Obéir et servir

Obéir et servir

   

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Transfinis - Décembre 2025

   

Destiné à des préparationnaires des concours administratifs ou juridiques, un ensemble de textes commandés par la Documentation Française, aux sujets imposés, ne furent finalement pas publiés par cet éditeur, à la suite d’une modification de ses normes éditoriales. Ils sont mis ici à disposition à toutes fins utiles. Les sujets en sont : « Obéir et servir », « Egalité et équité », « La question de la liberté », « Le bien commun », et « Liberté, égalité, santé ».

   

Deux impératifs, l’un avec l’autre, sans l’autre, contre l’autre

Ce que sont l’obéissance et le service, ainsi que la manière dont ils sont liés, semble assez simple. Servir consiste à accomplir sa tâche conformément à sa position et à son statut dans une administration. Obéir consiste à agir conformément aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques. L’obéissance pourrait ainsi se définir comme une composante du service, dont elle est une condition. Bien servir supposerait d’obéir.

Cette simplicité est trompeuse pour deux raisons. Premièrement, il est possible de dissocier l’obéissance et le service. On peut servir sans obéir, comme lorsque l’on rend, par exemple, service à un voisin ou à un membre de sa famille. On peut également obéir en dehors des cadres du service lorsque, par exemple, on obéit à l’ordre d’un agent de la circulation. Deuxièmement, non seulement l’obéissance et le service peuvent être conçus séparément, mais ils peuvent aussi être opposés l’un à l’autre. On peut accomplir son service ou rendre service en désobéissant, par exemple à quelqu’un en état de démence qui formulerait des demandes illégitimes ou dangereuses.

Qu’obéir et servir puissent aller l’un sans l’autre suppose de définir ce qu’ils sont, leur nature et leur portée séparément (I). Qu’est-ce que le service ? Il ne s’agit pas d’un esclavage ; il faut comprendre en quoi l’obligation de service comporte des limites, malgré sa nature impérative (A). Qu’est-ce que l’obéissance ? Il ne faut pas la confondre ni avec la contrainte, ni la conditionner à un plein accord avec les ordres donnés. L’obéissance s’inscrit dans une chaîne de commandement tout en étant un acte volontaire, ce pourquoi elle engage la responsabilité et ne peut être conçue sans celle-ci (B).

Que servir puisse impliquer de désobéir pose des problèmes qu’il faut examiner dans un second temps (II). La désobéissance dans le service est elle légalement autorisée, pour quels motifs et sous quelle forme ? Est-ce un droit du fonctionnaire ou un devoir ? (A) Peut-on distinguer la légalité et la légitimité de l’obéissance, ou la désobéissance du fonctionnaire et la désobéissance du citoyen (B) ?

   

I Obéir et servir : différences et articulation

Les notions d’obéissance et de service appartiennent au même champ sémantique, celui de l’attention. Celui qui sert avait originellement une fonction de garde et de vigilance, ce qui a peut- être donné le terme d’esclave (servus en latin), à partir de la tâche de garder les troupeaux de bêtes. Obéir consiste étymologiquement à écouter, à « écouter ce qui est devant », et donc à y faire attention. Mais d’une part, un serviteur n’est pas un esclave : ce qu’il a à faire est limité par des règles explicites. D’autre part, si l’obéissance suppose une part de passivité où l’on n’a pas l’initiative et où l’on reçoit d’abord un ordre que l’on doit écouter, elle suppose aussi que l’on accepte d’obéir, donc une part d’activité et de liberté. Il faut comprendre comment celles-ci se combinent pour comprendre ce qu’est l’obéissance et l’initiative qui doit nécessairement s’y trouver.

   

A L’obligation de service, ses limites

Tout service est défini par une fiche de poste, qui en fixe les obligations, mais aussi les limites. Ce point est commun aux emplois publics comme aux emplois privés. Nul n’est tenu d’accomplir un travail qui ne correspond pas aux tâches prévues dans sa fiche de poste, qui rattachent ainsi ce qu’il a à faire au droit du travail.

