La question de la liberté
Transfinis - Décembre 2025
Destiné à des préparationnaires des concours administratifs ou juridiques, un ensemble de textes commandés par la Documentation Française, aux sujets imposés, ne furent finalement pas publiés par cet éditeur, à la suite d’une modification de ses normes éditoriales. Ils sont mis ici à disposition à toutes fins utiles. Les sujets en sont : « Obéir et servir », « Egalité et équité », « La question de la liberté », « Le bien commun », et « Liberté, égalité, santé ».
Identifier les questions théoriques et pratiques, individuelles et collectives
Il n’y a sans doute pas une question de la liberté mais une multitude de questions qui se posent à son propos. Des questions théoriques : existe t-elle ou pas, sous quelle forme ? Sommes-nous réellement libres ou est-ce une illusion ?
La liberté engage aussi des questions très pratiques, à envisager à la fois sur un plan individuel et collectif. Au niveau des individus, il faut s’interroger sur le rapport entre capacité et liberté. La liberté est-elle une aptitude, qui doit être liée à des capacités physiques, psychiques ou intellectuelles, ce qui en ferait quelque chose d’acquis et de relatif ? Ou bien est-elle innée, donnée une fois pour toute à tous les êtres humains, ce qui en ferait quelque chose d’absolu, d’indivisible et de fondamental ?
Au niveau collectif ou politique, si la liberté existe, comment faut-il comprendre le rôle des lois, leur légitimité et leur efficacité alors qu’elles prétendent interdire ou autoriser des choses à des personnes qui sont et restent libres ? Et si, en réalité, nous ne sommes pas libres, comment faut-il concevoir les règles collectives ? S’agit-il de simples moyens de conditionnement, dont il resterait tout de même à savoir qui les choisit et en décide ?
Toutes ces questions apparemment abstraites et très générales trouvent des points d’applications très concrets dans le droit, tel qu’il s’exerce et s’applique au quotidien. Elles sont liées à la définition de la capacité juridique et de ses éventuels critères. Elles fixent également la nature des peines et des punitions que nous infligeons aux coupables, selon que nous croyons que leur liberté est inaliénable ou qu’elle peut être réorientée ou modifiée.
Les réponses que l’on peut donner à toutes ces interrogations sur la liberté, théoriques et pratiques, individuelles et collectives, peuvent se structurer autour de trois grandes conceptions de la liberté, dont nous allons parcourir les grands principes : la liberté comme libre arbitre (I), la liberté comme maîtrise de soi (II) et l’absence de liberté (III).
I La liberté comme libre-arbitre et souveraineté
A Analyse au niveau individuel
La liberté comme libre arbitre est l’idée la plus courante que l’on se fait aujourd’hui au sujet de la liberté. Elle correspond tout simplement à la possibilité de faire ce que l’on veut, quand on le veut. Une des définitions les plus claires en a été donnée par Descartes. La liberté est la capacité d’affirmer ou de nier une idée, de faire ou de ne pas faire quelque chose. Cette capacité est illimitée, quelle que soit cette idée ou cette chose, et nous fait en ce sens, dit Descartes, l’égal de Dieu (Méditations métaphysiques, 4ème méditation, 1641). Nous pouvons par exemple penser que deux lignes parallèles se croisent et voir ce que cette idée implique bien qu’elle soit fausse, tout comme nous pouvons essayer de voler en battant des bras ou en essayant de construire des avions.
On peut croire qu’il s’agit d’une conception erronée et excessive de la liberté : on peut bien essayer de voler en bougeant les bras, cela ne marche pas et ne peut pas marcher. Mais en réalité, nous avons peut-être effectivement ce type de faculté, car celle-ci semble indispensable pour expliquer certaines des choses que nous parvenons à faire et qui nous sont très utiles, y compris au quotidien. Par exemple, envisager que deux lignes parallèles se coupent, même si l’on peut croire qu’il s’agit d’une idée aussi fausse que folle, est ce qui nous a permis d’inventer des géométries non euclidiennes, indispensables à l’élaboration de la théorie de la relativité et, ainsi, à l’exploitation de l’énergie nucléaire. De même, agir sans disposer de toutes les informations nous est indispensable, par exemple pour essayer quelque chose de nouveau ou apprendre à faire quelque chose. Si la liberté ne nous permettait pas d’agir arbitrairement, nous ne pourrions ni créer, ni explorer les choses.
