Liberté, égalité, santé

Liberté, égalité, santé

   

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Transfinis - Décembre 2025

   

Destiné à des préparationnaires des concours administratifs ou juridiques, un ensemble de textes commandés par la Documentation Française, aux sujets imposés, ne furent finalement pas publiés par cet éditeur, à la suite d’une modification de ses normes éditoriales. Ils sont mis ici à disposition à toutes fins utiles. Les sujets en sont : « Obéir et servir », « Egalité et équité », « La question de la liberté », « Le bien commun », et « Liberté, égalité, santé ».

   

La liberté et l’égalité en matière de santé paraissent être des principes politiques solidement acquis. Chacun peut faire l’usage qu’il veut de sa santé, tandis que l’égalité des soins pour tous doit être garantie. Ces principes semblent cependant sinon remis en question, au moins confrontés à d’autres logiques possibles et à des difficultés importantes de mise en application. L’accès à certains soins peut désormais dépendre, au moins en partie, des capacités à les payer, soit directement, soit par la souscription volontaire à des assurances ou à des mutuelles de santé. La garantie que tous puissent bénéficier des mêmes soins de base est elle-même mise à mal, par le coût de certains équipements médicaux ou par la liberté de choix du lieu d’exercice de leur métier par des professionnels de santé - entre autres facteurs - qui provoquent des inégalités territoriales de santé. L’accès au soin tend à devenir une question de choix et de responsabilité individuels, tandis que l’accessibilité des soins est de moins en moins uniforme.

Ces tendances contemporaines trahissent peut-être des problèmes permanents et essentiels, suscités par les rapports entre liberté, égalité et santé. D’une part, alors qu’il paraît difficile d’affirmer que nous sommes de fait égaux quant à la santé, pourquoi faudrait-il en droit tout essayer de nous rendre tels ? La différence entre égalité de santé et égalité de soin est ici en question. D’autre part, alors que notre santé ne dépend pas que de nous et qu’elle a aussi des effets sur autrui, ainsi que le montrent, par exemple, l’importance des systèmes de santé en cas d’épidémie, pourquoi tenons-nous à affirmer la liberté ou la responsabilité en matière de santé ? La complexité des rapports entre la liberté et la santé, alors que celle-ci est une condition des libertés individuelles et collectives, mais qu’elle est aussi conditionnée par ces mêmes libertés, s’exprime ici.

Ainsi, afin de prendre la mesure des enjeux à la fois généraux et contemporains de politique, d’éthique et de philosophie de la santé, il convient d’abord de caractériser précisément la nature, puis les causes biologiques, individuelles et sociales, des inégalités de santé. Dans un troisième temps, seront présentées les raisons, puis les limites de la liberté donnée aux individus sur leur santé. Il sera alors possible, enfin, de comprendre quels sont les cadres, à la fois systématiques et construits, au sein desquels les sociétés contemporaines essaient de concilier la liberté et l’égalité en matière de santé, en s’efforçant de relier le devoir de soin, la responsabilisation et le risque.

   

1 Forme et évolution actuelles des inégalités de santé

L’état de santé des populations fait l’objet de nombreuses études nationales et internationales. À s’en tenir à la France, les inégalités de santé sont nombreuses et patentes. Par exemple, d’après les chiffres établis en 2021, certaines personnes sont plus touchées par les polypathologies que d’autres : 3% de la population française est traitée pour au moins trois maladies chroniques dès 45-64 ans. L’écart entre l’espérance de vie des hommes et des femmes est de 79,3 ans pour les hommes contre 85,4 ans pour les femmes. Suivant les territoires, les risques pour la santé ne sont pas non plus les mêmes. Les femmes résidant dans les DROM (Départements et Régions d’Outre Mer) présentent un risque de mortalité maternelle multiplié par 4 par rapport à celles de France Métropolitaine1.

Ces données et le tableau qu’elles permettent de composer ne sont pas historiquement fixes. Ils peuvent varier sur des courtes périodes. Sur les trente dernières années par exemple, le nombre de décès évitables par accident ou par maladies mortelles a diminué, ainsi que la vie sans maladie chronique ou handicap chez les plus de 65 ans. Les inégalités sociales de santé - en fonction par exemple des revenus ou des professions - se sont en revanche maintenues, tandis que les inégalités territoriales de santé se sont aggravées tout en changeant de forme. Ces inégalités s’établissent en effet non plus tant entre les régions qu’entre les zones rurales et urbaines2.