En tant qu’agent du service public, tout fonctionnaire, quelle que soit la fonction publique à laquelle il appartient, est tenu à une obligation de service. Celle-ci est définie au sein des obligations générales des agents (articles L121-1 à L121-11 du Code Général de la Fonction Publique), spécifiquement à l’article L121-3. Celui-ci énonce que « l’agent public consacre l’intégralité de son activité professionnelle aux tâches qui lui sont confiées ». L’obligation de service consiste donc en une pleine disponibilité à son travail. Cela n’a peut-être rien d’original et semble devoir être le cas dans tout emploi. Mais, dans le cadre d’un service public, cette obligation signifie spécifiquement que les personnels de l’Etat ou des collectivités publiques doivent agir pour le public et dans l’intérêt de celui-ci, et non pour leur propre intérêt privé (personnel) ou tout autre intérêt privé. L’article L121-8 précise par exemple que « l’agent public a le devoir de satisfaire aux demandes d’information du public, sous réserve des dispositions des articles 121-6 et 121-7 ».

L’obligation de service intégral et exclusif au public implique ainsi de ne pas se trouver dans une situation où des intérêts « publics ou privés » pourraient « influencer » la manière dont on effectue ses tâches, dont l’exercice doit être « indépendant, impartial et objectif » (Art. L121-4 et L121-5). Telle est la définition du conflit d’intérêt, qui découle de l’obligation de service, où se trouve une précision importante. Le conflit d’intérêt doit en effet être évité entre l’intérêt du public et les intérêts privés, mais aussi entre les intérêts du public que l’on a en charge, et d’autres intérêts éventuels de celui-ci. Un agent public en charge de la voirie ne doit par exemple pas favoriser tel ou tel habitant. Mais bien qu’il doive prendre garde à la protection des tuyaux d’eau par la chaussée, il ne doit pas s’inquiéter de la gestion de la consommation d’eau qui ne fait pas partie des tâches qui lui sont assignées.

L’ensemble de ces règles s’inscrit dans des relations hiérarchiques de subordination. Celles-ci, cependant, n’impliquent pas que l’obéissance aux supérieurs doive être aveugle ou consiste en une simple mise en application des ordres reçus, comme on va le voir.

   

B La nature de l’obéissance : ni contrainte, ni accord, comment elle engage la responsabilité

Le devoir d’obéissance est posé à l’article 121-10 du Code de la Fonction Publique : « l’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique […] »). Si ce devoir peut être levé à certaines conditions sur lesquelles nous reviendrons ensuite, il engage également la responsabilité et ne la fait aucunement disparaître. L’article L121-9 du même Code précise ainsi : « L’agent public, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés ». Il y a là un paradoxe, à moins de comprendre pourquoi et comment, alors que la loi nous oblige à faire quelque chose, nous pouvons encore être tenus pour responsables de ce que nous faisons.

Pour résoudre ce paradoxe, il faut distinguer la notion de responsabilité de celle de la liberté.

La responsabilité correspond avant tout à la capacité et au devoir de répondre aux questions « qui fait quoi ? » ou « qui doit faire quoi ? ». Les personnes considérées comme responsables doivent répondre à ce type d’interrogations, quand elles leur sont posées. De la sorte, dans une chaîne de commandement, la responsabilité consiste à transmettre et à mettre en œuvre des modèles d’action. La responsabilité de chacun consiste à fixer un modèle d’action à ceux dont il a le commandement, que ceux-ci doivent suivre. A son tour, tout commandement doit obéir à certains modèles d’action fixés par ses supérieurs. Un des problèmes de tous les modèles organisationnels ou politiques basés sur l’obéissance est, ainsi, par conséquent, de savoir à qui ou à quel modèle obéit le chef suprême, ou si sa responsabilité est concevable sans modèle à suivre et sans obéissance à un supérieur. Ce problème est celui de la souveraineté, de ce qui la fonde et de ses éventuelles limites.

