Soin interpersonnel, travail en institution : complémentarité ou incompatibilité ?
Transfinis - octobre 2022
Ce texte a été écrit spécifiquement à destination des cadres et directeurs hospitaliers, au sujet des missions essentielles des institutions hospitalières générales (hors psychiatrie, médico-social et paramédical). En voici la version originale, datée de février 2022, sans les coupes de la version parue dans Soins Cadres en septembre 2022, avec quatre notes explicatives complémentaires visant à éclairer des ellipses du texte.
L’attention à l’autre et à sa personne sont essentielles au soin, pour les patients comme pour les soignants. C’est pourquoi les cadres institutionnels et leurs contraintes ne semblent pas favorables à un bon travail de soin. Mais les institutions hospitalières ont aussi, en réalité, leurs qualités spécifiques et irremplaçables, qu’il faut essayer de comprendre et de développer.
L’organisation institutionnelle du travail de soin et ce que devraient être de bons soins sont souvent mis en opposition, et cela du point de vue des patients comme de celui des soignants. Les contraintes contemporaines du travail de soin en institution amèneraient, de façon quasiment systématique, à une baisse de la qualité des soins ainsi qu’à des risques fréquents de souffrance au travail pour les professionnels du soin. Et, pour éviter cela, il conviendrait de réindividualiser le soin, de repartir du soin comme rapport entre personnes singulières. Il faudrait réinscrire les soins dans des relations moins désincarnées, moins techniques, moins fragmentées et moins rapides. Il faudrait réintroduire de la singularité et de l’affectif entre les soignants et les malades, ainsi qu’au sein des équipes de soignants.
L’opposition entre cure et care, aujourd’hui répandue et bien connue, résume une bonne part de cette tension entre ce qui serait le meilleur soin, et les pratiques hospitalières de soin, entre l’activité de soin et l’effectuation professionnelle du soin dans des collectifs de soignants. Les contraintes d’organisation, de standardisation et de moyens seraient des obstacles à un soin complet, qui nécessiterait de l’attention, de la singularisation, de la disponibilité. Contre cela, il faudrait trouver le moyen de réintroduire du care dans le cure, de la personnalisation et du tact dans les protocoles hospitaliers normalisés, répétitifs, sources de souffrance pour les malades comme pour les soignants1.
On voudrait ici critiquer ces deux idées, la première selon laquelle les institutions de soin (dont les hôpitaux sont un modèle) ne seraient pas propices à la mise en œuvre des meilleurs soins ; la seconde selon laquelle l’attention aux relations interpersonnelles serait la base des meilleurs soins2. Les institutions hospitalières modifient certes les conditions et les cadres du soin. Mais elles ne font pas que dégrader la qualité de ces derniers, elles l’améliorent aussi sur certains aspects absolument décisifs, tout en corrigeant certains faiblesses des soins basés sur les relations intimes ou interpersonnelles qui peuvent, par exemple, exister entre des proches ou entre des membres d’une même famille3.
Il faudrait donc chercher à améliorer les points forts spécifiques aux soins donnés en institutions hospitalières, plutôt que prétendre y introduire une humanité qui ne s’y trouverait pas. Les hôpitaux sont bel et bien des lieux d’attention et d’humanité, grâce à leurs caractéristiques institutionnelles particulières, qu’il faut essayer d’identifier et de cultiver. Si des modifications organisationnelles de nos hôpitaux sont incontestablement souhaitables pour le bien de tous, elles ne peuvent cependant pas reposer sur l’idée d’y introduire des pratiques de soin qui ne s’y trouveraient pas, ou presque pas. Les réformes possibles doivent être élaborées en développant les qualités propres des institutions hospitalières.
L’organisation technique et collective des soins au sein des complexes hospitaliers n’est pas seulement une contrainte ou le résultat d’une erreur générale de conception, qui impliquerait qu’il nous faille reconstruire notre système de soin sur des bases complètement neuves. Cette organisation s’explique aussi pour d’excellents motifs. Elle est garante de l’efficacité thérapeutique de nos institutions hospitalières, pour plusieurs raisons qui sont liées les unes aux autres. L’organisation hospitalière permet par le roulement des équipes d’assurer un soin en permanence. Ce travail des équipes permet les spécialisations. Celles-ci garantissent la mise en œuvre précise de différents procédures et techniques thérapeutiques. Et la coordination de celles-ci et leur orchestration au sein des hôpitaux sont ce qui rend possibles les prises en charges les plus complètes, les plus performantes, et les plus adaptées aux différents types de maladies (chroniques ou aiguës par exemple).
