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Les désirs d’amélioration du transhumanisme à l’épreuve de l’histoire des rééducations

Les désirs d’amélioration du transhumanisme à l’épreuve de l’histoire des rééducations

   

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Transfinis - avril 2022

   


 

Version d’origine de l’article paru en 2018 « Les désirs d’amélioration du transhumanisme à l’épreuve de l’histoire des rééducations » dans Généalogie et nature du transhumanisme, état actuel du débat.

   

Le transhumanisme a pour but de dépasser l'homme tel qu'il est de naissance, c'est-à-dire de l'améliorer par une série de traitements techniques, biomédicaux et éducatifs. Il n'y a peut-être rien d'absolument neuf dans les grandes lignes de ce genre de projet : l'humanisation est une acculturation qui éloigne de l'état naturel. Le transhumanisme met toutefois l'accent sur les transformations techniques et corporelles, en minorant les processus éducatifs qui leur seraient liés, en considérant également que ces transformations sont bonnes et désirables par principe dès lors qu'elles consistent en une augmentation. Et en effet, qui a priori rejetterait des améliorations médicales permettant, par exemple, d'allonger notre espérance de vie en bonne santé ?

Les rééducations permettent d'interroger au plus près de ses perspectives particulières, bio-techniques, l'optimisme d'évidence du transhumanisme. Elles poursuivent le même genre de but, améliorer, en suivant des procédures similaires, médicales et axées sur le corps. En s'appuyant sur elles et leur histoire, on peut mettre à l'épreuve les perspectives du transhumanisme par des comparaisons étayées sur de nombreux cas et exemples.

L'avantage de pouvoir ainsi discuter le transhumanisme à partir de l'expérience que nous avons des rééducations a toutefois son revers et pose au moins deux problèmes, dont il faut dire préalablement quelques mots pour justifier des analyses à venir. D'abord, en partant des procédures de rééducation nées en Europe à la fin du XIXème siècle environ pour juger des principes du transhumanisme, le risque est non seulement de glisser du passé ou du présent vers le futur, mais aussi de l'histoire au concept. Rien ne peut prouver que ce qu'ont été les rééducations encadre le transhumanisme, ses possibilités et l'avenir qu'il ouvre. Le second problème, moins général et par là beaucoup plus critique, est que les buts des rééducateurs et des transhumanistes diffèrent sur un point essentiel qui interdirait toute comparaison pertinente : les rééducateurs veulent compenser une perte en remettant à niveau alors que les transhumanistes veulent augmenter les capacités sans se référer à un standard quelconque. Ce que signifie améliorer change alors de sens, et les principes suivis ne pourraient pas être les mêmes.

Au sujet du passage illégitime de l'histoire au concept, on peut d'ores et déjà donner deux éléments de réponse, même si la démarche que l'on va suivre ne pourra pas mieux être justifiée que par son déroulement lui-même. Les rééducations offrent une multitude de cas (mutilés de guerre, tabétiques, poliomyélitiques, sourds…) sur une durée relativement longue, d'un siècle au minimum, qui permet de généraliser les conclusions auxquelles elles permettent d'arriver, irréductibles à la contingence des cas ou des moments. D'autre part, il ne s'agit pas à partir d'elles de porter un jugement définitif sur le transhumanisme, et de prédire son succès ou son échec. Les rééducations permettent de poser des problèmes que le transhumanisme ne se pose pas et qui le concernent pourtant au premier chef : les critiques qu'elles amènent à formuler ne préjugent pas des solutions qui peuvent être trouvées, même si elles doivent l'être si le transhumanisme veut échapper à l'échec et à la désillusion. Ces critiques peuvent se résumer en ceci : penser l'amélioration des capacités comme le transhumanisme veut le faire implique de décentrer les regards des corps et de la technique pour envisager d'autres variables, sociales, politiques, économiques et environnementales.

Le second problème, celui du décalage entre les ambitions des rééducateurs et celles des transhumanistes est quant à lui révélateur de certaines lacunes de ces derniers lorsqu'ils envisagent les procédures techniques à suivre et les réactions des individus face aux transformations qu'on leur propose. C'est le pôle biomédical (et non plus socio-politique) du transhumanisme que ce décalage permet de scruter. Les difficultés que les rééducateurs rencontrent pour modéliser les résultats possibles de leurs efforts alors qu'ils essaient simplement de remettre les personnes aux normes sans même transformer ces normes, l'épreuve que constituent les rééducations pour ceux qui s'y livrent : tout cela indique que l'évidence technique des voies à suivre pour améliorer les êtres humains, l'évidence d'un désir partagé d'amélioration, n'en sont peut être pas. La nature des jugements des médecins, la volonté des personnes de subir des opérations ou de porter des prothèses sont les points communs aux rééducations et au transhumanisme qui doivent être examinés de près.