   

2 L’enjeu des causes des inégalités de santé

a) Les causes biologiques, d’origine individuelle ou environnementale

Les causes des inégalités de santé peuvent être, tout d’abord, biologiques. Les pathologies d’origine génétique - comme la mucoviscidose - en sont des exemples évidents. Parmi les déterminants biologiques des inégalités de santé, il faut toutefois se garder de négliger les facteurs biologiques acquis (et non pas innés) qui constituent une part de la santé, et ne pas prétendre effectuer un partage tranché entre ce qui est acquis et ce qui est inné. Le vieillissement est un phénomène biologique naturel progressif qui fragilise la santé, tandis que les dégradations de la santé avec l’âge sont induites à la fois par la constitution naturelle des individus, ce qu’ils en ont fait et ce qu’ils ont traversé avec elle. Même la génétique est irréductible à de l’inné, ainsi que l’ont démontré les recherches sur l’épigénétique : si nos gènes sont immuables (le génotype), l’expression de nos gènes (le phénotype) dépend de nos activités au sein des environnements où nous nous trouvons.

Les environnements ont, de ce fait, une importance considérable en matière de santé et l’élaboration des techniques médicales contemporaines, au point où l’on parle aujourd’hui d’« exposomique » pour désigner la santé, y compris dans ses déterminants génétiques, comme étant le fruit de notre existence dans une multitude de milieux3.

   

b) Les causes sociales des inégalités de santé

Ces milieux sont aussi, bien évidemment, sociaux et politiques. Par exemple, les différences biologiques entre hommes et femmes sont une des sources de la plus grande prévalence des cancers du sein chez les femmes que chez les hommes4. Mais les retards de diagnostic des infarctus chez les femmes, avec toutes leurs conséquences sanitaires néfastes, s’explique par un ensemble d’a priori sociaux et médicaux, qui fait méconnaître la forme particulière des infarctus chez les femmes et qui fait négliger cette hypothèse diagnostique pour le genre féminin 5.

L’articulation des facteurs biologiques et sociaux est absolument décisive pour l’étude des inégalités de santé, leurs causes et leurs remèdes. La mesure de l’état de santé des populations a consisté d’abord dans l’établissement de taux de mortalité - à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle -, puis dans la surveillance de maladies aiguës et contagieuses, telle que la variole ou le choléra. Ces indicateurs limitaient la connaissance des inégalités de santé à des données essentiellement biologiques, Des inquiétudes au sujet d’autres pathologies comme la tuberculose (vers la fin du XIXème siècle), la systématisation des systèmes de santé publique (dans la seconde moitié du XXème siècle), les apports de la sociologie (dans le dernier tiers du XXème siècle) ont progressivement établi qu’il existait, avant tout, des inégalités sociales de santé. L’espérance de vie ou la prévalence de certaines maladies s’explique d’abord par des facteurs non biologiques, comme les revenus, le type de travail exercé, le genre, la racialisation, etc. Ces facteurs se croisent encore plus qu’ils ne se cumulent, et produisent des configurations socio-sanitaires multiples - l’addition des déterminants professionnels et de revenus n’est pas, par exemple, équivalente à celle des revenus et du genre6.

   

c) Des causes sociales aux choix politiques : égalité et liberté en santé

Le tissu socio-politique, dont on reconnaît aujourd’hui qu’il est l’origine principale des inégalités de santé, est ainsi très complexe. Il pose un problème politique d’ampleur, celui de l’irréductibilité des questions de santé publique à des enjeux de santé. Comment et jusqu’où faudrait-il intervenir sur les inégalités de revenus pour réduire les inégalités de santé ? On a pu parler à ce sujet d’une transformation de la politique en biopolitique, au cours de ces deux derniers siècles en Occident7.

