Le bien commun
Transfinis - Décembre 2025
Destiné à des préparationnaires des concours administratifs ou juridiques, un ensemble de textes commandés par la Documentation Française, aux sujets imposés, ne furent finalement pas publiés par cet éditeur, à la suite d’une modification de ses normes éditoriales. Ils sont mis ici à disposition à toutes fins utiles. Les sujets en sont : « Obéir et servir », « Egalité et équité », « La question de la liberté », « Le bien commun », et « Liberté, égalité, santé ».
Le bien commun
Une norme politique évidente au contenu incertain
Le bien commun est une idée qui est elle-même communément admise. On y fait souvent référence comme ce que la politique et les institutions doivent établir, servir et défendre (I).
Cette notion, définie en Occident dès l’Antiquité grecque, présente une certaine forme d’évidence, qu’il convient d’abord de bien caractériser (A). Mais cette évidence est trompeuse. L’intérêt collectif comme norme du bien commun pose le problème de sa relativité - en fonction des collectifs - et des conflits à son sujet - au sein des collectifs (B). Il faut au minimum distinguer entre les intérêts collectifs (qui peuvent être privés) et l’intérêt général qui définirait véritablement une communauté de bien (C). D’autre part, l’élaboration de l’intérêt général peut supposer certaines compétences, comme par exemple l’intelligence ou la culture. Il faut donc aussi réfléchir à ce qui peut permettre et justifier la participation de tous les citoyens à l’élaboration du bien commun (D).
Ces difficultés viennent au moins en partie d’une équivalence trop rapide établie entre ce qui est bien et ce qui est commun. Cette équivalence doit être interrogée et éclaircie (II).
Il y a dans ce qui est commun une forme de simplicité, qui peut le faire mépriser, mais qui lui donne aussi une très grande valeur (A). La part d’évidence du commun n’empêche cependant pas qu’il faille institutionnellement et juridiquement en fixer la nature, comme on peut le voir au sujet de biens comme l’air ou l’eau qui ne sont pas si évidemment communs qu’ils paraissent l’être (B). Le bien commun est, au final, un enjeu de justice qui ne se confond pas avec toute la justice. Il s’établit comme une racine de celle-ci, comme un principe de répartition par ce qui y est exclu ou inclus (C).
I Le bien commun comme fondement du politique
A Le bien commun comme but de toute communauté humaine
Depuis l’Antiquité, une évidence du bien commun est supposée exister lorsque se forme une communauté politique. Il est possible, bien sûr de trouver dans ce type de communauté des avantages personnels, comme la facilité de fourniture de certains biens. Le bien commun se trouve cependant être le bien qui concerne tout le monde. Celui-ci est donc considéré comme étant solide, présent et permanent, puisqu’il qu’il est partagé par tous. Le véritable motif des communautés politiques, sans lequel elles ne se formeraient pas durablement, résiderait en lui.
Ce bien consiste, selon Aristote, dont les définitions premières n’ont guère été modifiées depuis, en « l’utilité commune » ; c’est ce qui est « à l’avantage de[s] membres » d’une collectivité ou « de tous ». Il est aussi, « le plus haut des biens », supérieur à tous les types de bien individuels, en tant qu’il est pérenne et s’ajoute aux types de bien que les individus pourraient atteindre seuls. Un exemple simple pourrait en être la sécurité, qui doit être produite par le concours de tous. Un meilleur exemple serait sans doute la civilisation ou la civilité, en tant qu’elle est permise par la satisfaction des besoins et consiste en quelque chose de nouveau par rapport aux biens naturels. En cela le bien commun est « un bien proprement humain ». Il diffère des besoins animaux dans la mesure où il apparaît une fois ceux-ci satisfaits, grâce à la collaboration de tous1.
Cette définition par le collectif, et plus spécifiquement par l’utilité collective, même si elle semble assez claire, n’en a pas moins une conséquence importante: l’utilité collective peut être en conflit avec l’utilité des individus particuliers. La sécurité de tous n’est pas utile aux voleurs et autres malfaiteurs. Dès lors, il faut dire du bien commun, non seulement qu’il est évidemment le motif pour lequel nous formons des communautés, mais qu’il y est aussi posé comme étant supérieur en fait et en droit aux intérêts individuels.
