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Présentation de l’ouvrage de Denis Forest, Neuroscepticisme, les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue (Paris, Éditions Ithaque, 2014, 204 p.)

Présentation de l’ouvrage de Denis Forest, Neuroscepticisme, les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue (Paris, Éditions Ithaque, 2014, 204 p.)

   

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Transfinis - Janvier 2024

   


 

Version d’origne du texte initialement paru sur le site de la F2RSMPsy

   

L’ouvrage de Denis Forest Neuroscepticisme, les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue est à la fois un livre où la validité, l’utilité et la portée de la neurologie sont pleinement affirmées, et un livre de sceptique, qui ne cesse d’examiner les limites et les fragilités de la neurologie contemporaine.

Aux neurologues familiers de leur discipline, il donnera à lire les arguments plus ou moins répandus énoncés contre la neurologie. Ces arguments sont plus ou moins au fait de celle-ci mais toujours en circulation, toujours relayés et souvent redoutables alors que la pratique clinique et certains résultats en thérapeutique peuvent conduire à les négliger, dans l’espoir d’aller le plus vite et le plus loin possible.

Pour les non-initiés, Neuroscepticisme donnera à l’inverse une connaissance de tout ce qui fait la force et la solidité des savoirs neurologiques, en dépit des intuitions parfois trop simples qu’on oppose aux sciences du cerveau. Le livre de Denis Forest dessine ainsi les conditions de ce que pourraient être une progression et une extension maximale de la neurologie, par la mise au clair de ses programmes et par sa collaboration avec d’autres disciplines des sciences, médicales, humaines et sociales.

Neuroscepticisme comporte quatre parties, dont on retracera ici les perspectives principales et les arguments clés - tandis que le texte d’origine est parfois sinueux et pointilleux par la multitude de références et de controverses qu’il tente d’étudier.

La première partie porte sur l’interprétation des signaux que nous parvenons à obtenir actuellement de l’activité neuronale par le moyen de l’imagerie cérébrale par IRM - c’est la partie la plus longue et la plus technique. La seconde partie analyse ce que la neurologie peut nous apprendre, en dehors de son utilité dans le traitement de certaines pathologies cérébrales : nous fait-elle connaître le cerveau, comme organe particulier et limité, ou bien nous apprend-elle ce que nous sommes en général, en tant que le cerveau déterminerait nos pensées et nos actes ? La troisième partie s’affronte un problème plus large que la question précédente implique : le cerveau peut-il être compris à partir de l’étude du cerveau seulement, ou faut-il l’étudier à partir du rapport du cerveau à la totalité du corps, à l’environnement voire à l’histoire des espèces ? Enfin, la quatrième partie évoque les enseignements possibles de la neurologie sur nos normes sociales, en analysant les éventuelles ambitions de la neurologie à ce sujet (neuroéthique, neurocriminologie, etc.) à partir des chapitres précédents.

   

1 Incertaines neurosciences ?

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la fiabilité des résultats de l’imagerie cérébrale par IRM (p. 25-78). Trois points critiques sont passés en revue, en vue de définir, autant que possible, un encadrement des hypothèses en neurologie afin de les rendre au maximum fiables bien qu’elles ne puissent jamais l’être absolument, sans que, non plus, on doive penser qu’aucun savoir neurologique n’est possible.

Ces points critiques s’enchaînent les uns les autres, en se compliquant progressivement à cause de leur imbrication. Ils concernent la nature des signaux observés par IRM, puis la description de ces signaux, et enfin l’interprétation de ceux-ci. La fragilité de la nature des signaux observés va de pair avec la précarité de leur description, et cette précarité entraîne celle de leur interprétation.

Tout commence par les failles du signal mesuré dans les IRM. Le phénomène cérébral mesuré par IRM n’est pas, en effet, une expression directe de l’activité neurale. Ce qui s’observe correspond aux flux de sang oxygéné, flux duquel on induit une activité cérébrale lorsqu’il augmente. En elle-même, l’activité cérébrale entraîne directement une baisse du taux d’oxygène dans les flux sanguins : c’est parce que cette baisse de l’oxygénation est corrélée à un afflux sanguin oxygéné que, de manière secondaire, l’activité cérébrale s’y signale. L’information obtenue est ainsi fragilisée par le fait qu’elle est induite d’un phénomène cérébral (sanguin) duquel on induit un autre phénomène cérébral (neural).