Notre libre-arbitre est en ce sens une faculté ambiguë, pour deux raisons. D’une part parce que, si nous disposons entièrement de notre volonté et de nos choix, cela nous oblige en permanence à choisir et à nous engager dans des projets. Comme le dit Sartre, nous sommes condamnés à être libres, en étant contraints de définir ce que nous sommes sans, malgré tout, jamais pouvoir nous en contenter. C’est une des grandes forces et une des grandes faiblesses de la notion de « projet », très en vogue actuellement. Nous ne pouvons certes pas agir avec maîtrise et en toute conscience sans avoir de projet ou de but en tête, mais ceux-ci ne peuvent jamais être pleinement satisfaisants, et un projet n’a de sens que s’il peut être changé ou abandonné en cours de réalisation.
Deuxième difficulté, si notre liberté comme libre-arbitre est ce qui nous permet de créer et de découvrir des choses, dans la mesure où rien, pas même la vérité, ne peut arrêter notre pouvoir de tout remettre en cause, il n’empêche que nous nous sentons impuissants ou très affaiblis lorsque nous sommes confrontés à l’expérience de l’ignorance ou de l’incertitude. Nous pouvons agir sans savoir, et jouer à la roulette russe. Mais s’agit-il vraiment d’un acte libre ? La peur et la faiblesse peuvent-elles être absentes dans ce genre de cas ? Ce n’est pas un hasard si l’une des épreuve à laquelle sont confrontés des prisonniers de guerre est de jouer à la roulette russe, dans le film Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978). L’indétermination de notre libre arbitre, plutôt que faire de nous l’égal de Dieu, pourrait exprimer, au contraire, notre impuissance. Ne pas avoir de critères pour se décider et orienter sa liberté est de la sorte, selon Descartes, le plus bas degré de la liberté.
B Analyse au niveau collectif et institutionnel
Tout cela n’est pas sans conséquence d’un point de vue juridique et politique. La liberté comme libre-arbitre y correspond à l’idée de souveraineté. Est souverain ce qui n’a ni loi à laquelle il faut qu’il se conforme, ni pouvoir au dessus de lui : le souverain est, en d’autres termes, la source du pouvoir et n’a aucun pouvoir supérieur à lui, il est ce qui fait les lois sans avoir à en suivre aucune. Cela peut être une définition de l’absolutisme, où le pouvoir royal pouvait décider seul, et pouvait défaire à tout moment ce qu’il avait fait. Mais cela peut être aussi une définition des pouvoirs constituants en général, qui décident des règles et qui peuvent les défaire. Le peuple français est ainsi défini comme souverain dans la Constitution française, car il est à la source et considéré comme étant la source originelle des règles qui ont défini le rapport entre les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires (Constitution du 4 octobre 1958, art. 3).
Il faut bien saisir la logique, le paradoxe et les dangers d’une telle conception de la souveraineté politique comme liberté absolue. Il est certes logique que la source qui produit la loi ne soit pas que la loi, afin que celle-ci puisse être modifiée. Un pouvoir autre que la loi est nécessaire pour que celle-ci change, tout comme le libre arbitre est nécessaire pour critiquer et modifier nos connaissances. Cependant, des règles semblent tout de même être ou devoir être suivies, pour éviter l’anarchisme et le désordre. Des procédures existent pour changer la constitution française (Constitution du 4 octobre 1958, Titre XVI, article 89) : paradoxalement, dans et par la constitution, la souveraineté du peuple à la source des règles a fait en sorte d’autolimiter son pouvoir, en lui fixant des formes et en lui donnant des bornes.
De ce point de vue cependant, les choses semblent assez claires dans le cas de la limitation de la liberté souveraine des individus : celle-ci se trouve au moins limitée extérieurement par les lois collectives et par la liberté effective des autres individus. Mais qu’en est-il de la souveraineté d’un peuple, et des rapports de celle-ci à la constitution qu’il se donne ? La limitation de la souveraineté collective par le droit est-elle une fiction, puisque le souverain peut défaire les limites qu’il s’est lui-même posé, ou une réalité, puisqu’il n’y a de pouvoir efficace que suivant une forme, qui permet à ce pouvoir d’être reconnu et de s’exercer durablement et efficacement ? Ce problème fait par exemple l’objet du débat juridique, politique et philosophique entre Carl Schmitt, qui défend l’idée que la liberté de la souveraineté est sans règle, pur pouvoir de décision (Légalité et légitimité, 1932), et Hans Kelsen, qui pose la nécessité d’un système de normes donnant forme à la communauté et au pouvoir (Théorie pure du droit, 1960).