B Limites et failles de l’utilité collective comme bien commun
Un problème important doit alors être posé. Il est de savoir quel est le contenu précis de ce bien, pour pouvoir arbitrer en cas de litige à son sujet, et distinguer efficacement entre bien particulier et bien commun. Même un bien apparemment évident comme la sécurité, éminemment consensuel et collectif, peut faire l’objet de controverses, par exemple sur son coût ou ce qu’elle empêche de faire. La sécurisation d’un lieu, d’une prison ou d’une propriété privée par exemple, peut susciter l’hostilité ou l’envie, et ainsi dégrader la sécurité des autres lieux particuliers qui l’environnent.
Passer du bien commun comme norme formelle et quasiment tautologique de la vie collective à la définition du contenu de cette norme fait sans doute toujours difficulté. Il ne s’agit pas seulement d’un souci de précision. Le bien commun comme norme semble être en réalité une chimère, à un triple niveau.
Il paraît difficile, premièrement, d’être assuré de la supériorité de l’utilité collective sur l’utilité des individus particuliers, alors qu’il s’agit d’un enjeu juridique et politique majeur : on ne doit pas, par exemple, exproprier quelqu’un à la légère, au nom d’un projet collectif quelconque. L’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 affirme ainsi que : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». Deuxièmement, l’opposition entre collectif et particulier en masque une autre, plus profonde et radicale, entre les différents collectifs qui peuvent être considérés. Des conflits surgissent systématiquement à ce niveau, par exemple lorsque les membres d’un village doivent être expropriés à cause de la construction d’un barrage hydro-électrique, utile aux villes ou aux territoires alentours. Troisièmement et enfin, il paraît dès lors très difficile de s’assurer du bien-fondé d’un quelconque arbitrage par un tiers, et de garantir qu’une institution, qui est elle-même un collectif particulier parmi d’autres, défende l’utilité collective en général, ou l’utilité de tous les collectifs unis au sein d’une communauté politique ? Pour le dire autrement, comment s’assurer du rôle et des décisions de l’État lorsqu’il tranche entre l’intérêt historique d’un village et l’intérêt de la fourniture d’électricité fournie par un barrage hydro-électrique ?
Les notions de collectif et d’utilité ne fournissent donc pas, malgré leur apparence de clarté, de repère solide. Il peut y avoir plusieurs collectifs dans un collectif, qui peuvent s’opposer. L’enjeu est, de ce point de vue, de distinguer le « collectif » du « commun », en ce que le commun concernerait, sans faille, tous les collectifs. Une conséquence importante à retenir de cela est qu’un bien collectif n’est pas forcément un bien public : un bien collectif n’appartient pas nécessairement à tous. Sa propriété peut être privée, et réservée à quelques uns.
Au sujet de l’utilité comme norme du bien, trois difficultés peuvent être relevées. D’abord, ce critère peut toujours être invoqué, sans posséder de sens précis. De l’utilité à quelque chose peut toujours être trouvée d’un certain point de vue, ce qui fait que le particulier et le général peuvent s’opposer sur cette même base - entre l’utilité de conserver son habitat et celle d’en électrifier d’autres efficacement. Ce critère est également relatif, et qui dépend des perspectives adoptées : le vol est utile au voleur, pas au volé. Enfin, son instabilité doit être relevée, et l’utilité peut fluctuer suivant les normes et valeurs de référence que l’on adopte, comme par exemple la santé ou le coût de celle-ci. Pour toutes ces raisons, aucune institution ne semble pouvoir reposer solidement sur un consensus à son sujet. L’utilitarisme tel qu’il est par exemple théorisé par John Stuart Mill dans L’utilitarisme (1871) est sans doute insuffisant, bien que non négligeable, pour définir le bien commun.