En quoi y a t-il précisément fragilisation ? D’abord, certaines activités cérébrales peuvent passer inaperçues si jamais l’augmentation du flux sanguin oxygéné ne fait que neutraliser la baisse d’oxygène. Ensuite, le phénomène observé repose sur une particularité physiologique dont les ressorts sont mal connus alors qu’il en va de la signification des mesures relevées : le flux de sang oxygéné visant à compenser la consommation d’oxygène est en effet supérieur à cette consommation pour des raisons inconnues. Enfin, on peut envisager que les flux observés ne correspondent pas ou pas seulement à des mécanismes de compensation à partir desquels se trahirait une activité neurale locale à l’emplacement du signal ; ces flux peuvent en effet aussi s’expliquer par des demandes des réseaux neuronaux les uns par rapport aux autres, ce qui brouille les rapports d’expression qu’on essaye d’établir entre flux sanguins et zones d’activité.

Il est de la sorte difficile de relier à coup sûr un signal d’IRM à une activité cérébrale limitée et située au seul emplacement du signal. Il est également difficile, à partir de ce premier problème de décrire l’enchaînement des transformations observables du signal, les mécanismes qui les provoquent et les corrélations les plus pertinentes pour les expliquer. Le passage des flux sanguins par des zones cérébrales de transit entre les zones actives ou au voisinage de ces zones n’est pas seul en cause. Il faut aussi faire avec le décalage temporel qui existe entre le déclenchement d’une activité cérébrale et le déclenchement des afflux sanguins, ou encore avec la possibilité qu’un afflux sanguin corresponde à l’activation d’une inhibition et non pas d’une production. Les échelles choisies pour l’observation, certaines manières de focaliser sur certaines zones (par exemple par récurrence ou par focalisation une zone à laquelle on attribue initialement un rôle fonctionnel régulier) compliquent encore les observations possibles, tandis que la mise en forme systématique de celles-ci suppose un étalonnage commun à toutes les observations particulières de cerveaux individuels qui peut présenter des biais et écraser des informations pertinentes.

Ces premiers problèmes liés à l’adéquation des images cérébrales à l’activité cérébrale sont résumés par Denis Forest à la page 64 de son livre :

« En résumé, pour être indicatives, les images supposent que soient satisfaites essentiellement trois conditions premièrement, la relation entre la source du signal et l’activité neurale doit être déterminée, en particulier au moyen d’un rapprochement entre les résultats obtenus par des méthodes distinctes ; deuxièmement, l’activité neurale locale doit être élucidée dans sa dimension fonctionnelle (distinction entre neuromodulation et neurocomputation, relation entre activation et inhibition, entre entrées et sorties, etc) ; enfin, l’implication d’une région dans une activité mentale donnée doit être caractérisée en cohérence avec notre savoir d’arrière-plan, en particulier avec les meilleures analyses disponibles de l’activité mentale ».

Après l’établissement du signal et sa description, l’interprétation des observations, en troisième lieu, nécessite donc beaucoup de prudence. Les problèmes sont ici communs avec la psychologie et ses techniques d’étude. Les analyses de nos activités psychiques par comparaison, soustraction ou addition, où les tâches complexes sont supposées être des additions de tâches simples, laissent par exemple ouverte la question de savoir si la complexification d’une tâche implique, ou non, la complexification de toutes ses composantes. L’interprétation psychopathologique d’un signal ne peut jamais être évidente : les particularités des signaux cérébraux que l’on relève chez les malades peuvent indiquer une étiologie de leur maladie, mais aussi une prédisposition, ou les conséquences de celle-ci ou encore les compensations de celle-ci. Ces problèmes d’interprétation se nichent jusque dans la mise au point des expériences, qui peuvent n’être pas valides faute de bien maîtriser la signification des variables utilisées. On peut par exemple confondre, faute de connaissance en linguistique, ce qui relève de l’orthographe, ce qui relève du syntaxique et ce qui relève du sémantique.