Pour autant, tout n’est pas mécanique dans une chaîne hiérarchique. Il est vrai que chaque échelon inférieur fait ce que l’échelon supérieur lui demande. Le supérieur fixe des buts dont l’inférieur n’est que le moyen d’exécution. Cependant, la fixation des moyens eux-mêmes dépend de décisions que le supérieur ne prend qu’en partie. Le choix des meilleurs moyens pour exécuter sa tâche incombe en partie à l’échelon inférieur. Si les chefs d’un service public passent bien commande, par exemple, du mobilier nécessaire pour obéir à la règle de la continuité du service public formulée par la loi, c’est à chacun des agents subordonnés de ce service d’agencer son bureau pour accomplir les tâches qui lui sont demandées.

Autrement dit, l’ordre hiérarchique repose sur l’alternance de décisions portant sur la nature des missions (les buts) et de décisions portant sur la mise en œuvre de celles-ci. Mais cette relation de fin à moyen suppose à chaque échelon une part de décision qui engage la part de responsabilité de chacun. Celle-ci correspond à une répartition plutôt qu’à un partage des responsabilités. Les décisions prises ne sont pas collégiales ou collectives, mais successives. Chacun doit répondre de ces choix, mais sur la base des modèles d’action qui lui ont été transmis par ses supérieurs.

L’obéissance et la responsabilité vont donc de pair et ne s’opposent pas en principe. Dans les pratiques quotidiennes, leurs rapports sont discutables, aménageables et évaluables, selon la plus ou moins grande liberté laissée au subordonnés de choisir et d’acquérir les moyens de leurs missions. Il s’agit là d’un des enjeux de base du management.

En tous cas, la nature de l’obéissance n’est pas d’être la simple application d’un ordre. Elle implique la responsabilité. Cependant, elle ne correspond pas non plus à une complète liberté d’action. Elle est une liberté réduite, dont il faut comprendre la nature et les motifs.

Pour cela, faire une distinction fondamentale entre l’action par obéissance ou par contrainte est nécessaire. L’action qui s’accomplit par contrainte ne requiert pas la volonté. Elle peut s’exercer sans la volonté ou contre la volonté, lorsque nous sommes par exemple contraints de prendre du repos à cause d’une maladie. L’obéissance au contraire suppose un accord libre de notre part, même si celui-ci peut n’être que partiel, ainsi qu’un abandon, lui aussi partiel, de notre liberté. L’explication la plus simple de ce paradoxe est que nous obéissons parce que nous ne savons pas tout, que nous sommes au moins en partie ignorant ou incompétent. L’obéissance des enfants pourrait en être une illustration. Elle supposerait une part d’ignorance et d’obscurité, à cause de laquelle ils accepteraient volontairement de réduire leur liberté. On comprend, à partir de là, pourquoi il n’y aurait pas d’obéissance sans une part de confiance, c’est-à-dire de croyance ou de foi dans le bien fondé des ordres à exécuter ou dans la qualité de ses supérieurs hiérarchiques. Analyser de cette façon l’obéissance pose néanmoins une double difficulté.

Premièrement, on peut obéir en étant parfaitement au courant de ce qui se passe, en toute lucidité. L’obéissance peut aller de pair avec la connaissance, l’accord plein et entier avec les ordres donnés et leur orientation d’ensemble. Obéir et commander peuvent ainsi relever d’une double compétence possédée par les mêmes personnes, qui définit en particulier, selon Aristote, la citoyenneté1.

Deuxièmement et inversement, on peut et on doit obéir non seulement en cas d’ignorance, mais aussi en cas de désaccord. On pourrait même être tenté de faire de ce cas de figure l’archétype de l’obéissance, tandis que l’on obéirait seulement par respect pour le principe de l’obéissance, malgré tout les autres motifs et raisons qui s’y opposeraient.

Cette seconde idée doit être examinée avec attention, car elle repose sur une erreur dont les conséquences juridiques, éthiques et politiques sont nombreuses, et qui peuvent être graves.