Suivant cette perspective, une limitation des libertés peut être envisagée, non seulement en cas de péril sanitaire mortel dont les épidémies sont l’exemple type, mais aussi à des fins de réduction des inégalités de santé, dont la limitation des possibilités d’implantation des entreprises polluantes est une illustration. Les pouvoirs publics semblent néanmoins être réticents à le faire. Certes, la Constitution de 1946 de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) affirme un droit à la santé, en ce que toute personne « a le droit de posséder le meilleur état de santé qu’il lui est possible d’atteindre, quelle que soit sa race, sa religion, ses opinions particulières, sa condition économique ou sociale ». Ce droit à la santé est également inscrit dans le préambule à la Constitution de 1946, qui prévoit que « “[La Nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ».D’autres textes ratifiés par la France, comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ou le Pacte international relatif aux droits économiques, culturels et sociaux de 1948 permettent de poser un droit à la santé. Néanmoins, l’abondante documentation produite sur les inégalités sociales de santé n’a pas amené à leur reconnaissance politique explicite. Il n’en a pas, par exemple, été fait mention ni lors du débat de 2004 sur la loi relative à la santé publique, ni par la commission chargée de la santé dans le cadre de la stratégie nationale de recherche et d’innovation en 20098. Il convient d’essayer d’en comprendre les motifs.

   

3 L’affirmation de la liberté individuelle sur sa santé

Le principal motif en est le rapport étroit qu’entretient la protection de la liberté individuelle avec le droit de disposer de son corps et donc de sa santé. En tant qu’elle est un moyen indispensable à toutes nos actions, la liberté de notre corps est en effet nécessaire pour l’exercice effectif de toutes nos autres libertés. Ce principe, reconnu par une multitude de textes juridiques, se trouve dans l’Habeas Corpus de 1679, une des sources du droit anglo-saxon actuel. Il est affirmé dans ce texte qu’il est exclu que l’on puisse être maintenu en détention sans l’avis d’un juge. Il n’est donc pas possible non plus d’intervenir sur la santé d’une personne, c’est-à-dire sur son corps, sans l’accord de cette personne ou d’un juge. Le secret médical, tel qu’il est défini dans le Code de déontologie médical (Article 4) et dans le Code de la Santé Publique (Article L1110-4) peut être considéré, au moins en partie, comme une conséquence de ce droit à disposer de sa santé. La liberté des individus ne doit pas, en effet, être limitée par des informations que d’autres posséderaient sur leur santé.

Enfin, réciproquement, le savoir dont disposent les personnes au sujet de leur propre état de santé doit leur permettre d’user de leur liberté comme ils l’entendent, en toute connaissance de cause. Cette idée est un des fondements de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, à l’origine de l’article L. 1111-4 du Code de la Santé Publique. Celui-ci affirme que » Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». La liberté des patients relativement à leur santé est ici clairement affirmée, sur la base des savoirs dont ces derniers disposent et qui doivent leur être communiqués par les professionnels de santé.

   

4 Les possibilités de contrainte en matière sanitaire

a) En cas de danger sanitaire collectif, sans obligation de soin

Cette liberté individuelle de disposer de sa santé peut-être cependant limitée. Elle peut d’abord l’être au nom de la santé collective, qu’il ne faut pas confondre sur ce point avec la santé d’autrui. Certaines maladies, pour la plupart infectieuses et contagieuses, peuvent être à déclaration obligatoire auprès des autorités. Elles n’impliquent cependant pas d’autres obligations pour les personnes qui en sont atteintes9. Il en va cependant autrement en cas d’épidémie déclarée de maladies mortelles. Dans ce cas, des confinements peuvent être décrétés, qui peuvent valoir pour l’ensemble des membres d’une communauté ou pour les personnes atteintes de maladie. Cela a par exemple été le cas durant la pandémie de Covid19 en 2020, où l’ensemble de la population française a été confinée, tandis que les individus infectés devaient en plus respecter un isolement à leur domicile durant une courte période. Celui-ci est encore considéré comme obligatoire, sans toutefois qu’il n’y ait aucun contrôle10.

Il convient de remarquer deux choses générales au sujet des mesures qui peuvent être prises, en France, lors des épidémies les plus graves. Tout d’abord, elles ne restreignent les libertés individuelles qu’à partir du moment où les libertés collectives sont elles-mêmes restreintes. Deuxièmement, si elle peuvent contraindre à certaines mesures d’isolement, elles ne peuvent jamais obliger à un soin. Le caractère fondamental à disposer de sa santé, en tant que corrélat des libertés individuelles fondamentales s’exprime ici. L’équilibre juridique et politique est ainsi à trouver dans les situations épidémiques non pas entre les libertés individuelles et les libertés collectives, mais entre le droit fondamental à la liberté et le droit constitutionnel à la protection de la santé. Le Conseil Constitutionnel l’a relevé dans sa décision du 11 mai 2020, au sujet de l’instauration d’un état d’urgence sanitaire, en précisant que le législateur devait concilier « l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figurent la liberté d’aller et de venir, composante de la liberté personnelle, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, le droit au respect de la vie privée, qui découle de cet article 2, la liberté d’entreprendre qui découle de cet article 4, ainsi que le droit d’expression collective des idées et des opinions résultant de l’article 11 de cette déclaration »11.