En un mot, les rééducations permettent de questionner les transhumanistes sur des éléments dont ils présupposent la simplicité et qui ne le sont pas. Que les médecins puissent évaluer scientifiquement nos aptitudes, que l'augmentation de nos capacités passe primordialement par la modification des corps, que cette augmentation soit à coup sûr désirable : ces trois affirmations clés du transhumanisme ne sont peut-être pas totalement fausses, mais elles ne sont pas complètes non plus. Les fonder nécessite un échafaudage médico-social complexe qui les rend discutables et fragiles.

C'est ce qu'il faut maintenant montrer plus précisément, en analysant certains éléments empiriques des rééducations qui courent de la fin du XIXème siècle à l'époque actuelle et qui permettent d'énoncer les limites – épistémologiques, sociales, existentielles – du transhumanisme.

1. L'aptitude, des normes médicales incomplètes aux évaluations pluridisciplinaires

Il est utile de partir de quelques positions médico-légales expertes contemporaines en matière d'évaluation des aptitudes individuelles, basées sur le droit français : avant de se plonger dans la durée historique et pratique des rééducations, cela permet de faire voir à quel point la simplicité bien réglée de nos normes d'aptitudes est trompeuse. Elle comporte tout un ensemble de lacunes, plus ou moins assumées ou volontaires, et laisse une multitude de variables dans l'ombre. Les modalités médicales et médico-légales d'appréciation des aptitudes sont le fruit d'une série d'abstractions, et tout en en comprenant les motifs, il faut y relever soigneusement ce qui y manque. L'absence de la prise en compte des vécus, des environnements, d'une multitude de valeurs possibles, le recours en dernière instance à des commissions interdisciplinaires indiquent à quel point il est complexe – et risqué – de déterminer des capacités ou des incapacités, des hausses et des baisses caractérisées de ce qu'un individu peut faire ou non.

A première vue, la régularité des forces et de la forme des corps humains semble suffire pour formuler des normes d'aptitudes. Les traités de médecine fonctionnelle définissent ainsi des standards d'amplitude articulaire et de force musculaire à partir desquels juger de la réussite d'un traitement ou de sa nécessité1. De même, médicalement, la surdité correspond à tout déficit quel que soit son degré, relativement à ce que la majorité des individus adultes est capable d'entendre2. Etre incapable, c'est s'écarter de la capacité moyenne d'un échantillon considéré comme typique, statistiquement significatif de l'espèce humaine ; être capable, c'est correspondre à cet échantillon ; être "surcapable" alors, être amélioré, ce serait s'écarter par supériorité de cette moyenne. On peut dénoncer dans ce type de conception une grande méconnaissance de ce qui permet de percevoir une aptitude et de ce qui la compose. Suivant la critique bien connue de Canguilhem des normes statistiques, un critère qualitatif et individualisé est nécessaire pour juger complètement des capacités, de l'amoindrissement ou de la montée en puissance d'une personne3. Que l'on ne qualifie pas au quotidien de surdité la perte de quelques pourcentages d'audition en est un exemple, ainsi que la plus grande sensibilité des musiciens à ce genre de pertes par rapport à d'autres professions. La netteté des repères statistiques est utile, indispensable à la construction de la médecine, mais elle reste insuffisante et abstraite à elle seule.

Les invalides témoignent de l'abstraction de ces repères et, d'une manière plus générale de l'extrême difficulté qu'il y a à jauger les capacités d'une personne. Les soldats les plus gravement mutilés de la Première Guerre Mondiale le disent : "[...] Quel est celui qui pourra nous indiquer un mutilé, dont l'invalidité n'est pas susceptible d'aggravation et par conséquent de dépasser le 100% ? Tant qu'un corps humain a de la vie, l'invalidité peut toujours croître, et ce, jusqu'à la mort. Alors ? Alors il ne faut plus parler de pourcentage d'invalidité ou d'invalidité absolue; il ne faut plus parler de plafond"4. Leurs critiques aboutissent à une mise en avant du vécu des infirmités, non mesurable, parce que la complexité des corps et de leur rapport aux choses exclut de dresser des nomenclatures. Tout juste peut on apprécier cette complexité dans une quête sans fin, en la mettant en vis-à-vis avec la parole des autres, comme le résume admirablement cette narration.

"Le problème est certes difficile et il ne peut être résolu que par l'arbitraire. Personne ne sera donc jamais d'accord sur la définition du grand invalide.