Il faut rappeler en effet qu’on distingue l’obéissance de la contrainte parce qu’on ne peut pas réduire la première à la seconde. Il peut certes y avoir une part de contrainte dans l’obéissance, mais pas seulement, car l’obéissance suppose un consentement libre (à défaut d’être éclairé) des personnes. En ce sens, un esclave exécute, il n’obéit pas, alors qu’obéir par principe à ses supérieurs suppose de reconnaître librement la valeur de l’obéissance comme principe.

Ces rapports singuliers de l’obéissance avec notre liberté, qui y est indéniablement présente et en même temps soumise, supposent ainsi dans l’obéissance l’accord de soi-même avec une règle que l’on reconnaît également comme étant supérieure à soi. Obéir est un acte libre où notre liberté reconnaît des valeurs autres qu’elle, qui pourtant la définissent et la fondent au moins en partie. Le devoir peut, par exemple, être l’une de ces valeurs, lorsque nous choisissons d’y obéir quelles qu’en soient les conséquences néfastes plus ou moins prévisibles que cette obéissance peut avoir pour nos intérêts personnels (Kant, Critique de la raison pratique, 1788).

En suivant cette perspective, on pourrait certes aller jusqu’à définir l’obéissance comme un respect de l’ordre, quel qu’en soit le contenu. Cette perspective a pu être poussée à l’extrême lors de procès dans la défense de fonctionnaires nazis (Arendt, Eichmann à Jérusalem). Mais un point essentiel est alors négligé. Un ordre que l’on donne ou que l’on reçoit n’a pas de forme indépendante de son contenu. Obéir pour obéir n’a donc en soi aucun sens, et n’est tout simplement pas possible. Nous obéissons toujours à certains ordres qui ont un contenu et se rattachent ainsi à des valeurs (comme celles de l’efficacité ou du bien commun, par exemple) et à des motifs (comme celui de la tranquillité ou du respect envers une personne). Le principe de l’obéissance n’existe pas sans les cas particuliers auxquels il s’applique.

C’est pourquoi la responsabilité des personnes est tout particulièrement maintenue lorsqu’elles ont participé à un crime contre l’humanité, quels que soient les ordres ou le cadre légal qu’elles ont respecté lors de ce crime : « L'auteur ou le complice d'un crime visé par le présent sous-titre [des crimes contre l’humanité] ne peut être exonéré de sa responsabilité du seul fait qu'il a accompli un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ou un acte commandé par l'autorité légitime. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le montant » (article 213-4 du Code Pénal).

A partir de ce dernier point, il faut relever que l’obéissance peut toujours faire l’objet d’analyses psychologiques ou sociologiques. Il est possible de rapporter tous les actes d’obéissance à la nature particulière des ordres formulés, au contexte et aux jeux d’intérêts dans lesquels ils sont donnés, reçus, exécutés ou non (Coll., L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, 2024). Ce type d’analyse, cependant, ne justifie pas l’obéissance en droit, elle ne l’étudie qu’en fait.

Que l’obéissance consiste à consentir librement à une demande en tant que celle-ci est un impératif à la fois particulier et lié à une hiérarchie pose aussi et dans tous les cas un problème de droit, sur lequel il faut insister et revenir. Que faire si un ordre est jugé par nous comme étant mauvais et contraire à l’ordonnancement juste des choses ?

   

II Désobéir et servir : dans quels cadres juridiques ? pour quels motifs envisageables ?

Que l’on soit agent de l’État ou simple citoyen, le droit à désobéir à la loi ou à un l’ordre d’un représentant de l’État doit d’abord, en tant que droit, être envisagé du strict point de vue de sa légalité. Dans un second temps, les fondements et les effets attendus d’une désobéissance légitime mais illégale peuvent être envisagés, pour examiner ce qui peut en être de la désobéissance civile, dans le cadre du service de l’État.