Ces différentes difficultés n’impliquent pas que l’on ne puisse rien savoir en neurologie, loin de là. Mais elles indiquent cependant la nécessité d’une interdisciplinarité qui devrait suivre trois repères : celle d’une convergence des perspectives et des hypothèses (par exemple, entre la neuropathologie et de la psychopathologie), celle d’une précision maximale des hypothèses suivies afin de réduire la possibilité d’erreurs inaperçues, celle enfin d’une désambiguïsation maximale du déroulement des signaux observés. Ces trois ambitions devraient selon Denis Forest être suivies simultanément et non pas successivement. C’est par la mise en cohérence d’ensemble des expériences que les problèmes qui se posent au niveau de l’établissement des images, de leur description et de leur interprétation pourraient être levés. Denis Forest le résume ainsi :

« L’hypothèse H selon laquelle l’image montre que R est la réalisation neurale de telle activité mentale A peut être acceptée dans l’état de nos connaissances (E) si et seulement si :

  1. R ne peut être compté comme un accident inessentiel, un effet ou un simple corrélat de A (Clause de la pertinence de H)

  2. H est une hypothèse qui ne peut être remplacée par une hypothèse plus spécifique relativement à A (clause de la spécificité de H)

  3. H est en cohérence avec l’ensemble de notre savoir d’arrière-plan, éventuellement au prix de l’ajustement de celui-ci à H (clause de la cohérence de H avec E) ». (p .75)

   

2 Inutiles neurosciences ?

Si ce travail sur des hypothèses serrées, collectives et techniques en neurologie vaut le coup d’être fait, c’est parce que l’étude du cerveau a des choses à nous apprendre sur nous-mêmes. Cette dernière idée, qui peut sembler évidente, ne l’est pas, et c’est pourquoi la seconde partie de l’ouvrage s’attache à la défendre (p. 79-124).

Pour un nombre conséquent de philosophes et d’épistémologues en effet, l’étude du cerveau peut certes avoir une utilité thérapeutique, mais rien de plus, et encore, en associant la neurologie à d’autres savoirs. En aucun cas le cerveau ne pourrait causer notre subjectivité et donc en expliquer quoi que ce soit de conséquent. Il exprimerait tout au plus celle-ci physiologiquement, sans que cela nous donne de quelconques renseignements complémentaires sur ce que nous sommes et la manière dont notre esprit fonctionne. Au mieux corollaire de l’esprit, en aucun source de celui-ci, le cerveau ne mériterait d’être étudié que pour en contrer les accidents et le rétablir comme condition de certaines de nos fonctions. Il serait une condition de nos fonctions, indispensable mais partielle : c’est certes, dira t-on, grâce à notre cerveau que nous pouvons parler ; mais les langages ne s’expliquent pas par la seule forme des cerveaux humains.

Plus précisément, trois arguments sont habituellement invoqués pour minorer les enseignements et la fécondité de la neurologie, qui ne vont pas sans comporter une certaine part d’irrationalité, ce pourquoi il est difficile de les contrer.

Le premier de ses arguments est, étrangement peut-être, de nature linguistique. Il trouve ses origines dans la seconde philosophie de Wittgenstein et les relectures qui ont pu en être faites. Faire du cerveau la source de ce que nous sommes serait commettre des erreurs de catégorie, où l’on confondrait tout et partie, cause et condition. Notre cerveau ne pourrait pas être nous-mêmes, de la même façon qu’il ne se confond pas avec une de ses parties ou l’une de ses fonctions particulières : le cerveau ne peut équivaloir à une personne, à un je, puisque la personnalité, le je ou la subjectivité peuvent s’en distinguer. Il est possible d’affirmer selon nos humeurs que « je ne suis pas mon cerveau » ou l’inverse, en toute liberté. Cela serait là une preuve de ce que notre cerveau ne nous explique pas complètement, qu’il nous conditionne en partie mais, encore une fois, qu’il ne nous cause pas, ce pourquoi ce qu’on expliquerait du cerveau le concernerait comme organe, mais pas nous comme personne.