Comment pourrait-il en être autrement ? Dans nos milieux de mutilés eux-mêmes on hésite à affirmer que tel mutilé est plus ou moins invalide que tel autre. N'avez vous jamais assisté à la discussion amicale entre un amputé du bras et un amputé de la cuisse ? Mieux encore le mutilé qui porte à lui seul ces deux amputations ne sait pas trop lui-même s'il est plus handicapé par son bras ou par sa jambe.

Comment s'étonner après cela de la petite anecdote suivante:

L'un de nos camarades nous disait un jour:

« Je plains de tout mon cœur mes camarades aveugles, je m'en voudrais de faire un rapprochement entre mon infirmité et la leur, pourtant, lorsque m'en faisant un devoir, je cède mon tour pour monter dans l'autobus, je ne puis m'empêcher de penser que je souffre physiquement plus que lui à rester debout pour attendre l'autobus suivant ».

A priori, la remarque peut paraître juste. Elle est pourtant inexacte, car l'immobilité debout est très pénible pour un aveugle"5.

Il y a là au moins deux enseignements, tandis que l'on considère qu'une incapacité maximale n'a pas de sens, ou que l'on fait attention à la difficulté de juger des capacités d'autrui. D'un point de vue légal, on peut être invalide à 100 %, en fonction des atteintes fonctionnelles diagnostiquées6. Mais ce que ne considère pas cette évaluation des capacités à partir de l'anatomie des seuls corps, c'est la multitude des sources de celles-ci, leur manière de surgir d'une totalité et d'une vitalité qui ne se segmente jamais correctement : si l'on peut devenir toujours plus incapable ou que l'on ne sait pas ce qui est le pire d'incapacités multiples comme le soulignent les mutilés, cela signifie aussi, réciproquement, que la capacité subsiste là où on ne l'attendait pas. Malgré leur affaiblissement, les corps se recombinent, se réinventent de manière insoupçonnée. D'autre part, s'il est difficile de juger des capacités d'une personne, c'est que celles-ci se dessinent au cas par cas, selon ce que les gens essaient de faire dans une situation donnée. L'organisme est certes une condition de nos aptitudes, mais cette condition ne permet pas de concevoir tout ce qu'elle permet, tous les actes qui dépendent aussi de la volonté des personnes et de facteurs environnementaux – comme lorsqu'un aveugle qui désire se déplacer en transports en commun s'affronte à l'absence de places assises. Nos actes sont rendus possibles par notre corps, mais ne peuvent s'expliquer intégralement, et donc se prévoir, par lui.

Au-delà de la critique des corps standards et de la quantification, ce qu'apprend la critique faite par les invalides aux façons dont on les évalues, c'est que la place des corps doit être considérablement relativisée dans l'appréciation des aptitudes. Les nouvelles modélisations du handicap essaient en ce sens de considérer les environnements et les milieux sociaux7. Le transhumanisme doit, de son côté, prendre garde à deux erreurs symétriques. Premièrement, ne pas croire que l'amélioration des capacités passe nécessairement par des interventions sur les corps. Si l'agir est irréductible à l'organique, c'est que nos capacités d'agir peuvent être améliorées en elles-mêmes et à partir d'elles-mêmes, sans prothèses ni bio-médecine. Deuxièmement, ne pas abstraire les individus des environnements sociaux qui conditionnent également ce qu'il est possible et désirable de faire. Double leçon de l'évaluation des handicaps au transhumanisme : les techniques du corps peuvent concerner le corps seul, l'organisme n'est pas la seule source de l'agir.

Il n'est pas du tout anodin de ce point de vue que les expertises médico-légales des handicaps procèdent plus ou moins sciemment par un appauvrissement des variables qu'elles considèrent avant de passer la main à des commissions pluridisciplinaires. On ne demande aux médecins que d'évaluer les atteintes fonctionnelles à partir des corps8. Lorsque les environnements matériels sont pris en compte, ils sont également simplifiés. L'autonomie par exemple doit être jugée suivant la possibilité de déplacement dans l'espace – le plus handicapé étant celui qui ne peut agir sur l'espace qu'est son propre corps. Les facteurs sociaux des handicaps sont épurés par certains choix de valeurs, où le travail joue un rôle de premier plan : la capacité de travail, l'exercice d'une profession jouent un rôle central dans les indemnisations9. Ce n'est que lors des évaluations finales, définitives, que le besoin d'une multitude de points de vue se fait sentir, où la pluralité des personnes – plus encore que des savoirs experts – est censée faire appréhender les incapacités dans leur globalité concrète10. Et si la valeur heuristique des modélisations des handicaps par leurs pôles corporels, environnementaux sociaux est reconnue, elle n'est toutefois pas intégrée dans la loi française qui en est restée à une source avant tout corporelle de l'appréciation des handicaps11. A la fois consciente et involontaire, fruit de choix et de contraintes, l'abstraction des évaluations médico-légales en matière médico-légale est le signe des difficultés théoriques et pratiques, épistémologiques et sociales que pose l'analyse des capacités, et qu'il nous faut maintenant examiner dans toute la durée de leur déroulement, dans les procédures de rééducation.