   

b) En cas d’impossibilité de s’assurer du jugement des personnes sur leur santé, avec soin contraint

L’obligation de prendre soin de sa santé n’est établie que dans un seul cas de figure, très spécifique, en psychiatrie où des soins sous contrainte, « soins à la demande d’un tiers » ou « soins à la demande du représentant de l’Etat » peuvent être autorisés par la loi12. Deux conditions doivent alors être remplies. La première est celle du danger vital, pour elles-mêmes ou pour autrui, ou d’un trouble à l’ordre public, provoqué par l’état psychique des personnes à hospitaliser sans leur consentement. Cette condition impliquerait à elle seule arrestation ou obligation d’assistance à personne en danger. La seconde est celle de la perte du discernement, qui ne permet plus aux personnes d’exprimer librement leur consentement ou leur refus à être soigné. Cette suspension temporaire de la capacité à être libre par la lucidité de ses jugements est le critère véritablement décisif et spécifique, qui autorise des soins psychiatriques sans l’accord des personnes soignées. Le caractère fondamental du rapport libre à sa propre santé apparaît encore ici, cette fois par la négative : il ne disparaît que lorsque l’on juge que la liberté a elle-même disparue ou qu’on ne peut juger de la réalité de son exercice.

Il faut souligner, en ce sens, que le droit à disposer de sa santé est tel que les soins sous contrainte en psychiatrie ne peuvent concerner que les soins psychiatriques, et non les soins médicaux du corps. En dehors de la psychiatrie, le consentement des personnes à n’importe quel soin doit toujours être recherché, c’est-à-dire la manière dont elles se rapportent à leur santé et aux intervention d’autrui sur celle-ci. Certes, en cas d’urgence vitale, face à une tentative de suicide ou à un coma par exemple, il existe un devoir d’intervention. Mais celui-ci ne s’oppose pas à la liberté de chacun quant à sa santé. Il repose sur le droit à la vie, tandis que le jugement d’autrui au sujet de celle-ci ne peut pas être assuré.

Sur ces bases, les interventions politiques directes en matière de santé ne peuvent être que fort limitées. En dehors de la lutte contre les maladies contagieuses qui concernent la santé de tous à partir de la santé de chacun, ce qui autorise les vaccinations obligatoires, seules des campagnes d’information et la mise à libre disposition de moyens de soin semblent possibles. Sont également légitimes les actions sur les facteurs environnementaux de maladie, en cas de pollution ou d’atteinte chimique dangereuses pour la santé, en tant que les dangers sont alors collectifs et universels, sans que personne ne puisse y échapper. Comment dès lors, sans attenter aux libertés individuelles, élaborer des politiques de santé publique, permettant de considérer des inégalités de santé, d’origine biologique mais aussi très majoritairement d’origine sociale, alors que ces inégalités ne concernent à chaque fois que des parties de la population ?

   

5 Sécurité Sociale et assurances : portée et limites de ces principes politiques de santé publique

a) Une combinaison de dispositifs visant à concilier égalité et liberté en santé

Le traitement de ce problème repose actuellement, en France, sur une combinaison de plusieurs principes de protection sociale de la santé. Le premier de ces principes est celui de l’assistance. Il consiste à soigner toute personne, inconditionnellement, dont la vie est en danger à cause de son état de santé. L’AME (l’Aide Médicale aux Etrangers) repose sur ce type d’idées. Nous sommes tous égaux non seulement face à la mort, mais devons l’être aussi vis-à-vis de l’aide qui nous est donnée contre elle13.

Vie et santé ne sont cependant pas la même chose. Un autre principe, celui de la Sécurité Sociale, permet de défendre spécifiquement la santé de chacun, non seulement comme maintien en vie, mais comme bien-être et puissance d’agir. Les lignes directrices des systèmes de sécurité sociales ont été élaborées au cours de la seconde Guerre Mondiale et ses suites, notamment par Antoine Croizat et Pierre Laroque. Elles sont orientées par l’idée de l’utilité de la santé, et non pas uniquement par celle de la nécessité de la santé. Jouir de celle-ci permet des activités, des travaux et une autonomie utiles autant aux individus qu’aux sociétés. La santé doit donc être défendue en permanence, et le plus possible, afin que celle-ci nous permette de créer et de produire, y compris les moyens de la défendre et de nous soigner14.