Ensuite, et plus profondément, on rappelle que le jeu des causes et des effets de la physiologie cérébrale n’est qu’un simple mécanisme, qui ne connaît ni erreur, ni jugement, ni rapport aux normes et à leur transgression possible, alors que nous vivons dans des univers symboliques qui permettent des jeux multiples, le contournement conscient des règles et leur réaménagement.

Bref, d’une manière plus générale, et c’est le troisième argument, le cerveau ne permettrait pas de penser les raisons de certains de nos comportements et de certaines de nos pathologies, alors que c’est cela qu’il importe avant tout de comprendre. L’état de notre cerveau exprimerait sans doute nos façons d’être et nos pathologies, les causerait même en partie parfois, mais jamais en totalité. Les raisons et circonstances pour lesquelles certains font, par exemple, des dépressions, ne trouvent pas toutes leurs origines, toutes leurs forces et leur dynamique dans notre cerveau. La neurologie ne pourrait donc rien nous apprendre que nous ne sachions déjà sur nous-mêmes, hormis sur les pathologies organiques de l’organe cerveau.

Denis Forest s’attache à dénouer les confusions sur lesquelles reposent tous ces arguments.

Le mépris de la neurologie repose d’abord sur une inversion de la charge de la preuve : alors qu’il faudrait pour justifier ce mépris démontrer que le cerveau n’a rien à voir avec nos pensées - ce qui contredit une foule de connaissances bien établies - les neurosceptiques demandent au contraire que l’on démontre que toutes nos connaissances s’expliquent par notre cerveau. Ils refusent ainsi toute composition possible entre le cerveau et autre chose que lui : soit il ne serait rien, soit il serait tout, sans position intermédiaire possible. Pourtant, rien n’interdit de faire du cerveau un élément parmi d’autres, indispensable mais pas total, de l’unité que nous sommes.

Pouvoir établir que nous sommes des êtres composites, et que le cerveau vaut d’être connu comme élément de cette composition, est un enjeu moins abstrait qu’il n’y paraît. Le refus de faire de notre cerveau la source principale de ce que nous sommes peut en effet s’appuyer sur la nécessité de devoir faire appel à de l’extraneurologique voire à du non physiologique pour rendre compte de ce que nous pouvons faire. Parce que le cerveau n’est qu’une partie de notre corps, parce qu’il n’est qu’une partie du monde, il ne pourrait pas rendre compte de tout et ne pourrait pas être considéré comme la source de nos pensées. D’un point de vue technique, l’argument est « méréologique » : croire en une puissance explicative du cerveau confondrait le tout avec une de ses parties. Et les implications de cet argument portent sur ce que nos systèmes symboliques (linguistiques notamment) ont de nécessairement extérieur au cerveau. Il serait impossible de modéliser ce que fait le cerveau sans y introduire tout ce qui n’est pas lui (notre corps entier, notre environnement). Son étude n’éclairerait donc pas les manières dont nous pensons, individuellement ou collectivement, ça serait l’inverse qui serait vrai. Partie du corps, le cerveau ne pourrait expliquer le résultat complexe que sont nos pensées et nos actes, où se combinent la totalité de notre corps, les environnements, les systèmes symboliques, etc.

Cette limitation de son rôle à partir de certaines coordonnées spatiales - sa partialité et tout ce qui lui est extérieur - doit, dit Denis Forest, être prise en compte. Mais elle ne justifie toutefois pas, à nouveau, de basculer du tout ou rien en faisant du cerveau un effet de l’esprit ou de la culture puisqu’il ne pourrait pas en être la seule cause. Dans cette perspective, la réalité de la plasticité cérébrale empêche d’adopter des positions extrêmes : celle-ci montre précisément que le cerveau, son organisation, ses transformations ou ses mécanismes de compensation, reposent sur des prédéterminations cérébrales, diversement activées en fonction des circonstances, mais à partir desquelles tout n’est pas possible.