   

2. La puissance d'agir au-delà des corps : combinatoire, activité mentale, subjectivité

Une surprise de taille attend celui qui jette un œil à l'histoire des rééducations et en particulier à leur origine : on n'y trouve pas de plan, de calcul, de prévisions ou d'expertises poussées, et une place démesurée semble accordée à l'invention et à la création au cas par cas. La cause ne tient pas dans le caractère rudimentaire des premières rééducations, elle a ses raisons qui valent encore aujourd'hui.

"Un ouvrier normal ne peut évidemment indiquer à un amputé de plusieurs doigts de chaque main comment il doit s'y prendre pour faire une brosse, coller une boîte ou relier un livre. Il ne peut qu'exécuter le travail devant l'élève mutilé qui s'ingénie selon son intelligence et les mouvements qu'il peut exécuter avec ses doigts et ses moignons"12, écrit-on en 1910 au sujet des accidentés et estropiés. Les absences de corps ou de capacités, à chaque fois particularisées par la blessure, expliquent que l'on doive laisser faire les mutilés comme ils l'entendent - ou pensent le pouvoir. Mais le difforme à lui seul ne peut pas expliquer la singularité des processus d'apprentissage accordée aux mutilés et ce qu'on suppose systématiquement de non modélisable: la particularité des blessures a ses limites. L'intransmissible et l'inaccessible se nichent en réalité et en dernière instance dans l'expérience que les mutilés font d'eux-mêmes de capacités d'agir inédites, à chaque fois différemment modulées par ce qu'ils essaient de faire. C'est dans la durée et en passant par de multiples agencements de leurs moyens et de leurs objectifs que le retour des capacités se produit, tout au long des activités que ces invalides essaient d'accomplir. "Le mutilé sera souvent lui-même le meilleur promoteur des perfectionnements de la rééducation fonctionnelle et de la prothèse. Nous avons vu déjà que, rien qu'en travaillant, le blessé peut parachever l'assouplissement de ses membres infirmes. C'est en travaillant aussi qu'il se rendra compte, mieux que personne, des modifications, des améliorations dont seront susceptibles et son appareil et ses outils"13. L'épaisseur d'un rapport à soi et à ses capacités, progressivement construit, singularise définitivement les manières de faire des mutilés, et même de plus en plus, dans une alliance inattendue entre le tour de main intransmissible de l'artisan et les bases mutilées, à jamais uniques, de l'apprentissage.

Loin de dépendre d'une forme qu'il faudrait modifier ou de la présence de certains éléments anatomo-physiologiques qu'il faudrait assurer, les rééducations dépendent d'un triple rapport à soi dynamique : entre soi et les choses que l'on manipule (par exemple les livres), entre certaines parties de son corps et d'autres (par exemple les prothèses), entre ce que l'on essaie de faire au présent et ce que l'on a accompli auparavant ("l'intelligence"). Penser les capacités et leur augmentation, c'est réfléchir à la combinatoire des corps complexes vis à vis d'eux-mêmes et des autres corps au cours d'un apprentissage qui se tisse dans le temps. Les capacités sont des agencements non des donnés, et il faut signaler l'actualité de Spinoza ou de Deleuze à leur sujet14.