C Distinguer le collectif du général ou de l’universel pour définir le bien commun
Une solution pourrait être de différencier l’intérêt collectif de l’intérêt général ou universel. L’intérêt général ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, ni de certaines personnes, ni de tous, ainsi que le rappelait le Vice-Président du Conseil d’État Didier-Roland Tabuteau dans un discours d’introduction à un colloque sur l’intérêt général en 20232. La notion de « volonté générale », telle qu’elle est définie par Rousseau dans le Contrat Social en 1762 peut être interprétée de cette façon (Livre II, chap. 3). Ce qui est collectif y correspond à ce que tous ont ou veulent à l’identique, alors que le général ou l’universel y désigne ce que tous (et chacun pris isolément) reconnaît comme ayant de l’importance et de la valeur, indépendamment de la particularité des situations et des points de vue de chacun. Par exemple, ce que l’on possède comme propriété n’est pas identique aux propriétés des autres ; mais on peut néanmoins reconnaître que la possession de propriétés privées est indispensable à tous, et se trouve donc être un bien universel. La conclusion suivante s’impose alors, apparemment paradoxale, selon laquelle la propriété privée correspond au bien commun (et non pas à un bien commun), puisque la nécessité de la possession de ce type de propriété est admise par tous, ou universellement.
Distinguer de la sorte entre le collectif et l’universel permet-il véritablement de résoudre les problèmes posés par les conflits d’intérêt dans la définition du bien commun ? On peut craindre que non.
D De l’intérêt général à l’expertise sur le bien commun comme problème
La source du bien commun pourrait résider dans l’identité des intérêts particuliers, même passagère, éventuellement par le recours au vote majoritaire. Ce type de construction du bien commun présente l’avantage de suivre des guides simples, l’identitaire ou le majoritaire, compréhensibles par tout le monde. Il en va tout autrement si l’on fait du bien commun quelque chose qui devrait être général ou universel.
Dès lors en effet, il s’agit de savoir comment le caractériser. Celui-ci se retrouve détaché du jeu des intérêts particuliers, qui fait le fond de notre vie pratique et quotidienne. Il nécessite de hiérarchiser les différentes formes d’utilité qui peuvent être envisagées, indépendamment du nombre de personnes qui les soutiennent. Faute de pouvoir se référer à la majorité, il semble que la définition du bien commun comme universel (et non pas comme étant seulement général, majoritaire ou collectif) requiert le savoir et le pouvoir d’experts. A partir de la question du bien commun, on est ainsi conduit à s’interroger sur le recours à l’expertise en politique.
On peut identifier trois points clés à ce sujet, d’abord celui de la définition du type de savoir qui autorise à définir le bien commun, en s’interrogeant par exemple sur les compétences spécialisées qui pourraient être requises, par exemple en économie, en ingénierie ou en droit. Il faut ensuite s’interroger sur le risque d’exclusion des citoyens du pouvoir politique, si les savoirs et de les expériences particulières non expertes ne sont pas prises en compte . Si le bien commun se définit par expertise et non par consensus, comment participer et éventuellement s’opposer aux procédures spécialisées pour l’élaborer ? Enfin, un effet de confusion pourrait résulter des définitions expertes du bien commun tandis que, au nom des expertises, l’intérêt public et l’intérêt du public pourraient être distingués. En tant que l’intérêt conçu par la société comme collectif (ou société civile) ne correspondrait pas à l’intérêt général de la société (discerné par l’État expert), l’intérêt de l’État pourrait s’établir indépendamment de l’avis du public.
Le bien commun amène ainsi à des controverses sur l’existence et les activités d’une technocratie. Comment définir et limiter le pouvoir des experts, tant sur les citoyens en particulier qu’en matière d’orientation d’ensemble des politiques suivies ? D’une manière générale, tous les types de réponse à cette question consistent à délier la participation aux décisions politiques de toute compétence experte. On peut établir par exemple, à partir de la Théorie de la justice (1971) de John Rawls, que le droit à la participation politique entraîne, par son seul exercice, l’acquisition de compétences et la mise en œuvre de réflexions générales de la part des citoyens. Il est également possible de distinguer, avec Jürgen Habermas, la compétence technique experte qui concerne les moyens d’agir de la compétence politique qui porte sur les buts à suivre et ne requiert que la discussion libre avec les autres (Théorie de l’agir intercommunicationnel, 1981). Les experts seraient au service de la réalisation du bien commun, mais ne le définiraient pas plus que n’importe quel autre citoyen.