En dehors de la plasticité cérébrale, Denis Forest passe également par plusieurs autres repères neurologiques pour montrer à quel point, d’une part, la structure du cerveau est en rapport avec les significations que nous donnons aux choses, ce qui, d’autre part, permet à la neurologie d’être riche d’enseignements sur nos activités mentales. Les localisations cérébrales ne correspondent en effet pas seulement à l’agencement d’un organe, elles sont également en rapport avec le monde qui nous entoure. Les cartes du cerveau et les caractéristiques du monde comme agencement complexe ont des points communs, qui témoigne de ce que le cerveau n’est pas seulement un moyen organique coupé du monde qui en traiterait les signaux dispersés. Il s’y trouve et sa structure correspond à celle de nos jugements sur les choses, leurs rapports et leur hiérarchisation.

Par exemple, l’illusion de la goutte d’eau sur le visage que l’amputé sent également sur son membre fantôme témoigne, au niveau de l’imagerie cérébrale comme des perceptions de l’amputé, de la façon dont notre corps existe : comme un ensemble de parties en relation qui forment un tout. Ce qui atteint notre visage affecte tout notre corps au niveau du cerveau comme au niveau de nos vécus.

De même, et de manière peut-être plus frappante encore, la façon dont certains réseaux neuronaux ne s’activent pas lorsque nous percevons ensemble certaines formes d’objets indique que ces réseaux sont en rapport avec la corrélation possible de ces formes dans le monde. Les cartographies cérébrales indiquent quelque chose sur le monde, dont elles ne sont ni séparées, ni autonomes. Faut-il dire alors que le cerveau est une cause ou une expression de nos vécus et de nos perceptions ? Cela n’importe pas, pour établir les apports de la neurologie. L’essentiel est de comprendre que l’étude du cerveau peut nous ouvrir de nouvelles perspectives pour l’analyse de nos vécus et de nos perceptions, en complétant les connaissances que nous pouvons en avoir.

C’est ce que montre la pathologie de la « main anarchique ». Dans cette pathologie, les patients ont conscience que leur main est à eux (à la différence des mains fantômes). Ce qu’ils font ne se déclenche pas non plus automatiquement en fonction des circonstances et de leurs habitudes. Ils n’agissent pas volontairement, et agissent parfois contre leur volonté, comme dans la maladie de la Tourette. Mais, et c’est là le point important, leur expérience n’est pourtant pas celle de ne pas pouvoir s’empêcher de faire quelque chose, elle est de ne pas pouvoir empêcher quelque chose de se faire. En d’autres termes, ces malades font l’expérience d’une action qu’ils accomplissent, mais dont ils ne sont, paradoxalement, pas à l’origine. Ce trouble de la « main anarchique », trouble neurologique et non pas psychiatrique, révèle ainsi en étant correctement caractérisé une structure de nos actions que l’analyse psychologique seule ne permet pas d’atteindre : structure où il faut distinguer dans nos actions leurs causes de nos intentions.

De là l’utilité certaine de la neurologie, au-delà de ses bénéfices thérapeutiques : alors qu’il est tout aussi excessif d’affirmer tout de go que le cerveau est la cause de ce que nous sommes ou qu’il en serait le résultat (au niveau de l’espèce puis des individus), la neurologie nous offre des clés supplémentaires et spécifiques comprendre ce que nous sommes, et la manière dont nous nous sommes formés et composés. Ni matérialisme, ni spiritualisme : il faut éclairer le cerveau par les manières d’agir et de penser, et inversement.

   

3 Jamais seulement sans le cerveau ?

En appeler encore une fois à la complémentarité des approches et des objets d’étude pourrait toutefois n’être qu’une manière de contourner les controverses les plus décisives. Certes, les risques de mésinterprétation de l’imagerie cérébrale peuvent être réduits par la multidisciplinarité et la finesse des hypothèses, certes l’étude du cerveau peut nous apprendre des choses sur nous que nous ne pourrions savoir sans elle. Mais qu’apprenons-nous exactement ? Les savoirs peuvent se combiner, il n’en reste pas moins que le rôle du cerveau et l’étendue de ce rôle restent dans l’ombre. Denis Forest essaie de le préciser dans la troisième partie de son livre (p. 125-170).