A cette sécurité sanitaire globale s’ajoute un troisième principe, assurantiel. Celui-ci suppose que les personnes, en fonction des risques qu’elles courent et de la valeur de ce qu’elles jugent devoir protéger, prévoient des aides éventuelles qui pourraient leur être utiles. Les assurances reposent ainsi sur une logique de calcul et de prévoyance, où il ne s’agit pas de garantir pour tous une santé égale, fût-ce sous une forme minimale, mais d’anticiper pour les atténuer ou pour les empêcher certains problèmes particuliers, dont ceux de santé15

Le devoir de défendre la vie se corrélerait donc avec la recherche de santé et de soins égaux, en tant qu’on les considère comme étant favorables à tous et à chacun, et avec la possibilité de se protéger, par avance, contre certains risques que l’on court. Il pourrait sembler que cette combinaison permette de concilier l’égalité et la liberté en santé. La défense identique d’une même santé de base pourrait être complétée par les individus à leur guise, en fonction de leurs choix. La liberté dans sa particularité pourrait, en quelque sorte, s’additionner à l’égalité dans son universalité.

   

b) Le problème politique, éthique et philosophique du rapport au risque

Cette solution pourrait cependant n’être qu’apparente et masquer un problème profond, contemporain et inactuel.

En effet, si la santé doit être défendue en tant qu’elle est à la fois nécessaire à la vie comme bien-être et qu’elle est utile sur tous les plans comme source de toutes nos activités, comment expliquer qu’à la défense commune de la santé, on admette que des protections particulières puissent s’ajouter ? Il semble que si la santé est sécurisée de manière satisfaisante pour tout le monde, il n’y a pas besoin d’assurances particulières ; inversement, le recours à celles-ci indique que la santé de tous pourrait être insuffisamment soignée.

Pour analyser ce problème, une première question doit être posée au sujet de ce qu’est la santé considérée comme santé « de base ». Peut-on formuler la définition d’une telle conception de la santé ? Rien n’est moins sûr, ni évident. Certes, nous pouvons être en plus ou moins bonne santé - la santé a des degrés, et il pourrait ainsi y avoir une santé de base ou une santé minimale, de ce point de vue. Mais le recours à un soin suppose que l’on soit malade ou en souffrance. De ce second point de vue, la santé ne se jauge pas : nous la possédons ou ne la possédons pas, nous sommes en santé ou non. La santé de base ou minimale ne pourrait alors être que cette santé présente ou absente d’un bloc, qu’il faudrait défendre toute entière, sans pouvoir ajuster ses objectifs, et cela bien qu’il y ait des personnes à la santé moins bonne, c’est-à-dire plus fragile, que d’autres.

Une des solutions pour résoudre cette tension peut être de considérer, suivant les conceptions de Georges Canguilhem, que la santé désigne toujours un pouvoir d’agir, même si celui-ci est plus ou moins grand, capable de repousser ses limites ou de se remettre de ses échecs, c’est-à-dire de prendre des risques. Les protections sanitaires défendraient ainsi nos possibilités d’agir en général, tout en soutenant nos efforts vers de plus grandes possibilités d’action16. Les systèmes de Sécurité Sociale défendraient la santé ou nos possibilités d’agir de manière générale, ce pourquoi ils seraient égalitaires, tandis que les systèmes assurantiels chercheraient à garantir des possibilités particulières d’action, librement choisies.

Une seconde question doit alors être soulevée. Si nous pouvons certes prendre des risques sanitaires particuliers en fonction de ce que nous entreprenons de faire et de nos préférences, tous les risques sanitaires que nous affrontons sont-ils le fruit de nos choix ? Il ne le semble pas. Certaines personnes, par exemple, sont plus à risque face à des types de pathologie. Autrement dit, lier les assurances à la liberté en les liant à la prise de risque est sans doute insuffisant, car des risques peuvent être subis par nous, sans que nous en soyons responsables. La protection sanitaire devrait donc, pour s’établir équitablement par la combinaison de la Sécurité Sociale et des assurances, reposer sur une distinction entre les types de risques, selon qu’ils sont volontaires ou non. Cependant, ce type de distinction est voué à l’échec, car il nous est toujours possible d’agir en fonction des risques que nous courons, par exemple pour les réduire, que ces risques aient été choisis par nous au départ ou non.