En un mot, malgré toutes les critiques dont les organisations hospitalières peuvent faire légitimement l’objet, de la part des soignants comme de la part des patients, ces organisations sont une des conditions de la permanence, de l’exhaustivité et de la technicité des soins. Elles en sont une des conditions parce qu’elles reposent sur une multiplication des intervenants, sur une fragmentation des interventions, et sur une certaine monotonie des procédures et des tâches à accomplir.
Ce sont, cependant, toutes ces dernières caractéristiques de l’organisation des soins hospitaliers qui sont, depuis de nombreuses années, sous le feu des critiques. Elles seraient la cause d’une déshumanisation des soins, et de souffrances multiples. Nous serions ainsi face à une contradiction apparemment insurmontable.
Il paraît en effet très difficile de conserver les avantages d’une organisation hospitalière des soins, tout en y mettant ce qui semble y manquer : de l’affect, de l’attention aux individus, de l’interpersonnel. Car il ne s’agit pas que d’un problème de moyens. Certes, les moyens matériels et humains sont décisifs pour la disponibilité des soignants, le temps et les facultés d’attention dont ils peuvent disposer. Mais avec la division des tâches hospitalières qui en conditionne l’efficacité, il semble de toute façon impossible d’éviter une fragmentation, une multiplication et une spécialisation répétitive des relations thérapeutiques. La division du travail de soin ne serait pas compatible avec l’attention globale qu’on devrait porter aux malades, et que ceux-ci à leur tour pourraient avoir envers l’ensemble des soignants.
Seuls des aménagements à la marge seraient alors praticables, des conciliations minimales entre le cure et le care, où celui-ci ne pourrait être que minoritaire. En effet, le maintien en vie face aux maladies, et ce que celui-ci implique d’objectivité, de rigueur et d’impératifs, paraît fatalement être prioritaire par rapport à ce qu’un soin peut aussi avoir, autant que possible, d’attentif aux souhaits, aux projets et aux souffrances immédiates des patients4. Aussi nécessaire qu’elle soit, la sollicitude face à un patient est insuffisante si la santé de celui-ci se dégrade faute de thérapies efficaces. La sollicitude est certes requise, tout autant que les autres composants du soin ; mais elle n’en est pas moins conditionnée par la vie du patient. Aussi importante qu’elle soit, l’attention à l’autre dans le soin hospitalier ne peut faire l’économie de l’efficacité thérapeutique qui est à l’origine de la relation entre les malades et les soignants. C’est la raison pour laquelle le souci des patients s’exprime avant tout par l’élaboration de moyens et de techniques thérapeutiques (de cure), par rapport auxquels les autres aménagements institutionnels (de care) sont tendanciellement secondaires.
Autrement dit, le souci de l’efficacité thérapeutique, à l’origine des demandes des patients et des recherches des soignants, ainsi que la division du travail de soin dans les institutions, font sans cesse passer au second plan ce que le soin devrait avoir de global, de personnel et de singulier. En témoignent les difficultés qu’il y a à élaborer concrètement et précisément dans les dispositifs hospitaliers ce qui pourrait favoriser le care. L’augmentation du temps laissé pour effectuer les actes de soin, couplé à une meilleure organisation des temps de travail des personnels, sont le plus souvent les deux seules pistes envisagées, de manière plutôt vague, où l’empirisme et les tâtonnements semblent être de mise5.
Vouloir simplement introduire ou augmenter ce qu’on appelle le care dans nos institutions de soin, semble, en bref, être une idée aussi évidente qu’insuffisante, Se confronter à cette imperfection de nos systèmes de soin et à ce type d’impasse est, bien entendu, très insatisfaisant. Mais, s’il ne semble pas que l’on puisse surmonter cette contradiction, c’est peut-être parce qu’on pose mal le problème, en portant un regard tronqué sur les institutions hospitalières et ce qu’elles rendent possible, au-delà de la seule efficacité thérapeutique des soins qui y sont dispensés.
Beaucoup de choses concourent à donner aux institutions de soin des traits austères, rigides et uniformes, faisant des hôpitaux des lieux apparemment étrangers aux drames de la vie et de la mort qui s’y jouent. On l’a déjà dit, la technicité des prises en charge ne va pas sans une division du travail, et ainsi sans une certaine monotonie des tâches à accomplir et sans une désingularisation des rapports entre soignants et patients. D’autre part, la concentration des moyens et des personnels qui caractérise les institutions hospitalières suppose toute une standardisation des soins qui les uniformise et les anonymise, en les rendant interchangeables d’un cas particulier à l’autre. Enfin, la finesse et la complexité des savoirs scientifiques qui sont croisés au sein des hôpitaux afin d’assurer les prises en charge les plus efficaces, excluent que ces savoirs puissent être tous compris ou maîtrisés par les individus, ce qui ne cesse de provoquer des décalages entre les impressions subjectives et les décisions qui sont prises au nom des données objectives disponibles.