Dans tous les cas, le risque de la liberté comme souveraineté est clair. C’est celui de l’arbitraire et de l’inquiétude, s’il est permis de revenir sans cesse sur les règles politiques que l’on suit. Il en va donc de même, en matière de liberté, pour les collectifs et pour les individus. Sans repères, ce qui peut paraître être la plus grande liberté est, de fait, la plus fragile, et il n’y aurait de véritable liberté qu’en se donnant des règles, ce qui est la définition stricte de l’autonomie, que l’on trouve par exemple chez Kant : est autonome ce qui se donne à soi-même des règles - et non pas ce qui n’en suit aucune (Critique de la raison pratique, 1788).
II La liberté comme maîtrise de soi
A Comment juger de la liberté comme capacité et comme responsabilité
Que la liberté ne s’exerce pleinement, efficacement, que par des règles individuelles et collectives implique de d’interroger sur la part de compétences et de capacités qu’il faut pour pouvoir être libre. Loin d’avoir le même libre arbitre en permanence, de manière naturelle et innée, notre liberté pourrait dépendre de ce que nous sommes capables de savoir et de faire. Nous serions plus ou moins libres en fonction de nos compétences et des circonstances.
Cette idée de la liberté n’est pas bizarre ou incohérente, même si elle ne vient peut-être pas la première à l’esprit. Cette idée était celle qui avait cours dans l’Antiquité, pendant un millier d’années environ, et que l’on trouve chez Platon ou Aristote, qui n’avaient pas l’idée du libre-arbitre. Celle-ci, bien qu’elle nous soit plus familière, n’est apparue que beaucoup plus tardivement, difficilement, forgée entre les années -200 avant JC et 400 après JC (pour indiquer des repères chronologiques très approximatifs), chez des auteurs comme les philosophes stoïciens (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, -170) ou Saint Augustin (Les Confessions, 400).
Que signifie exactement faire dépendre notre liberté de nos capacités et des circonstances, qu’est-ce que cela implique ? D’abord, il est alors possible de dire que les personnes sont plus ou moins libres, selon ce qu’elles sont capables de faire. Un enfant serait donc moins libre qu’un adulte. Dès lors, l’enjeu de la liberté serait qu’il nous faut la conquérir progressivement, par des apprentissages et par des entraînement, avant que de devoir la défendre contre la contrainte ou contre l’oppression.. Là où la liberté comme libre arbitre est une faculté de rupture, à la fois ponctuelle et permanente, au risque de l’arbitraire, la liberté comme capacité de maîtrise correspond à une libération, c’est-à-dire à un processus, à une progression, par l’effort et en nous appuyant sur ce qui nous entoure - dont l’Ethique (1677) de Spinoza est une des formulation philosophique par excellence.
Ensuite, cette conception de la liberté permet d’envisager que notre responsabilité n’est pas toujours engagée de la même façon. Si nous sommes toujours libres, nous sommes toujours responsables de nos choix, et donc toujours responsables. Si notre liberté dépend de nos capacités et de nos circonstances, il en va autrement. On n’est pas alors tenu comme responsable, car pas libre, dans trois cas principaux, distingués et étudiés par exemple dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote (-300) : lorsqu’il ne nous a pas été possible de concevoir ce que nous faisions (comme c’est par exemple le cas pour les personnes considérées comme folles ou pour les déments) ; lorsqu’il ne nous a pas été possible de maîtriser tout le cours de nos actions et de leurs conséquences (quand nous sommes par exemple pris dans un accident) ; enfin lorsque nous avons été contraints à agir par une force supérieure à la nôtre (lorsque la main du criminel a guidé la nôtre).
On voit là que cette conception apparemment philosophique de la liberté est étroitement liée au droit et aux critères de détermination de la responsabilité ou de l’irresponsabilité (pénale ou civile). Il y a actuellement irresponsabilité totale si l’abolition du discernement au moment de l’acte, sans que les personnes en soient la cause, est prouvée, ou si l’on a agi sous contrainte1. On retrouve des critères semblables à ceux d’Aristote dans l’Antiquité, du moins deux d’entre eux. Le troisième, celui de l’absence de maîtrise du déroulement et des conséquences de ses actes est moins évident et ne se retrouve pas aussi directement dans le droit. C’est qu’il pose la question difficile du degré de responsabilité.