Quoi qu'il en soit du jeu des corps, il ne doit pas faire négliger l'importance de la volonté dans l'acquisition des capacités. L'agir trouve sa condition dans l'organique et les milieux d'existence, mais aussi dans l'agent qui décide de le mettre en œuvre. Sa possibilité ne peut être expérimentée que si les personnes acceptent d'agir. Les rééducateurs y insistent dès la formation de leur discipline tandis qu'ils s'attaquent au tabès, un symptôme incurable de la syphilis caractérisé par la perte de la coordination des mouvements. Le traitement consiste à recréer des rapports efficaces et maîtrisés entre ce que les malades perçoivent de leurs corps et ce qu'ils essaient d'en faire : il ne peut réussir sans réflexion de leur part sur ce qui se passe et qu'ils ne comprennent pas au départ, ainsi que sans des efforts constants pour essayer de réussir ce qu'ils ne parviennent plus à faire. Apprendre à agir d'une nouvelle manière peut certes aller de pair avec la disparition ou l'acquisition de nouveaux moyens ; mais il s'agit avant tout, alors, de recréer des rapports (encore une fois) entre la perception de son corps, ce que l'on veut faire et ce que l'on sait faire. Toute capacité est affaire d'éducation, c'est-à-dire d'un réglage entre la sensation, l'intelligence et la volonté où ces trois facultés ont un rôle égal ainsi que le décrit Hirschberg, un des fondateurs des rééducations à propos du tabès. "La méthode de rééducation des mouvements a pour but de corriger l'incoordination motrice dans le tabès. Le principe de cette méthode est basé sur ce fait que, le tabétique ataxique est capable de réapprendre par des efforts de volonté à coordonner ses mouvements. [...] Quand on étudie de près l'incoordination motrice chez les tabétiques, on est frappé ce ce fait que les malades ont littéralement oublié quel muscle il faut contracter pour exécuter tel ou tel mouvement. On est donc obligé de lui apprendre comment il faut s'y prendre pour s'asseoir, se lever, se tourner, etc"15.

Ce processus éducatif demande du temps, dans lequel les individus doivent engager leur existence toute entière à leurs risques et périls. Leur passé : c'est à partir de lui que se construisent les nouvelles aptitudes que les individus essaient d'acquérir. En matière de rééducation professionnelle des mutilés de guerre, on préconisait pour cette raison de favoriser au maximum le retour au métier précédent. L'instruction du Service de Santé du 31 août 1916 affirmait qu'il fallait "poser comme principe qu'il y a lieu de faire tous ses efforts pour faire reprendre à l'intéressé sa profession antérieure"16. Le présent : il est impossible de demander certains efforts à des individus mis dans une situation désespérée ou, plus généralement, plongés dans l'instant présent comme le sont les enfants. Au sujet des petits poliomyélitiques, le spécialiste qu'était Grossiord écrivait dans les années 1950 qu'"il y a, disons-le sans tarder, des cas désespérés: ce sont les poliomyélites du tout-petit, s'il existe des causes suffisantes et durables de déséquilibre de la colonne; il n'est pas imaginable que le petit enfant puisse être soumis à des règles de postures strictes pendant le temps nécessaire, c'est-à-dire parfois pendant 10 et 12 ans. On joue battu et on ne peut se contenter d'un compromis, soigner au mieux l'enfant pendant un ans, deux ans... puis faire confiance - sans illusion - aux corsets"17. L'effort nécessaire pour apprendre nécessite de quoi se projeter dans le temps c'est-à-dire, enfin, un sens donné au futur. C'est ce qui a été tout récemment reconnu dans les traitements proposés aux personnes handicapées, désormais dirigés par un projet de vie qu'elles choisissent depuis la loi handicap de 200518.

Impossible de réduire l'amélioration de l'humain à du corps et donc à une intervention momentanée. Toute la psychologie des individus dans sa durée doit être considérée. L'imprévisibilité du résultat des interventions est grande tout comme celle des procédures à suivre. Entre autres illustrations, la réussite variable des implants cochléaires pour les sourds ne s'explique pas avant tout par l'imperfection technique de ce type de prothèses, mais par la multitude des réactions possibles des enfants dont les causes se nichent dans les profondeurs de leurs corps, de leur biographie, de ce qu'ils font avec leurs parents et amis, dans l'imprévisibilité aussi de leurs désirs19. Pas plus qu'un handicap n'est une soustraction, une amélioration n'est une addition. Elle est le fruit d'une intégration nécessairement complexe et par là expérimentale. Toute conceptualisation des capacités ne peut être que pluridisciplinaire sans qu'on puisse la réduire à un savoir défini. Elle doit être réflexion sur des rapports – entre le corps, l'esprit, l'environnement comme entre la volonté, la perception et l'intelligence – et non sur des objets. C'est pourquoi elle ne peut éviter des questions politiques et sociales auxquelles il faut maintenant s'attacher.

   

3. Les capacités désirables : violence socio-politique et prudence médicale

En plus d'être créatrices de liens à partir des individus et avec eux, les rééducations se composent au sein de sociétés particulières, dotées de leurs contraintes et valeurs propres. Elles doivent en fonction de cela se référer à certaines normes ou du moins choisir parmi elles, alors que toutes ces normes sont discutables et relèvent de rapports de force sur fond d'une violence sociale latente. Il n'est pas sûr que le transhumanisme le perçoive, ni qu'il puisse apporter en l'état des solutions aux problèmes qui se posent.