On peut relativiser plus ou moins l’importance du cerveau par plusieurs hypothèses, qui consistent toutes à l’inclure dans des ensembles plus vastes que lui. On ne prétend alors plus que, n’étant qu’une partie de ce que nous sommes, le cerveau n’est rien mais que, n’étant qu’une partie de ce qui existe, le cerveau n’a qu’une importance assez faible. Il ne vaudrait que ce par ce avec quoi il est en relation et dont il se nourrit : suivant des horizons de plus en plus larges, son rôle ne pourrait s’effectuer qu’en rapport avec le système nerveux dans son ensemble, le corps, l’environnement, l’adaptation du vivant.

Et en effet, on peut soutenir différentes thèses et mener certaines expériences qui vont dans ce sens. La cognition visuelle est par exemple distribuée dans le système nerveux, et les organes oculaires effectuent certaines tâches de formation de la perception, au-delà de la pure et simple réception des signaux lumineux. Le cerveau n’a pas le monopole du traitement des informations. De même, l’usage de techniques et de prothèses diverses pour nous rappeler des choses (carnets, notes, archives) indique que nos connaissances reposent sur des ressources extérieures et pas uniquement sur notre cerveau. La façon dont, dans la perception péripersonnelle, le tactile et le visuel se mêlent dans les zones cérébrales, indique enfin que le fonctionnement de notre cerveau est lié à des finalités vitales, c’est-à-dire à toute l’histoire de l’évolution (ici, dans le cas de la perception de ce qui nous entoure, l’exigence vitale est d’être capable d’agir efficacement en étant prêt à toute éventualité).

Denis Forest reconnaît qu’il est nécessaire d’inclure le cerveau dans des ensembles qui le dépassent pour en mener des analyses efficaces. L’étude des fonctions et de leurs troubles, par exemple, ne peut être à la fois fine et menée à son terme que si l’on met en relation des fonctions inférieures avec des fonctions supérieures, ce qui permet de caractériser les fonctions inférieures par la perturbation des fonctions supérieures. L’usage heuristique, à des fins de recherche, de l’hypothèse d’une finalité des fonctions et schémas cérébraux, l’attribution de certains buts à des mécanismes neurologiques, est même indispensable pour en mener l’analyse. Affirmer par exemple que dans la perception péripersonnelle le visuel et le tactile sont liés pour des raisons de sécurité permet de mener des recherches (qui peuvent être infirmées ou non par la suite) sur la vitesse des influx ou sur leur rapport à des centres moteurs particuliers.

Cet usage de la finalité doit cependant rester très limité. Si les cerveaux sont organisés comme ils le sont aujourd’hui et que certains fonctionnements cérébraux reposent vraisemblablement sur l’adaptation, seule l’histoire longue des espèces peut expliquer pourquoi, en fonction des possibilités biologiques de développement et de transformation des cerveaux, telle ou telle zone cérébrale a pris telle fonction. De la même façon, la relativisation de l’importance du cerveau à cause de la nécessité de le concevoir en rapport avec autre chose que lui, corps ou environnement, n’empêche pas que celui-ci reste originaire et incontournable pour concevoir ce que nous sommes. Que les yeux aient un rôle dans la cognition visuelle n’empêche pas que le rôle du cerveau soit beaucoup plus important - la complexité des fonctions cérébrales est spécifique par rapport aux autres organes. Nos connaissances dépendent certes de l’entièreté de notre corps, notamment de nos déplacements. Mais le cerveau reste à l’origine de notre capacité à nous relier à notre corps. Que notre corps nous appartienne dépend de mécanismes neuronaux qui peuvent être perturbés ou détournés (illusion de la main en caoutchouc par exemple), dont les failles apparentes productrices d’erreurs sont aussi ce grâce quoi nous finissons par être capables de manipuler des outils comme s’ils étaient un prolongement de notre corps. En d’autres termes, le cerveau ne se greffe pas sur un rapport naturel que nous aurions à notre corps, c’est lui qui l’engendre. Enfin, il est illégitime de réduire le cerveau à un outil parmi d’autres sous prétexte que notre mémoire, par exemple, ne s’appuie pas seulement sur ce dont nous nous souvenons par nous-mêmes, mais aussi sur diverses prothèses mémorielles - dont les ordinateurs et les bases de données sont les derniers avatars. Ce genre de prothèses, en effet, ne fonctionne que si nous sommes capables de nous mettre en relation, physique et mentale, avec elle. Or cette capacité de mise en relation dépend elle-même de notre cerveau. Noter par exemple quelque chose dans un carnet ne sert à rien si une maladie neurodégénérative nous empêche de nous souvenir que nous avons un carnet. Comme pour le rapport au corps, le cerveau est, là encore, originaire.