Dans quelle mesure sommes-nous responsables si une flèche que nous tirons à l’arc n’atteint pas sa cible, et tue une personne ? Nous ne le sommes pas si une cause extérieure à nous s’est exercée et a placé la personne sur la trajectoire de la flèche, comme un coup de vent ou un déplacement soudain de la personne. Mais nous sommes responsables si nous n’avons pas fait attention au moment de tirer soit au vent, soit aux personnes autour de nous, soit encore à nos capacités insuffisantes au tir à l’arc. On voit là que l’appréciation de la liberté comme responsabilité ne peut être facilement résumée en quelques lignes, en particulier dans le droit. Elle suppose d’apprécier les circonstances, au cas par cas, ainsi que la conformité ou non conformité des actes à certains modèles de compétences et d’effort d’acquisition de ces compétences. On est nécessairement responsable d’un accident si l’on a pas le permis de conduire ; on n’est pas responsable d’un accident si ce qui s’est passé dépassait les capacités requises dans le cadre du permis de conduire et du code de la route.
La liberté conçue comme capacité relative et acquise a ainsi l’avantage sur la liberté conçue comme libre arbitre inné et permanent de permettre des analyses plus fines des actes et des situations, pour en déchiffrer le cours et en imputer les causes : en un mot pour déterminer les responsabilités. Mais cela n’est possible qu’en se référant à certains modèles de capacité et d’action, ce qui ne va pas sans difficultés.
B Différence entre liberté et responsabilité, autonomie et détermination
Le rôle des experts, par exemple des psychiatres ou des accidentologues, en matière de détermination des responsabilités est connu : ils confrontent certains modèles, cognitifs, comportementaux ou autres, à ce qui s’est passé, pour déterminer si les personnes ont agi conformément à ce qu’on pouvait et à ce qu’on devait attendre d’elles. On voit là que la liberté, lorsqu’elle est jugée en termes de capacité, est confrontée à des normes et est assimilée à un fait observable, ce qui peut être problématique, si le droit à la liberté implique aussi une part d’imprévisibilité, de création et donc de singularité individuelle. Sur ce point, il est important de distinguer la liberté civile et la responsabilité, pénale ou civile : la liberté civile dont on jouit n’a pas à être jugée, quelle que soit sa forme, tant qu’elle ne provoque pas un dommage ou enfreint une loi, ce qui engage la responsabilité. En ce sens, la responsabilité n’est qu’une forme particulière de la liberté, elle n’en recouvre pas tous les aspects, que l’on se place d’un point de vue juridique, éthique ou philosophique.
Une autre difficulté réside dans la possibilité de juger qu’une personne n’a pas la capacité d’être libre, en tout ou partie. On peut être considéré comme n’étant pas libre faute d’avoir certaines capacités, physiques, psychiques ou intellectuelles. L’enfant n’est ainsi pas considéré comme étant pleinement libre, mais certains majeurs non plus, et pour les mêmes motifs de capacités incomplètes ou manquantes. C’est ce qui est prévu et codé, par exemple, par les dispositifs de curatelle et de tutelle. A partir de la définition de la liberté comme maîtrise de ses actes et, donc, comme responsabilité, de telles évaluations peuvent paraître protectrices pour les personnes et pour autrui.
Des réflexions contemporaines sur le droit, entre autres dans les domaines de la psychiatrie et des handicaps, invitent cependant à critiquer ces protections par empêchement, en envisageant des distinctions supplémentaires. Sont ainsi de plus en plus différenciées, par exemple, les capacités pour être libres de la capacité à être libre : celle-ci est présumée comme étant toujours possédée par les personnes, de telle sorte que leurs demandes doivent toujours être considérées et que la présomption de leur capacité à être libre favorise les efforts faits en vue qu’elles acquièrent des capacités pour exercer cette liberté2. On distinguera en ce sens l’autonomie (dépendant de certaines capacités précises) de l’autodétermination (toujours possible).
III L’absence de liberté et le contrôle
A Arguments et incertitude sur l’existence de la liberté
L’inscription de la liberté dans des évaluations et des modèles sociaux permet de la juger et de l’analyser plus finement que lorsque celle-ci est considérée comme étant un libre arbitre. A la différence de celui-ci, posé comme quelque chose d’absolu, la liberté comme capacité est relative. Cependant, pourquoi maintenir alors l’idée de liberté ? On l’a vu, si celle-ci varie, elle peut aller jusqu’à disparaître, avec la folie par exemple. Mais si les personnes peuvent perdre leur liberté, et si la liberté peut toujours être jugée comme un fait (de capacité ou de responsabilité), n’est-ce pas parce que celle-ci n’existe pas et est une illusion ?
Il faut bien mesurer toutes les incidences, juridiques, éthiques et politiques de cette perspective.