On peut reprendre d'abord quelques archives où se lit toute l'importance des normes sociales pour les traitements de rééducation les plus médicaux en apparence. Alors qu'il essaie de définir les règles à suivre pour le soin des poliomyélitiques, Grossiord déclare : "Mais le jeu vaut d'être joué, nous avons vu trop de fillettes de 14 ou 15 ans effroyablement déformées après leur poliomyélite du jeune âge, et qui paient dans leur colonne vertébrale, leur thorax et leur bassin des années de vie parfaitement libre et de position assise à l'école. Nous dirons la place que tient le « chariot » plat dans nos habitudes thérapeutiques: qu'il puisse avoir certaines conséquences sur le plan psychologique n'est pas niable, mais a t-on le droit de sous-estimer le retentissement psychologique d'une scoliose importante lorsque vient l'adolescence, la gêne que représente pour les études les interventions chirurgicales, les souffrances qu'elles comportent, les risques qu'elles font parfois courir, les angoisses qu'elles conditionnent ?"20. Les efforts imposés aux malades se justifient par certains repères sociaux consensuels que les médecins prennent comme repères pour juger de l'utilité des souffrances qu'ils demandent de supporter. Les rapports amicaux et amoureux de l'adolescence, les études, valent bien une immobilisation prolongée.

Il n'y a pas nécessairement à redire sur ce choix. Au moins faut-il remarquer que le corps seul n'est pas suffisant pour orienter l'action des médecins. Ceux-ci doivent trouver d'autres points d'accroche que sa forme ou sa structure – normales ou améliorables – pour leurs interventions. Surtout, l'erreur serait de croire qu'il existe toujours un consensus semblable sur les normes médico-sociales alors suivies. Les luttes des sourds du XIXème siècle jusqu'à aujourd'hui pour pouvoir pratiquer et transmettre la langue des signes sont sans doute un des cas les plus visibles des conflits qui peuvent animer les traitements de rééducation, et plus largement les soutiens sociaux donnés au développement de telle ou telle capacité. Depuis le refus de l'interdiction de la langue des signes en 1880 jusqu'à la relativisation actuelle de l'omnipotence des implants cochléaires, les sourds n'ont eu de cesse de rappeler l'existence de la langue des signes et les possibilités irremplaçables que celle-ci recèle pour eux. Les arguments les plus polémiques échangés à ce sujet recèlent des vérités non négligeables. Dire que les entendants pourraient apprendre la langue des signes plutôt que les sourds la langue parlée au point de se proposer de construire une ville réservée aux sourds, c'est rappeler que la norme choisie est celle de la majorité ; c'est peut-être surtout ne pas compter pour rien les efforts que les sourds doivent faire pour pouvoir s'exprimer oralement. Les implants cochléaires n'effacent aucunement ces efforts et ne donnent pas automatiquement le pouvoir d'entendre et de parler : comme toujours cette technique prothétique, même performante, nécessite un apprentissage et une appropriation longue qui multiplie les suivis comme les dépendances – médicales, médico-sociales, d’ingénierie, psychologiques, etc. -21.

La demande des personnes sourdes d'un maintien médico-social de l'apprentissage de la langue des signes, même parallèlement au port d'un implant cochléaire, s'explique par les éléments d'hétérogénéité que la technique introduit dans l'existence des individus et qui ne peut être évité. Et si l'argument de la pression de la majorité en faveur de certaines normes peut paraître outrancier, on ne peut qu'être frappé par les arguments qui défendent aujourd'hui la pose d'implants du tronc cérébral pour des raisons de sécurité – perception des signaux d'alerte même si celle du langage n'est pas possible – bien que ces nouveaux implants nécessitent des opérations intrusives et répétées au niveau des vertèbres22. Si simplification de la vie quotidienne ces prothèses permettent alors, force est de reconnaître que leurs inconvénients sont portés par les sourds au profit des entendants.

Ce sont peut-être les mutilés de la Première Guerre Mondiale qui expriment le mieux le fond de violence qui fait naître certains désirs d'amélioration et que celles-ci risquent d'entretenir si elles ne sont conçues qu'au prisme des catégories d'augmentation et des performances. Les rééducateurs de 14-18 ont eu un souci principal : celui d'assurer le retour au travail des soldats invalides à une époque où les systèmes d'assistance sociale sont quasi inexistants. En l'absence de toute prévision sur l'état du marché du travail et sans illusions sur les effets de la concurrence, sans pouvoir compter initialement sur des mécanismes de placement efficaces, ils ne cherchèrent pas à donner une forme aux capacités des mutilés, mais seulement à rendre ces derniers puissants, aptes à résister à toutes les épreuves susceptibles de les attendre. "Il faut les persuader que ce n'est pas seulement à la guerre que l'homme doit lutter et que, avec la vie qui s'ouvre à nouveau devant eux, reprendra l'éternel combat qui est ici-bas la destinée de chacun", n'hésite t-on pas à dire en 191623. Ils ne se trompaient pas, puisque les anciens combattants blessés rencontrèrent de grandes difficultés pour retrouver des emplois décents en dehors des dispositifs qui leur étaient réservés. Il y a plus. Beaucoup d'entre eux semblent s'être progressivement effacés de la vie sociale et des suivis, cessant de jouer le jeu. Il est difficile de faire la chronique d'un abandon ou d'une disparition qui n'offrent que leurs silences à analyser ; on en trouve cependant quelques traces, dont des témoignages de ce lâcher-prise de certains anciens soldats24.