S’affronter au problème de l’étendue exacte du rôle du cerveau pour l’ensemble de nos capacités ne permet donc certes pas d’en faire la seule source de ce que nous sommes. Notre cerveau ne peut devenir ce qu’il est sans monde et sans corps. Il n’est pas une cause complète et suffisante qui pourrait nous expliquer entièrement. Mais il n’en est pas moins une condition originaire et indispensable. On pourrait imaginer qu’un cerveau adulte, qu’un cerveau « qui a vécu », continue à opérer dans un bocal. L’inverse n’est pas vrai : avec un cerveau déficient, le rapport au monde et au corps dont le cerveau est une partie n’est pas garanti, que le cerveau soit dans un bocal ou dans un crâne.

   

4 Le cerveau social à l’épreuve du neuroscepticisme

Condition indispensable de ce que nous sommes et de nos rapports possibles à notre corps, aux autres et au monde - condition indispensable, en d’autres termes, d’un rapport à tout ce qui n’est pas lui -, jusqu’à quel point le cerveau, sa forme et ses fonctions, peut-il nous instruire sur tout ce qui n’est pas lui ? On peut admettre que, dans l’ordre de la recherche, la neurologie ne puisse s’avancer qu’en s’appuyant sur d’autres savoirs. Mais, en réalité, tout ne serait-il pas lisible dans le cerveau et ses acquisitions successives ? Les interrogations précédentes du livre sont reprises à nouveau et radicalisées dans sa quatrième et dernière partie, assez brève, d’une vingtaine de pages (p.  171-196).

Sans faire de métaphysique, Denis Forest passe par la question précise de ce que la neurologie peut nous apprendre sur l’existence des sociétés humaines et leurs ressorts. À partir de là, il peut alors, d’une part, indiquer quels types de projets généraux peuvent être suivis si l’on prétend expliquer neurologiquement les choses les plus complexes, d’autre part pointer les grandes lacunes et les énormes obstacles que ces projets sont amenés à affronter.

Deux pistes peuvent être suivies lorsqu’on s’efforce de rendre compte des manières de vivre en société à partir de la neurologie. La première est modeste. Elle consiste à observer ce qui se passe au niveau cérébral lors de nos interactions sociales. On ne considère pas dans cette hypothèse que le cerveau est à l’origine de ce qui est social, on pose qu’il en est, encore une fois, une condition, dont les propriétés déterminantes se révèlent au cours de nos rapports avec les autres. La seconde piste est beaucoup plus ambitieuse. Elle se fonde sur l’idée que l’étude du cerveau peut nous donner la clé de la genèse des sociétés humaines. Les fonctions cérébrales seraient la cause de nos manières de vivre ensemble et la neurologie pourrait tout en expliquer. Cette seconde manière de voir s’est imposée en une quinzaine d’années, entre 1985 et 2001.

Elle ne va pas sans poser problème, et obéit à des incertitudes qui datent d’il y a plus de 150 ans, à partir desquelles les positions théoriques se sont divisées. Toute la question est de savoir si le social peut-être entièrement dérivé du biologique, ou si à un moment donné le social acquiert des propriétés particulières par rapport au biologique qui l’a rendu possible, ou encore si le social n’est pas, dès le départ, à concevoir indépendamment du biologique. Si la première hypothèse est soutenue par certains contemporains, la seconde a été formulée par Comte dès la première moitié du XIXème siècle (à partir de la phrénologie de Gall), et la troisième, en France, par Durkheim, pour lequel les causes et les effets de nos représentations sociales ne pourraient être saisis à partir de la conscience des individus. Il n’y aurait aucune continuité dans ce dernier cas entre le biologique et le social, puisque le social ne pourrait s’expliquer par l’individuel ou l’interindividuel.

