril 1929, p. n°28, p. 386‑392↩︎
Trannoy, André., Risquer l’impossible, la longue marche des immobiles, Paris, Athanor, 1983, p. 36.↩︎
Grossiord, André, « Lecon inaugurale du professeur André Grossiord », in Annales de médecine physique, organe de la société nationale française de médecine physique de rééducation fonctionnelle et de réadaptation, T. XI, n°2, Avril, mai, juin 1968, Lille, Imp. Morel et Corduant, 1968, pp. 107‑116.↩︎
Duhem, Paul et Beaugrand, P.-N., Ce que doit être le traitement de la poliomyélite, physiothérapie et orthopédie, Paris, Masson et Cie, Editeurs, 1941 (Extrait de la presse médicale n°52 du 17 juin 1941), p. 7-8.↩︎
Pour une analyse très complète en termes de sociologie professionnelle, voir Frattini, Marie-Odile, Dynamique de constitution d’une spécialité médicale fragile: la médecine de rééducation et de réadaptation fonctionnelles en France entre médecine et politique, EHESS, Master 2 en Santé, population, politique sociale, 2008.↩︎
Par exemple Bidou, Gabriel, Considérations sur le traitement des séquelles paralytiques dans la poliomyélite, Paris, Librairie Arnette, 1931 (Extrait du Bulletin médical du 18 juillet 1931).↩︎
Voir notamment Boppe, Maurice, Traitement orthopédique de la paralysie infantile, Paris, Masson et Cie, Editeurs, 1944, p. 13.↩︎
Grossiord, André., Rééducation dans la poliomyélite, s.l., s.d, p. 436.↩︎
Le fondateur de l'Association des Paralysés de France (APF), André Grossiord, était un des rares adultes à avoir été atteint de la polio dans les années 1920. En 1950 est fondée l'Amicale des Polios Adultes de l'hôpital Raymond Poincaré, qui donna naissance à l'Association Nationale des Polios Français (ANPF) et l'Association d'Entraide des Polios et handicapés (ADEP).↩︎
Voir Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé , Projet final, Version complète, OMS, 2000, p. 13-14. C'est ce projet final qui sera retenu par l'OMS en mai 2001.
Le projet final, non destiné à être diffusé en dehors de l'OMS, est disponible, entre autres, à l'adresse internet http://dcalin.fr/fichiers/cif.pdf, et sa ratification à l'adresse http://www.who.int/entity/classifications/icf/wha-fr.pdf↩︎