Ce serait toutefois se tromper lourdement que de croire que le travail accompli dans les hôpitaux n’est efficace qu’au prix de l’inhumanité des fonctionnements institutionnels de ces lieux de soin. Les hôpitaux, par exemple, sont des infrastructures imposantes, où l’on se retrouve coupé de ses proches, de la vie ordinaire et de toute la richesse du quotidien. On peut en déplorer le caractère fermé, difficilement accessible. Mais c’est négliger que la fermeture des hôpitaux et leur manière d’être séparés du monde sont aussi ce qui leur permet d’avoir des effets protecteurs et réparateurs. Avant d’être des institutions froides et totales où tout est contrôlé, les institutions hospitalières sont des « asiles » au sens strict, c’est-à-dire des lieux de sauvegarde des personnes affaiblies, qui doivent être mises provisoirement à l’abri du reste du monde6.
De même, on peut critiquer la manière dont la multiplication des examens et des savoirs médicaux réduit les personnes à un statut d’objet ou de choses. Mais c’est parce que les informations transmises dans les hôpitaux sont précises, nombreuses et objectives, qu’elles permettent d’éclairer les malades sur leur sort et toutes les possibilités de prise en charge qui peuvent être envisagées, en les « expliquant », c’est-à-dire, littéralement, en les « dépliant » progressivement. Ce qui est ainsi donné à comprendre grâce aux savoirs hospitaliers peut certes être douloureux ; mais c’est aussi un moyen de maîtrise des choix et des existences que l’on donne aux personnes, grâce à ce qu’il est possible de prévoir du cours des maladies et des remèdes.
L’ensemble des normes et des règlements hospitaliers peut également paraître écrasant et inhumain. Il ne s’agit pourtant pas seulement de contraintes regrettables, nécessaires au fonctionnement de l’institution. Ces normes et règlements sont aussi des points de repère, qui peuvent s’avérer utiles en cas de problèmes inattendus ou de situations de crise, où l’on peut s’en servir comme de guides d’urgence. Ce sont aussi et surtout des garanties d’égalité de traitement, entre les membres du personnel, mais aussi entre les patients - et cela non seulement au sein d’un seul hôpital, mais sur l’ensemble du territoire français.
En résumé, par leur coupure avec l’extérieur, les institutions de soins garantissent le secours et la mise en œuvre d’une fonction asilaire irremplaçable ; par leur recherche scientifique d’objectivité et de précision, elles permettent de proposer une certaine forme de vérité aux malades grâce à laquelle ceux-ci peuvent exercer leur liberté de choix en conscience ; par leur recherche constante de standardisation, les normes hospitalières offrent des repères communs, y compris en termes d’égalité entre les personnes.
Tout cela justifie sans doute de changer de regard sur les institutions de soin, même les plus massives, en faisant attention à leurs qualités particulières, dans une certaine mesure sans équivalents, et pas seulement à leurs défauts. Et ainsi, au lieu d’opposer le travail de soin en institution aux actes de soin qui seraient plus personnels, singuliers, respectueux de chacun, en quelque sorte artisanaux, il faut prendre garde à tout ce que les hôpitaux permettent de positif dans les soins, y compris dans les perspectives du care.
En effet, les institutions hospitalières ne sont pas étrangères aux personnes et aux sentiments. Elles s’en soucient, même si elles le font d’une manière spécifique. Elles protègent les individus de la crainte qui va de pair avec l’affaiblissement, en les mettant à l’abri. Elles tentent de rassurer les personnes, en leur permettant de disposer d’un certain savoir alors que la maladie est là, avec toutes ses incertitudes et son éventuelle brusquerie. Elles promettent au patient des traitements contrôlés et équitables, surveillés de telle sorte que la maltraitance et la malveillance ne puissent pas être durables.
On le voit, on peut, de la sorte, donner des institutions hospitalières de soin un portrait tout aussi idéal - et idéalisé - que des relations de soin interpersonnelles, intimes, entre proches. Dans les deux cas, il faut le noter, cette idéalisation est (par définition) très exagérée. Les défauts des organisations hospitalières sont notoires et les points qu’il faudrait discuter nombreux. Ne conviendrait-il pas, par exemple, de faire le tri entre les normes de soin qui relèvent de craintes sécuritaires ou légales, et celles qui sont vraiment structurantes ? Les manières dont nous concevons actuellement la circulation des informations sanitaires au travers des notions de secret médical partagé, de dossier informatisé et de consentement, sont-elles suffisantes ?