Face à ce type de problèmes, il convient sans doute aussi de prendre un peu de distance par rapport aux débats actuels, pour mieux s’y orienter. D’abord, ces débats sont en réalité fort anciens. La distinction entre intérêt du public et intérêt public existe par exemple dans la Rome antique, et au sujet des interprétations du bien commun, questionnées par Cicéron sur les bases philosophiques léguées par Aristote (Des devoirs, -50). C’est également en fonction des compétences au sujet du bien commun que, durant le Moyen-Âge, les pouvoirs religieux, royaux ou impériaux, se sont affrontés et établis, en cherchant à fixer les limites de leurs interventions possibles sur l’existence des individus. L’enjeu de l’autonomie des individus par rapport aux pouvoirs institutionnels et experts se formulait déjà, et à partir du bien commun.
Ensuite, c’est bien en vue d’éviter ces conséquences politiques marquées par la hiérarchie des savoirs et des pouvoirs entre les institutions et les citoyens (ou les sujets), qu’à partir de l’époque moderne (XVIème-XVIIème siècles), la nature du bien commun comme boussole politique a été profondément remaniée. Il consistait jusqu’à cette époque en une chose existant à l’identique pour toutes les sociétés, qu’elles devaient s’efforcer de suivre comme un repère extérieur à elles sous peine de périr. L’époque moderne a cherché à l’établir par le jeu des intérêts particuliers des individus et des collectivités elles-mêmes particulières, afin de définir un intérêt commun à la fois partagé, solide, essentiel, mais également conjoncturel.
Cette perspective historique sur le bien commun permet peut-être de mieux comprendre deux idées, déjà mentionnées. Le bien commun a toujours été reconnu comme étant formellement ce que les sociétés permettaient et recherchaient. Il s’agit d’une notion inséparable du caractère politique des êtres humains. Mais, deuxièmement, le contenu de cette norme a toujours fait difficulté : ni la notion d’utilité, ni celle d’identité d’intérêt, ni d’intérêt majoritaire, ni d’intérêt général, ne permettent de fixer un bien commun qui aille sans exclusion ou conflit, alors que telle devrait être sa nature par définition. Une réflexion plus large sur les notions de bien et de commun, au sujet de ce qui autorise à les associer ou, au contraire, indique leur dissociation, peut aider à y voir plus clair.
II Associations et dissociations entre le bien et le commun
A Ce qui est commun est-il un bien ? Le commun et le public
Avant tout, il faut se rappeler que le commun n’est pas nécessairement valorisé de manière positive. Le terme de « commun » peut avoir plusieurs sens, et correspondre à ce qui est vulgaire. Les communs, dans une maison, désignent les pièces dédiées aux besoins élémentaires. Le sens commun représente le minimum de la compréhension de quelque chose. Dans tous les cas, le commun est opposé à ce qui est distingué, comme l’exprime l’expression ancienne « gens du commun », opposés à la noblesse. Il ne désigne certes pas un mal, mais n’est qu’un bien minimal et certainement pas le plus élevé de tous.
Cette simplicité minimale du commun a pu servir, néanmoins, non seulement à le défendre mais à en faire, à nouveau, quelque chose d’essentiel. Il est vrai que ce qui relève du sens commun est simple, schématique, et ne saisit pas les finesses. Mais c’est aussi, en cela, un point de départ indispensable, qui permet de saisir l’unité et l’ensemble des choses. Le sens commun désignait chez Aristote la connaissance des objets commune aux cinq sens (De l’âme, -300).
Le commun peut également correspondre à ce qui permet d’avoir une prise théorique et pratique sur le monde, en particulier chez les philosophes stoïciens ou chez Spinoza (Éthique, 1677). Ce que nous comprenons, nous le comprenons d’abord par ce qu’il a de commun avec nous, sinon nous le fuyons sans pouvoir coexister ou interagir avec lui, donc sans pouvoir véritablement le concevoir. Se brûler à un feu ne permet pas d’analyser ce qu’il est, mais de s’y chauffer. Le commun est une évidence, car il est une des bases de ce qui nous permet de penser et d’agir.
C’est aussi en ce sens que d’autres théoriciens y font référence, cette fois directement à propos du bien commun. Celui-ci fait partie des intuitions partagées par tous les êtres humains, selon Shaftesbury (Essay on the freedom of wit and humor, 1709) : nous en avons tous une idée, nous y sommes tous disposés, même si nous ne savons pas exactement quel est ce commun dont l’intuition nous est commune.