   

A Droit et devoir de désobéissance en droit français

La possibilité pour un agent de l’Etat de désobéir à un ordre donné est très strictement encadrée par les lois françaises. Elle est posée et définie à l’article 121-10 du Code Général de la Fonction Publique : « L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». L’illégalité d’un ordre donné n’est donc pas suffisante pour qu’il soit légal de ne pas le respecter. Il faut également évaluer la gravité de ses conséquences, ce qui relève d’une appréciation autrement complexe et discutable que celle de son illégalité. Si un droit à désobéissance est ainsi ouvert, il ne correspond pas à un devoir légal de désobéissance, dans la mesure où une incertitude quant à la légalité de son usage peut toujours être relevée et discutée.

Il n’est guère possible non plus de désobéir légalement aux lois ou aux ordres donnés par les représentants de la loi en arguant de ses droits de citoyen. Certes, l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, intégrée à la Constitution de la Vème République, énonce que « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Mais une résistance à une oppression qui serait causée par les lois en vigueur et leur application n’en est pour autant pas légale. L’article 7 de la même déclaration du 26 août 1789 énonce en effet que « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable de résistance ». La loi doit toujours être respectée par les citoyens. Elle ne peut être légalement remise en question par ces derniers en tant que personnes particulières. Ce principe rigoureux s’explique notamment parce que la promulgation des lois, en France, fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité qui assure de leur légalité.

Seul l’état de nécessité, défini à l’article 122-7 du Code Pénal, peut justifier d’un non respect par les citoyens des lois en vigueur qui ne soit pas illégal : « N’est pas pénalement punissable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Cependant, l’appréciation de la situation de nécessité est, à nouveau, irréductiblement singulière, sujette à discussion et sans automaticité. D’autre part, en aucun cas, l’application d’une loi existante ne peut être un motif légal pour invoquer l’état de nécessité. Le devoir de sauvegarde des vies humaines, par exemple, ne peut être à la source d’un état de nécessité qui justifierait d’empêcher les avortements, puisque ceux-ci sont autorisés par la loi. La Cour de Cassation l’a constamment affirmé2.

Le devoir d’obéissance à la loi entraîne, en droit français, également un devoir d’obéissance aux représentants de la loi. Celui-ci peut pourtant paraître infondé lorsque ces représentants commettent des actes ou donnent des ordres illégaux, auquel cas ils ne suivent pas la loi et ne devraient donc pas être obéis. Depuis l’arrêt Boissin de la Cour de Cassation en 1817, la jurisprudence cependant est constante. Un particulier ne peut contester une loi ou les modalités de son application, et les représentants de la loi bénéficient d’une présomption de légalité de leurs actes. Seules des procédures juridiques de contestation et de contrôle sont possibles, c’est-à-dire des procédures collectives.

Les modalités d’appréciation des situations singulières sont à la source des limitations sévères du droit à désobéir à la loi, en tant que citoyen ou tant qu’agent de l’Etat. Quels qu’en soient les motifs, tout acte individuel consistant à refuser d’appliquer un ordre est ainsi assimilable à un délit de rébellion, défini dans les articles 433-6 à 433-10 du Code Pénal comme fait de s’opposer à un acte émanant d’un agent dépositaire de l’autorité publique dans l’exercice de ses fonctions.

Les possibilités légales de désobéir à la loi, en tant que fonctionnaire ou en tant que citoyen, sont donc très peu nombreuses et étroites dans le droit français. On peut néanmoins se demander si la notion de désobéissance civile peut permettre de fonder une désobéissance légitime à défaut d’être légale, en particulier pour les personnes au service de l’Etat.

   

B Désobéissance civile et désobéissance du fonctionnaire

La désobéissance civile est une notion que l’on attribue à Henry David Thoreau. Citoyen des Etats-Unis, celui-ci refusa de payer ses impôts, en signe de protestation contre la politique esclavagiste du gouvernement du Massachusetts, fut emprisonné pour ce motif, et expliqua la signification de ses actes dans Résistance au gouvernement civil, paru en 1849, puis réédité sous le titre La désobéissance civile. On trouve des analyses de ses principes dans Théorie de la justice (1971) de John Rawls et dans Du mensonge à la violence (1972) de Hannah Arendt.