S’agit-il de débats d’antiquaires ? Sans doute pas. En partant de l’idée selon laquelle les relations sociales s’expliqueraient par les cerveaux, leurs propriétés et leurs rencontres, les neurosciences sociales ne peuvent adopter le troisième type d’hypothèse. Pourtant, celle-ci ne peut être complètement invalidée sans que l’on ait, au préalable, défini ce qu’est une relation sociale, et ainsi quelles expériences doivent être faites. Manger ensemble est-il une expérience sociale ? Ou faut-il étudier les situations de chasse collective ? Ou encore l’existence de hiérarchies ? Les études neurologiques du social risquent d’adopter une définition des sociétés qu’elles ne peuvent, en tant que neurologie, démontrer.

Cette difficulté, qui est la plus générale possible, peut se décliner à tous les niveaux des expériences envisageables.

Comment trancher, par exemple, entre les théories selon lesquelles la possession de certaines propriétés cérébrales expliquerait certaines caractéristiques des sociétés humaines et les théories selon lesquelles certaines modifications de la vie sociale (démographiques, environnementales, etc.) ont provoqué des transformations cérébrales ? Entre l’ontogenèse et la phylogenèse, il n’est pas possible de trancher par l’expérience. Les propriétés du cerveau de certains primates sont bien corrélées à certaines caractéristiques de leur socialisation : mais corrélation ne veut pas dire cause, et les propriétés cérébrales de ces primates ont pu être tout autant causantes que causées, alors que nous ne pouvons pas reconstituer l’histoire des facteurs de leur développement cérébral. On retombe sur des questions déjà rencontrées, mais qui se posent à un tel degré de généralité qu’il ne paraît pas possible de les résoudre par des expérimentations.

Denis Forest avait aussi évoqué la différence entre les systèmes symboliques et les perceptions, qui n’impliquent pas les mêmes procédures de déchiffrement et les possibilités d’erreur. Cette différence rend certaines expérimentations des neurosciences sociales particulièrement précaires, lorsqu’on tâche, par exemple, de distinguer au niveau neurologique, ce qui se passe lorsque quelqu’un d’autre que soi à une réaction affective appropriée ou, au contraire, une réaction inadéquate. Que se produit-il dans le cerveau lorsque quelqu’un lit un texte tragique d’un air indifférent ou avec une profonde tristesse ? Le protocole de l’expérience semble bien construit. Mais sans une connaissance fine des codes sociaux, il peut s’avérer complètement erroné, dans la mesure où certaines cultures prescrivent l’indifférence face aux drames et aux mauvaises nouvelles, et d’autres non, ce qui ne peut que modifier les phénomènes cérébraux observés.

Ce type d’écueil ne signifie pas que l’étude du cerveau, une fois de plus, ne puisse pas être utile pour l’analyse des formes de vie sociales. Mais cela suppose que les résultats obtenus ne puissent pas être universalisés, étant donné la multiplicité des cultures et, plus largement, des formes de collectif qui peuvent exister. Cela implique surtout, de manière positive, qu’il faudrait s’efforcer de mener des expériences de neurosciences qui ne se limitent pas à des interactions entre individus dans un environnement donné, mais qui parviennent à cibler des relations nécessairement collectives, inexplicables par le rapport de chaque individu aux autres. Denis Forest donne un exemple suggestif, en distinguant les analyses de l’attention collective (où l’on peut étudier le rapport de chaque sujet avec les autres et avec l’objet de l’attention) et les analyses de l’intérêt collectif (constitué en référence au groupe, où les réactions interindividuelles ne peuvent donc pas épuiser ce qui se passe, ce qui suppose des fonctions et des phénomènes cérébraux particuliers). Reste à imaginer et à mener les expériences à faire.

   

Stéphane Zygart