Kant fait, dans le prolongement de ces idées, du sens commun ce par quoi nous pouvons nous mettre à la place des autres, de tous et de chacun, ce qui nous permet de juger des choses d’un point de vue élargi. C’est le sens commun dans sa plus grande valeur : celui de toute l’humanité, de tout un chacun et de chacun à la place de n’importe qui (Critique de la raison pure, 1788).
L’évidence simple et minimale du commun, qui peut conduire à le dévaloriser, est donc aussi ce qui en fait quelque chose dans et avec lequel nous sommes toujours, dont notre humanité est à la fois la cause et l’effet, par le partage de ce sens avec les autres. Concrètement, on peut trouver là un élément définitionnel de la notion de public. Ce qui est public peut l’être par la généralité et l’évidence de ce qui est identique chez tous et pour tous.
B Bien commun et biens communs : la nécessité de critères institutionnels
Suivant ces pistes, on peut essayer de caractériser le bien commun en s’attachant cette fois à sa matérialité, à partir d’un besoin universellement partagé qui appellerait à sa satisfaction évidemment nécessaire. Pouvoir boire ou manger seraient en ce sens des biens communs. Mais ne faut-il pas alors admettre qu’il n’y a pas « un » ou « le » bien commun, mais qu’il faut qu’il en existe une pluralité, en prenant garde à leur caractère concret ? L’eau, l’air, peut-être d’autres ressources naturelles, pourraient être définis comme des biens communs.
Le critère du besoin ne semble toutefois pas suffisant pour faire de quelque chose un bien commun - certaines sources d’eau sont privées et sources de profit, on paye sa consommation d’eau ainsi que sa nourriture. Il faut un autre critère, par exemple celui de inappropriabilité de fait de certains biens matériels . La reconnaissance du caractère commun de l’eau comme bien, au sens juridique du terme, pourrait ne reposer que sur l’impossibilité pour quiconque de se l’approprier, étant donné ses flux, ses quantités, etc. Tel est bien le cas d’une partie de l’eau, comme celle des océans, et de l’air dans sa totalité. Serait donc bien commun ce qui ne peut de fait appartenir à personne, suivant une règle de droit qui remonte aux juristes de l’Antiquité romaine. Ceux-ci distinguaient les choses appartenant à un propriétaire, les choses inappropriées que l’on peut s’approprier, comme les animaux sauvages (dites res nullius in bonis) et les choses inappropriables, impossibles à s’approprier (res nullius)3.
Aussi anciens que soient ces critères, on ne peut cependant qu’en souligner la fragilité, par le caractère factuel et négatif, tenant à la nature des choses, des arguments qui prétendent les légitimer, tout en tirant de cette critique un enseignement général sur la définition des biens matériels comme bien communs. L’impossibilité de s’approprier une chose dépend de fait de limites techniques, et de tout un ensemble d’inventions politiques et juridiques - par exemple des techniques de capture d’eau et de la possibilité de se rendre légalement propriétaire de sources. D’autre part, la rareté qui peut affecter la disponibilité de certains biens matériels comme l’eau peut remettre en cause leur statut implicite ou explicite de bien commun. L’eau est aujourd’hui exemplaire des difficultés qui peuvent apparaître au sujet des biens communs, à la suite de leur raréfaction et de l’apparition de nouvelles techniques d’exploitation ou de stockage de ceux-ci. Les controverses et luttes au sujet des mégas bassines en sont un exemple contemporain. L’Assemblée Nationale a par exemple produit en 2020 un rapport d’information sur la gestion des conflits d’usage en situation de pénurie d’eau4.
Rien n’empêche ainsi que ce qui est commun ne cesse de se réduire jusqu’à sa disparition. Des biens communs ne peuvent donc être établis en s’appuyant seulement sur les caractéristiques matérielles de ces choses, qui en feraient des exceptions parmi les choses privatisables. Ni l’incapacité à s’approprier une chose ou son abondance ne peuvent suffire à fonder en droit des biens communs. Une dimension humaine instituante est, ici comme ailleurs, nécessaire pour qu’il y ait droit, qui ne peut être directement et seulement fondée dans la nature des choses.