A la différence des désobéissances légales, la désobéissance civile cherche à se justifier par la légitimité, et non pas par son respect du droit positif. Elle est donc nécessairement illégale. Ses points d’appuis ne peuvent se trouver seulement dans les lois écrites, mais doivent reposer sur une autre conception des lois et de la justice que celle du droit en vigueur. Dès lors, pour s’assurer de son bien-fondé, la désobéissance civile repose essentiellement sur quelques normes générales et corrélatives, qui visent à assurer autant que possible de son caractère juste. La première est celle de désobéir publiquement ou d’en faire la publicité, de telle sorte que les éventuels intérêts particuliers ou privés qu’il y aurait à désobéir soient dénoncés ou écartés par le jugement public, en tant que représentant de l’intérêt collectif. La seconde est de s’assurer du soutien du public ou de la majorité du public, comme garant de la légitimité de la contestation, en tant que celle-ci serait partagée. La troisième est de se tenir en permanence à un niveau institutionnel, où les individus ne sont pas remis en cause, mais seulement l’abolition d’institutions anciennes et la création de nouvelles institutions. C’est pourquoi, si le respect de la légalité n’est pas à l’origine de la désobéissance civile, il en est le but. Enfin, la désobéissance civile est par principe non violente, afin de ne pas causer de dommage à des individus en particulier, mais seulement aux institutions, en ne remettant en cause que celles que l’on cherche à modifier, et non pas les lois dans leur ensemble en prétendant qu’il est possible de commettre légitimement tous les crimes et délits.

Le caractère fondamentalement illégal de la désobéissance civile explique que celle-ci est systématiquement condamnée par les tribunaux français. Effectuée dans le cadre du service, elle expose donc tout fonctionnaire qui la pratiquerait à une double sanction potentielle, en tant qu’agent de l’Etat et en tant que citoyen. La recherche par la désobéissance civile d’appuis publics, autour de valeurs et d’intérêt collectifs, suppose également que celle-ci ait pour but de critiquer des normes et lois générales. En cela, elle n’est pas adéquate pour mener une critique ou une contestation légitime d’ordre technique. Son illégalité et son lien nécessaire à des enjeux généraux de politique expliquent que la désobéissance civile n’est pas un cadre approprié pour justifier une quelconque désobéissance en tant que serviteur de l’Etat. Mais tout serviteur de l’État est également un citoyen, et tout citoyen peut éventuellement y recourir à ses risques et périls, en sortant ainsi du strict domaine du droit pour entrer dans celui de la politique, et en se plaçant dans une position de résistance, même si celle-ci est aussi une position de rébellion aux yeux de la loi. Les personnes, en tant qu’agents de l’Etat ne peuvent juger que de l’application ou de la non application des lois pour pouvoir éventuellement désobéir dans le dernier cas, si elles jugent également que la non application des lois compromet gravement l’intérêt public.

   

Stéphane Zygart

Bibliographie

Etienne de la Boétie, De la servitude volontaire ou Contr'un, Paris, Gallimard, 1993

Exploration philosophique des paradoxes politiques, philosophiques et sociaux de l’obéissance

Turenne, Le juge face à la désobéissance civile en droits américain et français comparés, Paris LJDJ, 2007.

Etude juridique à la fois précise et systématique de la jurisprudence en matière de désobéissance civile en droit français et anglais.

   

Sujets

Oral

Peut-on obéir pour différents motifs ?

Obligation de service et devoir d’obéissance, identité ou différence ?

Écrit

Devoir d’obéissance et droit à la désobéissance.

Servir, est-ce nécessairement obéir ?


  1. Aristote, Les politiques, Paris, GF-Flammarion, 1993, 1277a25-b15, p. 218-220.↩︎

  2. Sophie Turenne, « Étude de la désobéissance anti-avortement en droits américain et français comparés », La désobéissance civile, approches politiques et juridiques, David Hiez et Bruno Villaba (Dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008 < DOI : 10.4000/books.septentrion.15813 >↩︎