À propos de Contre le travail, de Giuseppe Rensi
Transfinis - Novembre 2019
Sorti il y a deux ans aux Éditions Allia sous une couverture noire au lettrage blanc et rouge, portant au dos de couverture « On ne veut plus travailler », tout laisse présager de ce livre une critique anarchiste ou sitiationniste du travail. On l’espère même serrée, décisive, comme si l’on avait besoin de bons modes d’emploi, au vu de la bonne taille de l’ouvrage et des belles tournures de phrases qui apparaissent lorsqu’on le feuillette. La qualité du papier et les auteurs un peu hautains en notes de page assurent du reste.
En réalité, Contre le travail de Guiseppe Rensi est un ouvrage du conservatisme le plus profond et le plus classique. L’identité du préfacier qui fait les louanges de Rensi et de ses thèses, Gianfranco Sanguinetti, est à double fond, voire plus. Celui-ci, qui fit partie de l’Internationale Situationniste en Italie dans les années 1970, fut notamment l’auteur d’un canular politique très réussi dans les journaux italiens de la même époque. Il est possible, mais pas certain, qu’il ait gardé le goût de ce genre d’activités.
Le livre, titré en français Contre le travail, faisait partie d’un ensemble plus massif lors de sa première édition italienne en 1923, intitulé : L’irrationnel, le travail, l’amour. La thèse de l’extrait sur le travail tient en quelques phrases: « Le travail est esclavage. La nécessité du travail est immuable. Par conséquent, l’esclavage est et sera et devra être immuable. Face à cette vérité que l’esprit grec avait déjà clairement perçue et énoncée, il n’est pas d’issue » (p. 122). Autrement dit : le travail est insupportable, déshumanisant mais nécessaire ; pour cette raison, il doit s’imposer par la force à certains individus, afin de permettre à d’autres de se livrer aux activités proprement humaines de loisir. Rensi n’est pas, il est vrai, aussi direct que cela. Son parcours ne va pas par exemple du constat de l’existence d’une aristocratie et de la nécessité de satisfaire les besoins supérieurs de celle-ci à la justification de la mise en esclavage de certains individus inférieurs. Rensi diagnostique une absurdité fatale dans les sociétés humaines qui justifie de les accepter telles qu’elles sont : la mise au travail de certains par la force s’impose comme une solution douloureuse au problème insoluble de l’indésirabilité du travail. Nul n’aime celui-ci, puisque celui-ci abrutit, mais ses produits sont néanmoins indispensables pour mener des vies de loisir, les seules qui valent le coup d’être vécues; comme il n’est pas possible de déterminer en justice qui doit travailler et qui ne le doit pas, alors il faut respecter le statu quo de toutes les sociétés où certains sont arbitrairement sacrifiés au travail pour que d’autres puissent jouir de l’existence. Plutôt que d’une solution choisie et réfléchie, il s’agit d’une conséquence nécessaire et tragique du rapport que tous les êtres humains ont au travail.
Aucune trace de religion dans ce propos, pas de déchéance anthropologique car le travail reste bien condition de l’humanisation, mais une déduction face à l’absurde: l’inégalité face au travail ne peut recevoir de solution dans la mesure où tous cherchent à fuir un travail nécessaire. Même si rien ne justifie le travail des uns et l’oisiveté des autres, aucune solution d’égalité dans le travail ne peut en effet durer dans la mesure où celle-ci serait aussitôt corrompue par le désir de tous de ne pas travailler, et de manœuvrer en ce sens.
Sous couvert d’une interrogation éthique et d’une recherche désespérée de justice, c’est l’ordre établi qui se trouve complètement validé. Pourtant, sur la base du même genre d’analyse, on pourrait arriver à de toutes autres conclusions. Certains travaillent et d’autres pas, ou moins, et c’est injustifiable et absurde. Mais pourquoi cette absurdité devrait-elle être statique, pourquoi les places ne s’échangeraient-elles pas ? Face à l’absurde, Rensi choisit la fixité, alors qu’on peut préférer le mouvement, voire le chaos.
Et c’est pourquoi, à la suite de son raisonnement principal, proposé assez rapidement dans le livre et souvent répété, se retrouvent tous les motifs conservateurs qui seuls, en réalité, justifient que, face à l’absurdité du travail, on choisisse de le laisser se faire tel quel. D’après Rensi, il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des sociétés qui vivent et qui meurent. Il y a par contre une origine immuable aux sociétés humaines, où des hommes forts ont accordé par bonté à des hommes plus faibles le droit de travailler en échange de leur protection. Il faut aussi préférer l’artisanat et les villages, l’un donnant un minimum de satisfaction dans le travail, les autres un minimum de moralité. Les types d’activité valorisées remontent aux philosophes de l’Antiquité: contemplation, lecture, promenades. En bref, les caractéristiques des êtres humains, individus et communautés, sont fixées une fois pour toutes, et l’on découvre qu’il faut, idéalement, 6 heures par jour pour prendre ses repas correctement (p. 75).