Quel rapport de tout cela avec les rééducations, et plus encore avec le transhumanisme ? Les drames de la guerre et de l'après-guerre rappellent que les rééducations ne sont pas miraculeuses, qu'elles sont une solution de dernier recours, de soin de l'incurable comme le disaient leurs inventeurs25. Elles visent avant tout à assurer une vie décente au sein de sociétés sans pitié pour les plus faibles. En cela, elles ne sont pas nécessairement désirées par les blessés, qui peuvent refuser de jouer le jeu par désespoir ou par dégoût, qui savent aussi que la singularité pathologique dont ils sont affectés les condamne à rester remarquables, et par là à des rapports sociaux étranges, quoi qu'ils fassent. Les gueules cassées furent exemplaires de ce statut social précaire où leur laideur, mi-acceptée mi-crainte, les condamnait à un quotidien difficile, au point où ils se construisirent des abris pour échapper aux regards que les militaires mutilés de la face d'aujourd'hui utilisent encore26. Le transhumanisme n'échappe pas forcément à ce tableau, s'il néglige de réfléchir aux rapports entre augmentation des performances, concurrence, singularisations et exclusions. Il n'est pas sûr que l'amélioration vaille le coup si elle n'a pour horizon qu'une course collective à la performance où la moindre faiblesse, le refus éventuel vaudra disqualification. Inversement, il n'est pas aisé de se livrer isolément à la singularisation de soi que peut provoquer l'augmentation biomédicale de ses capacités. Le monstre accompagne le surhomme et pourrait condamner celui-ci à l'errance.

La simplification qui empêche le transhumanisme d'être un projet complet, ou cohérent sur un plan technique, éthique et politique, tient à un oubli fondamental : celui du relationnel qui constitue et conditionne toute mise en place ainsi que toute évaluation d'une amélioration, présente ou à venir. Les techniques ne s'élaborent pas et ne se maîtrisent pas isolément, d'autant plus si elles s'hybrident dans la chair des corps humains, leur temporalité propre ; le mieux n'existe que par comparaison, en fonction de certaines normes dont les individus ne sont pas les seuls créateurs. Le social et le politique sont en ce sens le problème clé du transhumanisme plus encore que les devenirs et impacts possibles de la technique sur les vivants humains. Comment convient-il de régler le rapport nécessaire à soi et aux autres parallèlement aux transformations de la biomédecine et de ses instruments ? C'est la question que les transhumanistes ne peuvent pas éviter sans inconséquences. Ils ne sont malheureusement pas médecins et ne peuvent faire valoir l'éthique et l'épistémologie médicale afin de mettre entre parenthèses, autant que possible, le devenir social des personnes au nom de la défense de la vie. Les médecins n'ignorent pas que leur savoir de l'être humain est celui des corps individuels et qu'il tire du soin la légitimité de ses expériences et de ses opérations. Ils n'ignorent pas non plus, en cela, la fragilité de leurs évaluations médico-légales en matière de handicap que d'autres, juristes, professionnels para-médicaux, acteurs des mondes professionnels doivent compléter en y faisant entrer des valeurs qui ne sont pas que médicales et de soins. Leur position exprime ainsi l'extrême précarité de tout discours qui prétend partir des seuls corps pour assigner des possibilités aux personnes – de cela, il n'y a pas (encore) de science. Elle rappelle également que les interventions sur les corps vivants sont irréductibles à une technique : la raison d'être de la médecine, jusqu'à présent, est le soin, et il n'est pas sûr que nous acceptions de nous livrer à des opérations pour d'autres motifs au risque, pour les médecins, de devoir agir à la demande des personnes ou des sociétés en simples exécutants, et pour les patients de devoir modifier la source de leur forme de vie, leur corps, au nom de la performance. Au-delà du présent des sociétés ou de l'histoire, c'est le fondement du droit d'intervenir sur le corps des gens qui indique le point de butée politique du transhumanisme.

