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Des temps révolus : révolution ou crise

Des temps révolus : révolution ou crise

   

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Transfinis - janvier 2024

   

Texte écrit à l’invitation des étudiants de PPE de Science Po Lille, dans le numéro de la revue Skolé, paru en septembre 2022

   

S’interroger sur la révolution c’est, actuellement et depuis longtemps, poser la question de la pertinence de la révolution. Faut-il la faire, étant donné ce que les révolutions ont produit ? Fallait-il faire les révolutions ? Ce point de vue éthico-politique amène presque systématiquement à porter un jugement négatif sur l’idée de révolution. Au vu des désastres que furent, entre autres, le communisme russe et le nazisme allemand, il faudrait éviter au maximum les visées révolutionnaires, au profit d’un réformisme prudent, aux ambitions limitées. Ce n’est pas un hasard si la dénonciation des totalitarismes puis les critiques de l’idée de révolution ont été suivies par l’affirmation de la fin de l’histoire1

Ce point de vue éthico-politique sur les révolutions reste cependant fort inconfortable. Que faire, si toute révolution est indésirable, des révolutions anglaise, américaine et française ? Les révolutions des œillets au Portugal, de velours dans l’ex-Tchécoslovaquie ou de jasmin en Tunisie furent-elles ou non des révolutions ? Les incertitudes qui s’ouvrent indiquent bien qu’il y a autre chose, dans les révolutions, que de la violence et des catastrophes à grande échelle. Qu’il y ait souvent des fleurs dans les révolutions, jusqu’au printemps arabes en passant par le temps des cerises des communards français, le dit.

Mais qu’y a t-il d’autre exactement ? Avant de juger du bien fondé des révolutions, il faudrait savoir ce que cette idée nous permet de comprendre.

À première vue, pas grand chose. Autant il nous est relativement facile de désigner les moments révolutionnaires en tombant d’accord, autant il nous est très malaisé d’en saisir la nature, les causes, le déroulé et les conséquences. L’étude des révolutions remplit les rayons des bouquinistes, au même titre que les guerres, les biographies des grands hommes et l’histoire secrète des États ou des complots.

Rien d’étonnant à cela ni de propre aux révolutions, sans doute. Celles-ci partagent avec tous les événements la caractéristique d’être faciles à reconnaître et difficiles à comprendre. Elles font sans cesse vaciller, en tant qu’événements, les analyses entre la courte et la longue durée, le visible et le caché, le local et l’infini, l’unique et le banal.

Un trait est peut-être spécifique aux révolutions, cependant : celui d’être sans cesse jugées en termes d’échec ou de réussite, non seulement dans leur déroulé (à la manière des guerres ou des entreprises remarquables), mais aussi relativement à l’avenir qu’elles auraient provoqué. Analyser les révolutions, c’est toujours essayer de savoir si les possibilités qu’elles ont cherché à offrir furent bonnes ou mauvaises. Et l’on peut croire, corrélativement, que ce genre de diagnostic comporte toujours une part de critique radicale : il n’y aurait pas de révolution sans une part de déception, aucune révolution qui ne tourne mal, qui ne soit allée trop loin ou pas assez loin2.

En tant que catégorie de compréhension de l’histoire, l’idée de révolution semble fondamentalement déceptive. On ne doit peut-être pas condamner l’idée de révolution en général, mais on ne pourrait y faire appel sans y joindre une pointe, plus ou moins aiguë, d’échec : ce serait parce que, structurellement, tout ce que nous appelons révolution a été promesse d’avenir, et que l’avenir ne se réalise jamais complètement selon nos plans, de manière d’autant plus flagrante que nos projets sont amples. Pas de projet révolutionnaire qui n’ait son origine dans un projet d’avenir, pas de projet d’avenir qui puisse se réaliser comme prévu. S’expliquerait aussi par là que les récits révolutionnaires soient toujours accompagnés de fictions, comme ce qui resterait d’imaginaire dans les révolutions tout en les ayant provoqué, comme le reste déposé de l’impossible qui serait toujours et encore crédible autant que désirable malgré sa part essentielle de fausseté que l’échec des révolution trahit3.

Il ne s’agit pas, à partir de là, de condamner encore les révolutions en général, mais de lier systématiquement la catégorie historique de révolution à la déception ou à l’inachèvement, propices à la remémoration, aux rêves et aux récits. La révolution serait une idée régulatrice mélancolique, appelant à sans cesse réfléchir sur les échecs du passé en vue de les corriger par une modification des projets révolutionnaires antérieurs4.

Une telle analyse de l’idée de révolution ne va toutefois pas sans risques, d’abord parce qu’elle prête le flanc aux condamnations globales qui peuvent être faites de toute révolution. À quoi bon corriger en le répétant un modèle idéal qui ne peut que décevoir, au moins en partie ? Mais surtout, lier la révolution à la répétition et à la correction fait négliger ce qui, peut-être, dans les révolutions, se donne comme neuf, comme inédit. Il faut aussi concevoir ce qui, dans les révolutions, ne vise pas un retour à l’antérieur ou la réussite finale d’échecs passés, mais qui correspond à l’ouverture absolue d’un avenir, sans retour en arrière possible ni modèle antécédent.