L’inexistence de la liberté s’établit en opposant le vécu de la liberté, la conscience d’être libre, au fait de l’appartenance des êtres humains au monde physique et aux lois déterministes qui le régissent (Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, 1841). Les preuves principales de la liberté, telles qu’on les trouve chez Descartes ou Sartre, s’appuient sur le témoignage de la conscience : nous savons que nous sommes libres et ce que cela nous permet, simplement en réfléchissant à la manière dont nous pouvons penser et agir. A cet argument, les partisans de l’inexistence de la liberté répondent par l’existence des lois de la physique et la prévisibilité des choses, dont les humains. Si la liberté existait, elle serait une exception absurde ou inexplicable aux lois de la nature. En un mot, l’inexistence de la liberté se démontre en assimilant les êtres humains à des choses parmi d’autres et comme les autres, et en les objectivant.
Selon une célèbre analyse de Kant, nous n’aurons jamais les moyens de trancher entre les arguments que la conscience de la liberté comme capacité de rupture, invention et commencement permet, et ceux fournis par la logique des causes et des effets, dont les humains font partie3. Mais quelles conséquences cela aurait-il si nous ne croyions pas être libres ?
B Conséquences de l’inexistence possible ou prétendue de la liberté
Dans ce cas, nos manières de penser et d’agir pourraient intégralement s’expliquer par un rapport calculable à nos environnements, avec tout ce qui interagit avec nous, jusqu’à éventuellement nous empêcher de faire certaines choses par effet de blocage, ou même progressivement. Tout serait affaire de conditions de nos actions et ainsi de conditionnement, d’action et de rétroaction suivant des modèles algorithmiques ou informatiques. On programmerait plutôt qu’interdire ou contraindre, en s’informant en permanence sur les individus et en les informant (Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990).
Quatre questions peuvent être posées à partir de là, indissociablement juridiques, politiques et éthiques.
Celles d’abord des limites du contrôle - en termes d’échelle, au niveau de la finesse de ce qu’il est possible de savoir et d’actionner des libertés et au niveau de la quantité de données qu’il est possible de stocker et de manipuler efficacement. Ces limites ne sont pas anecdotiques. Les sociétés en régime dictatorial du dernier siècle ont toujours mêlé, semble-t-il, contrôle automatique et contrôle par des observateurs humains.
Si l’idée de la liberté comme contrôle évoque irrésistiblement les dictatures, c’est sans doute à cause d’un deuxième problème : le contrôle peut-il être synonyme de liberté socio-politique s’il y a une différence établie, infranchissable et invariable entre les contrôleurs et les contrôlés ? Ce ne sont pas les limites ou la malfaisance du contrôle qu’il faut soulever ici, mais les incidences du caractère public ou non de ses techniques - c’est par exemple l’enjeu de l’accès public aux algorithmes.
On peut sur cette base poser un troisième problème plus radical : à supposer que la liberté puisse être l’objet de contrôles permanents afin de la réguler, voire même qu’elle soit le produit de ces contrôles qui la produiraient comme un conditionnement comportemental, on doit alors s’interroger sur le choix des moyens et des buts de cette régulation. En effet, l’idée qu’il faille une régulation ne dit pas ce que cette régulation doit être, laquelle est bonne ou mauvaise(Cang).
Ces problèmes extrêmement larges et difficiles ont, comme toujours, leur équivalents plus précis, concrets et problématiques. Selon que l’on considère que la liberté existe ou n’existe pas, qu’elle est un libre arbitre permanent ou qu’elle existe comme capacité relative, les motifs et les objectifs des punitions et des peines ne peuvent, en effet, assurément pas être conçus de la même manière.
Stéphane Zygart
Résumé
La liberté peut se concevoir au moins de deux façons : comme libre-arbitre, inné et permanent, et comme maîtrise de soi, liée à des aptitudes acquises. Ces idées de la liberté individuelle correspondent à des questions politiques et juridiques précises : pour le libre-arbitre, à la forme et aux limites de la souveraineté, pour la liberté comme capacité, à la détermination des responsabilités. L’inexistence de la liberté est aussi une possibilité, qui interroge la signification du contrôle des êtres humains.
Bibliographie
Benjamin Constant, La liberté des anciens et celle des modernes, Paris, Mille et une nuits/Fayard, 2010.
Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1985.
Sujets
Oral
Comment juger de la responsabilité de quelqu’un ?
La liberté est-elle une capacité ?
Écrit
Qu’est-ce que contrôler les libertés ?
La liberté peut-elle être favorisée ou limitée ?
Code Pénal, Livre 1er, Chapitre II : Des causes d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité (Articles 122-1 à 122-9).↩︎
Voir la Convention relative aux droits des personnes handicapées, Art. 3, adoptée par l'ONU en 2006.↩︎
Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, p. 408-414 (Antinomie de la raison pure, troisième conflit).↩︎