C Exclusion, partage, répartition, le bien commun et la justice
Des notions comme celles de sens commun font du commun une évidence ; celle de bien commun indique au contraire le caractère réfléchi et institué du commun. Comment trancher entre ces deux idées, ou même les équilibrer ? Partir d’un exemple peut sans doute y aider, comme celui de l’assistance sociale.
Comprendre l’existence et la mise en œuvre de celle-ci suppose d’articuler, d’un côté, l’apparente évidence des secours que se doivent les êtres humains, dont la charité est une forme tout comme les soins que l’on donne à ses proches, et d’un autre côté, les formes socio-politiques variables que prennent ces secours et les discussions à propos de celles-ci, Sécurité Sociale ou assurances par exemple. A y regarder d’un peu plus près, trois choses se lient et entrent dans des rapports complexes : des institutions (médicales, entreprenariales, familiales…), des intérêts particuliers (à la santé, à l’économie, au maintien en vie…) et des expériences collectives et individuelles communes (de la maladie, du travail, de la mort…). Où situer le bien commun et comment le caractériser dans ce type d’articulation, s’il s’y trouve ?
On peut croire que le bien commun s’y présente à la fois comme l’horizon des politiques adoptées; comme un ensemble d’évidences partagées et comme issu d’une série de calculs, le tout faisant qu’il ne se définit pleinement qu’à la fin de négociations tout en y étant un souci de départ. Toutes ces facettes dissemblables le caractérisent et s’assemblent : l’horizon et le résultat, l’évidence et le construit, le partagé et le calculé.
Est-ce à dire que le bien commun se confond avec la justice, et que bien commun et justice soient la même chose ? Certes, il s’agit toujours d’attribuer des biens et de les répartir, richesses, santé ou autres. Mais le bien commun, à la différence de la justice, ne pose pas la répartition (des biens ou des ressources, ou des torts et des peines) comme son premier souci. Les discussions à son sujet ont pour enjeu des inclusions et des exclusions, de ce qui relève du public ou de ce qui relève du privé (comme par exemple l’eau ou la santé), de ce qui relève de l’universel ou de ce qui n’en relève pas (comme le besoin de nourriture ou de propriété privée).
Ce sont donc des questions radicales que la définition du bien commun pose à la justice ou en termes de justice. Il est à la fois une partie de la justice, car sa définition a pour but la répartition des choses, et à la fois un principe fondateur de la justice, car sa définition touche aux règles les plus générales et les plus initiales de cette répartition. Il se définit par l’articulation du politique (comme discussion collective), de l’économique (comme jeu des intérêts) et de ce qui définit l’humanité, dans ses conditions évidentes et minimales.
Résumé
Le bien commun est au fondement de la vie en communauté politique : il correspond aux avantages que tous en tirent. Sa définition à partir des seuls intérêts, individuels ou collectifs, pose néanmoins de grandes difficultés. Il faut chercher plutôt sa nature et sa valeur dans des formes d’évidence qui n’en nécessitent pas moins des définitions juridiques précises ainsi que des discussions approfondies afin d’articuler l’économique, le politique et la condition humaine.
Bibliographie
Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014
- Synthèse historique sur les usages sociaux, politiques et juridiques de la notion de commun/
Marie-Alice Chardeaux, Les choses communes, Paris, LDJ, 2006.
- Ouvrage sur la notion de commun en droit.
Sujets
Oral
Le service public est-il un bien commun ?
Bien commun et biens communs.
Écrit
Le bien commun est-il une affaire d’expertise ?
Bien commun et intérêt collectif.
Stéphane Zygart
Voir Bénédicte Sère, « Aristote et le bien commun au Moyen-Âge : une histoire, une historiographie », Revue d’histoire des idées politiques, 2010/2, p. 277-291, 2010.↩︎
La retranscription de celui-ci peut être consultée à l’adresse < https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-contributions/colloque-sur-l-interet-general-discours-de-didier-roland-tabuteau >↩︎
Voir Marie-Alice Chardeaux, Les choses communes, Paris, LDJ, 2006.↩︎
Rapport d'information déposé en application de l'article 145 du règlement, par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, en conclusion des travaux d'une mission d'information sur la gestion des conflits d’usage en situation de pénurie d’eau (Mme Frédérique Tuffnell), n° 3061 < https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-dvp/l15b3061_rapport-information >↩︎