Dans un tel cadre, la conceptualisation du travail est très pauvre. Il n’est défini que par opposition au jeu, suivant une division binaire entre les activités qui ont une fin en soi, et celles qui en ont une pour les autres. De là, tous les travaux se valent et sont esclavages. Universelle et essentielle, la signification du travail ne connaît pas de modalités. Certaines sont pires que d’autres, mais toutes sont mauvaises.
Quel intérêt, alors, de lire ce livre, en tous cas jusqu’au bout ? C’est d’abord que ses ressorts ne se déploient clairement que progressivement. L’analyse du travail comme absurdité laisse petit à petit place, et de plus en plus grossièrement, à des arguments en faveur de la nécessité de laisser les choses en l’état. Après quoi l’on se demande jusqu’où Rensi va aller, quel est le fond véritable de l’affaire que les titres de chapitres indiquaient mais qu’on avait pu croire ironiques, ce qu’ils ne sont pas du tout : à s’en tenir au dernier tiers du livre, « la vanité des révolutions», « l’Éternelle nécessité de l’esclavage », « Conclusion: force et lutte génèrent le droit »(p.92-142).
L’autre intérêt de la lecture de ce livre est de révéler en négatif deux choses : d’une part ce dont il faut parler quand on traite du travail, d’autre part que parler du travail isolément ne peut conduire qu’à des analyses tronquées et fausses - bien que leur généralité puisse les rendre d’autant plus suggestives.
Du premier point de vue, il n’y a, par exemple, aucune conceptualisation à tirer de Contre le travail du rôle de la contrainte dans nos activités les plus libres, à cause des apprentissages ou des sollicitations qui en seraient à l’origine, ce qui amènerait aussi à envisager qu’un travail initialement pénible puisse se transformer en activité libre (seul un bref passage sur les stoïciens l’envisage, mais en effaçant le travail par l’activité intellectuelle qui dirige l’individu qui s’y livre). Il n’y a aucune considération non plus sur la dimension productive des activités intellectuelles, même les plus abstraites, par laquelle celles-ci ont des causes et des effets sociaux dont elles peuvent d’ailleurs jouer tout à fait consciemment. Travail libre, activité socialement déterminée, ces deux perspectives sont laissées hors de vue.
Le second problème est lié à la prétention de Contre le travail de parler du travail pris à part, dans un rapport direct à ce que seraient les hommes sur la base d’une anthropologie déshistoricisée. Il est beaucoup plus évident à percevoir. Mais il est également remarquable de voir, grâce aux prétentions de Rensi, à quel point vouloir traiter du travail en général conduit à des impasses. Alléchante, cette promesse fait en effet partie des attraits du livre, de son titre et de ses premières pages. Enfin un ouvrage moderne sur le travail qui ne le soumet pas à l’économie, à des manœuvres de domination, etc. Les soubassements conceptuels qui sont finalement ceux de Contre le travail indiquent qu’il est en réalité impossible de parler du travail sans le mettre en relation avec les sociétés, les techniques, les économies, les politiques, les milieux naturels dans lesquels et avec lesquels nos travaux prennent place, à chaque fois dans des conjonctures historiques déterminées. Soit par exemple une des thèses apparemment les plus pertinentes de Rensi, qui explique que les valeurs morales et économiques du travail varient historiquement en proportions inverses l’une de l’autre. Lorsque le travail fournit des revenus, il n’y aurait pas besoin de le justifier moralement; en revanche, il faudrait que les travaux sans intérêts pécuniers possèdent une telle justification (comme expiation, éducation, dérivatif, etc). On peut se demander ce qu’il en est de ce type de variation aujourd’hui, tandis que l’économie est présentée sans fard comme une contrainte à laquelle il faut plier, même dans la pauvreté ou l’épuisement. Ou encore, il n’est pas sûr que l’incitation au travail en temps de guerre repose exclusivement sur ces deux piliers, que l’idée d’effort de guerre dépasse.
Si Contre le travail a autant de lacunes, pourquoi l’éditer ? Trois solutions se présentent. Premièrement, ses justifications de la mise en esclavage d’une partie de la société au profit d’une autre, en basculant de l’absurde au grotesque, ce qui finit par éclairer celui-là par celui-ci, écœurent des pseudos rationalisations de l’organisation sociale du travail. Deuxièmement, le tableau désespérant des souffrances liées au travail, tissé d’ennui et de violence, incite si on l’accepte en tout ou partie à se retirer au maximum du jeu social, à éventuellement le pirater afin d’éviter de vivre sous un travail dégradant. Troisièmement, l’abstraction des analyses est telle qu’elle ne peut que pousser à réfléchir à la pluralité des types de travail, en les référant à toutes les conditions qui leur donnent une bonne part de leur forme.
On peut croire, à titre de jeu intellectuel, que ces trois positions furent bien occupées simultanément par les situationnistes.
Stéphane Zygart