   

Stéphane Zygart


  1. Rode, Gilles, Handicap, médecine physique et réadaptation, guide pratique, Montrouge, Xavier Montauban, 2003.↩︎

  2. Giant, J. (Ed.) et Meurant, L. (Ed.), Ethique et implant cochléaire: que faut-il réparer ?, Namur, Presses universitaires de Namur, 2008.↩︎

  3. Canguilhem, Georges, Normal et pathologique (Le), Paris, PUF, 1984 (1966).↩︎

  4. « Etude sur le statut des grands invalides » in Le Grand Invalide, organe officiel de la fédération nationale des plus grands invalides de guerre, Paris, n°88, décembre 1932, p. 1.↩︎

  5. Loc. Cit. p. 2.↩︎

  6. Annexe n°1 au décret n°2007-1574 du 6 novembre 2007 modifiant l'annexe 2-4 du code de l'action sociale et des familles établissant le guide barème pour l'évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées↩︎

  7. OMS, International Classification of Functionning, Disability and Health, OMS, 2001.↩︎

  8. Annexe n°1 au décret n°2007-1574 du 6 novembre 2007 modifiant l'annexe 2-4 du code de l'action sociale et des familles établissant le guide barème pour l'évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées↩︎

  9. Code de la santé publique, Article L341-4.↩︎

  10. Code de l'action sociale et des familles, Art. L241-5↩︎

  11. Annexe n°1 au décret n°2007-1574 du 6 novembre 2007 modifiant l'annexe 2-4 du code de l'action sociale et des familles établissant le guide barème pour l'évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées↩︎

  12. Jeanbreau E., L'école d'apprentissage des éduqués et accidentés de Charleroi, Montpellier, imprimerie Générale du midi, 1910, p. 6.↩︎

  13. Bittard, A.-L., Ecoles de blessés (Les), pensions, prothèses, apprentissage, placement, Paris, Alcan, 1916, p. 41.↩︎

  14. Spinoza, Ethique, Paris, Seuil (Coll. Points), 2010 (1677) et Deleuze, Gilles, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit, 1981.↩︎

  15. Hirschberg, Rubens, Traitement de l’ataxie dans le tabes dorsalis par la rééducation des mouvements (méthode de Fenkel), Evreux, Imprimerie Charles Hérissey, 1896 (Extrait des archives de neurologie, n°9,11), p. 3.↩︎

  16. Viet, Vincent, Santé en guerre (La), 1914-1918, une politique pionnière en univers incertain, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 364.↩︎

  17. Grossiord, André., Rééducation dans la poliomyélite, s.l., s.d, p. 436.↩︎

  18. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, Art. 11.↩︎

  19. Groupe d’Etude et de Recherches sur la Surdité (Coll.), Devenir parents d’enfants sourds aujourd’hui, actes de la journée d’études du 7 novembre 2009, Paris, L’Harmattan, 2010.↩︎

  20. Grossiord, André, « Rééducation des poliomyélitiques (La) et ses exigences, perspectives médicales », p. 281, in Enfance, 1961, Tome 14, n°4-5 p. 279‑302, (sur internet http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfan_0013-7545_1961_num_14_4_2270).↩︎

  21. Groupe d’Etude et de Recherches sur la Surdité (Coll.), Devenir parents d’enfants sourds aujourd’hui, actes de la journée d’études du 7 novembre 2009, Paris, L’Harmattan, 2010.↩︎

  22. Espace éthique hospitalier et universitaire de LIlle, Avis de la commission consultative - prise en charge de la surdité du très jeune enfant : l’implant auditif du tronc cérébral, 2017 (http://www.eehu-lille.fr/index.php?id=47&type=0&jumpurl=fileadmin%2Fuser_upload%2Fsylvievandoolaeghe-mes-docs%2Fcc_saisines_RI%2F2017_03_EEHU_avis_CC_ITC.pdf&juSecure=1&mimeType=application%2Fpdf&locationData=47%3Att_content%3A759&juHash=864bf1405313dfea9c18bd1ebc7e17bcef78f324).↩︎

  23. Bourillon, Maurice, Comment rééduquer nos invalides de la guerre. L’assistance aux estropiés et aux mutilés en Danemark, Suède et Norvège, Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1916, p. 13.↩︎

  24. Audoin-Rouzeau, Stéphane, Quelle histoire, un récit de filiation (1914-2014), Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2013.↩︎

  25. Leclerc, J, Traitements actuels du tabès (Les) - Thèse pour le doctorat en médecine, Paris, Librairie J.-B. Baillère et Fils, 1898.↩︎

  26. Delaporte, Sophie, Gueules cassées (Les), les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Noêsis, 1996.↩︎