Il faut, en d’autres termes, se débarrasser de la référence encombrante et fausse aux révolutions astronomiques pour définir les révolutions humaines. Celles-ci ne consistent pas à accomplir un cycle et à revenir à. L’histoire commune des mots de « révolte » et de « révolution » l’indique5. D’une part, révolte et révolution ne font pas nécessairement un retour à, elles se retournent, avant tout, dans un volte-face, contre ce qui est devenu insupportable. D’autre part, le sens politique de « révolution » n’est pas apparu par référence à la nature éternelle des astres, mais pour signifier le passage de certaines choses au révolu. Est révolutionnaire non pas ce qui retourne au passé ou à un originel, mais ce qui fait passer dans le passé, ce qui produit du révolu.

Les révolutions font disparaître certaines choses, sans retour en arrière possible. Elles correspondent en cela à l’historicité en son sens le plus net, à l’histoire sans origine ni répétitions mais sans cesse nouvelle, passant de l’ancien au nouveau, produisant du neuf et du révolu. Les révolutions, en ce sens, ne sont pas tissées dans de la mélancolie face à des échecs répétés dans un monde qui ne changerait guère. Elles enserrent plutôt dans la nostalgie d’un passé auquel le retour est barré6.

Il faut alors affirmer qu’à moins de refuser l’existence de l’histoire, on ne peut se passer de l’idée de révolution. Celle-ci ne comporte en elle-même rien de totalitaire, de messianique ou de religieux7. Elle indique tout au contraire que l’humanité est un passage permanent, sans avenir possible de résurrection et sans qu’aucun modèle naturel puisse nous servir de guide.

La notion de crise, en ce sens, est bien plus naturaliste et accrochée à des modèles a priori que ne l’est l’idée de révolution. La « crise » a son origine dans la médecine grecque. Elle désigne le moment où le sort du malade se décide, à partir duquel, peut-être, l’équilibre naturel du malade se rétablira. Que gagne t-on et que perd-on dans l’usage systématique que nous faisons actuellement de la notion de crise, par rapport à celle de révolution ? Alors que sur tous les plans, économiques, sanitaires, écologiques, l’idée qu’il est possible d’ancrer nos actions dans une nature en elle-même régulatrice et normative disparaît, on peut se demander si l’idée de révolution n’est pas plus pertinente que celle de crise pour nous orienter dans l’avenir.

Au-delà du rappel de l’existence de l’histoire, de ses possibilités, de ses dangers, en particulier lorsqu’on en nie la réalité, l’idée de révolution possède au moins un second intérêt pratique et politique. Il y a en effet des révolutions qui ont lieu sans projets d’ensemble et sans révolutionnaires. Les révolutions industrielle ou néolithique sont de celles-là8. Ces révolutions, en changeant nos rapports à nos milieux d’existence, ont également changé nos rapports au monde et aux autres9. Elles désignent de longues périodes de liaison du subi et du compris, du proche et du global, du quotidien et des structures socio-politiques, autant d’articulations irréductibles aux alternatives portées par l’idée de crise (de l’ordre et du désordre, du stable et du passager, du cours naturel des choses et de son gouvernement).

Pour cette autre raison - cette valorisation de la vigilance face à ce qui devient révolu autour de soi, loin de soi et pour une part hors de soi bien que pourtant on en dépende - il faut cesser de craindre les révolutions pour ne pas les subir.

Stéphane Zygart


  1. Voir par exemple, sans qu’il y ait nécessairement complète convergence de vues ou de principes entre les différents auteurs (philosophe, historien, politologue) : Leszek Kolakowski, Comment être socialiste+conservateur+libéral, Les Belles Lettres, Paris, 2017 (recueil d’articles parus entre 1978 et 2008), François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1983, Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.↩︎

  2. Voir par exemple Deleuze qui reprend et minore ce point de vue dans L’abécédaire, « G comme gauche » (Paris, Ed. Montparnasse, 1996, ou https://www.youtube.com/watch?v=c2r-HjICFJM)↩︎

  3. Voir les livres du collectif Wu Ming, en particulier le premier paru, Luther Blisset, L’œil de Carafa, Paris, Seuil, 2001 et le dernier, Wu-Ming, Proletkult, Paris, Métailié, 2021, ainsi que le site du collectif, https://www.wumingfoundation.com/italiano/biographie.htm↩︎

  4. Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, histoire d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016.↩︎

  5. Alain Rey (Dir.), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, articles « Révolter », « Révolu », « Révolution ».↩︎

  6. Voir par exemple Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, Paris, Gallimard, 1985 (Ed. de 1856 sur Gallica,https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8622134v).↩︎

  7. Contrairement à ce que défend par exemple Kolakowski dans L’esprit Révolutionnaire, Paris, Denoël, 1985 (article de 1970 du même nom, p. 13-28).↩︎

  8. Voir par exemple Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.↩︎

  9. Sur les notions de milieu et de monde, voir Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 165‑197↩︎