Le rapport des protections sociales au risque pourrait ainsi constituer le cœur du problème des liens entre santé, liberté et égalité17. Il détermine en effet la part de sécurité et la part d’assurance dans l’élaboration de nos dispositifs de soin, en fonction de la part de responsabilité individuelle que l’on considère être celle des individus vis-à-vis de leur santé comme pouvoir d’agir. La valeur et les formes souhaitables de notre pouvoir d’agir sont ainsi en jeu dans les systèmes de santé, suivant ce que nous considérons être politiquement, éthiquement et philosophiquement le rapport des êtres humains au risque.

   

Résumé

Toute réflexion sur les inégalités de santé et le droit à la santé doit aussi considérer la liberté de disposer de sa santé, qui fait reposer les soins sur le consentement des personnes. Tandis que les inégalités de santé sont d’origine biologique et, très majoritairement, d’origine sociale, les interventions sur les facteurs sociaux de la santé sont en effet très limitées par le droit à l’exercice des libertés. Dès lors, l’égalité en santé repose actuellement sur une combinaison de sécurité sociale et d’assurances, qui engage toute une conception éthique, politique et philosophique des responsabilités face au risque.

   

Bibliographie

Nathalie Bojas, La Production sociale des inégalités de santé, Paris, Collège de France, 2025.

- Présentation claire et synthétique de l’histoire et des différentes conceptions des inégalités de santé.

Caroline Lantero, Les droits des patients, Paris, LGDJ, 2018.

- Présentation juridique générale et analytique des droits des patients

Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 2009.

- Ouvrage sur l’ensemble de l’histoire et des principes de la protection sociale et sanitaire

   

Sujets

Oral

Les inégalités de santé n’ont-elles que des causes biologiques ?

Peut-on soigner quelqu’un contre sa volonté ?

Écrit

Quels sont les rapports entre la santé et la liberté ?

En quoi consiste l’égalité en matière de santé ?

   

Stéphane Zygart


  1. René Demeulemeester, Jean-Claude Henrard, Bernadette Roussille et Patricia Siwek, Trente ans d’évolution de la santé en France À quoi ont servi les politiques de santé ?, Paris, Berger-Levrault, 2021.↩︎

  2. Ibid. Voir également « Les inégalités sociales de santé : vingt ans d’évolution », Actualité et dossier en santé publique n° 113, Paris, Presses de l’EHESP, 2021 < https://www.hcsp.fr/explore.cgi/adsp?clef=1174 >,↩︎

  3. Xavier Guchet, La médecine personnalisée, Paris, Belles-Lettres, 2018.↩︎

  4. Organisation Mondiale de la Santé, « Principaux repères, cancer du sein », 14 août 2025 < https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/breast-cancer >↩︎

  5. Académie Nationale de Médecine, « Rapport 25-01. L’inégalité de prise en charge de l’infarctus du myocarde chez les femmes en France », Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, Volume 209, Issue 4, April 2025, Pages 471-479 < https://doi.org/10.1016/j.banm.2025.02.005 >↩︎

  6. Nathalie Bojas, La Production sociale des inégalités de santé, Paris, Collège de France, 2025.↩︎

  7. Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.↩︎

  8. Didier Fassin, « Les inégalités sociales de santé, un problème français », Humanitaire, enjeux pratiques et débatd, 30/2011 < https://journals.openedition.org/humanitaire/1097 >↩︎

  9. « Liste des maladies à déclaration obligatoire », Santé publique France, 29 août 2023 < https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-a-declaration-obligatoire/liste-des-maladies-a-declaration-obligatoire >↩︎

  10. « Les règles d’isolement face au Covid19 », Site officiel du gouvernement, 12 décembre 2022 < https://www.info.gouv.fr/actualite/les-nouvelles-regles-d-isolement-et-de-quarantaine-face-au-covid-19 >↩︎

  11. Conseil Constitutionnel, Décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions < https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020800DC.htm >↩︎

  12. Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge↩︎

  13. Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié: l’Europe et ses pauvres du Moyen-Age à nos jours, Paris, Gallimard, 1987.↩︎

  14. Colette Bec, La Sécurité sociale, une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, 2014.↩︎

  15. François Ewald, L’Etat Providence, Paris, Grasset, 1986.↩︎

  16. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1984.↩︎

  17. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 2009.↩︎