Sans du tout idéaliser les institutions hospitalières, l’essentiel est de comprendre ici, d’une manière générale, qu’en opposant les fonctionnements institutionnels au travail de care et qu’en considérant les institutions hospitalières comme étant avant tout des lieux de cure, nous commettons sans doute une double erreur : celle de considérer que l’interpersonnel est toujours favorable au soin, et celle de considérer nos institutions collectives de soin comme étant indifférentes aux sentiments humains et à nos affects. Les relations de soin intimes peuvent aussi être le lieu de la souffrance, de l’incompréhension, de la manipulation et de la domination. L’interpersonnel n’est pas systématiquement bon. Et d’un autre côté, les institutions hospitalières, parce qu’elles sont un abri, un lieu de savoir et de contrôle collectif, sont aussi un moyen d’éviter des violences, de limiter les souffrances personnelles, et de gérer nos sentiments, en les canalisant, en les partageant, ou en les critiquant.
Plutôt que de prétendre, avant tout, introduire dans les institutions hospitalières de l’attention aux autres et de la singularité dans les soins comme si celles-ci ne s’y trouvaient pas du tout, ce qui entraîne des aménagements organisationnels vagues et à la marge, il faudrait aussi s’attacher à un autre effort. Il faudrait saisir ce qui, dans les hôpitaux comme institution, permet une forme spécifique et incontournable d’accueil et de relation aux autres personnes, qu’il s’agisse des patients ou des soignants. Comme essayait de le faire Tosquelles, il faudrait essayer de soigner l’institution et le travail en institution : non pas regretter l’existence des institutions hospitalières, comme un mal nécessaire, mais voir tous les aspects humains, indispensables et irremplaçables de ces institutions, en essayant de les cultiver au maximum7.
Stéphane Zygart
Voir par exemple GARREAU, M. et LE GOFF, A., Care, justice et dépendance, introduction aux théories du care, PUF, Paris, 2010.↩︎
[Note explicative d’octobre 2022] La personnalisation des soins n’est qu’un aspect du care. Elle est mise ici en avant suivant les termes des oppositions courantes entre cure et care, spécifiques à l’usage de la notion de care en médecine. L’attention aux singularités d’un patient qui est mise aussi en avant avec le care relève dans un cadre médical d’autres problématisations, notamment celle de savoir si cette attention au singulier n’appartient pas aussi au cure.↩︎
[Note explicative d’octobre 2022] Il ne s’agit pas d’opposer des faiblesses permanentes qui seraient celles des soins pratiqués dans le cadre d’une relation intime à des forces des institutions hospitalières qui seraient tout aussi permanentes, mais de souligner l’importance de la confrontation entre ces deux perspectives soignantes, qui peuvent ou non se rejoindre. La résolution de leurs éventuels désaccords soulève des problèmes éthiques et épistémologiques qui ne seront pas abordés dans ce texte.↩︎
[Note explicative d’octobre 2022] Cela ne signifie nullement que des soins peuvent être imposés aux patients contre leur volonté, mais qu’il doit y avoir une insistance des médecins en faveur des soins vitaux, en liaison avec les missions d’information et de protection qui sont celles institutions hospitalières. L’essentiel ici est de voir que c’est le souci de la préservation de la vie qui amène en priorité les soignants à chercher à influer sur les désirs et projets des patients, en manifestant au besoin leur désaccord et leur opposition afin que les patients décident en connaissance de cause.↩︎
[Note explicative d’octobre 2022] Il ne s’agit pas de nier l’extrême importance du temps dans les soins - temps d’examen, temps de discussion, temps de délibération… - mais de s’interroger sur ce qui peut étayer la prise en compte de cette temporalité du point de vue de l’organisation des institutions et du point de vue des savoirs-faire soignants. Les nombreuses souffrances provoquées par le manque de temps dans les institutions hospitalières peuvent et doivent aussi être dénoncées par d’autres choses que le care, de même et surtout que la nécessité du temps dans les soins peut et doit aussi se comprendre en dehors du care.↩︎
Sur la notion d’asile, voir DELIGNY, F., Oeuvres, Paris, L’arachnéen, 2007.↩︎
TOSQUELLES, F., Soigner les institutions, textes choisis et présentés par Joana Maso, Paris - Barcelone, L’arachnéen - Arcadia, 2021.↩︎