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Vie, activité, handicap : réadaptations et normes médico-sociales (384 p.), introdution et sommaire abrégé (Éditions de la Sorbonne, 2023)

Vie, activité, handicap : réadaptations et normes médico-sociales (384 p.), introdution et sommaire abrégé (Éditions de la Sorbonne, 2023)

 

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Transfinis - Septembre 2023

   


 

De l’universalité à la systématicité du handicap

Le présent livre défend deux idées simples. La première est que le handicap n’est pas simplement un nouveau nom, plus policé ou plus précis, pour désigner une réalité qui serait intemporelle. Le handicap est une idée nouvelle, récente, qui a considérablement modifié le statut et le sort de tout un ensemble de populations qu’on désignait auparavant par d’autres termes : « invalides », « infirmes », « estropiés », « monstres », etc. Et cette idée de handicap a aussi touché, voire façonné, des groupes sociaux qui avaient peu ou rien à voir avec les catégories précédentes, les fous ou les vieillards, par exemple. Le « handicap » n’est pas une nouvelle dénomination pour des catégories immémoriales, c’est une nouvelle réalité.

La deuxième idée est que le concept de handicap ne peut se comprendre sans les dispositifs de rééducation ou de réadaptation. Les techniques de rééducation, médicales et professionnelles, ont été la matrice de notre notion de handicap, même si les personnes handicapées n’ont pas été leur seul point d’exercice. Ces techniques commandent ainsi notre rapport actuel aux personnes handicapées, plus que tout autre point de vue ou type d’intervention. La personne handicapée est celle à qui l’on doit donner des forces, des compétences, afin qu’elle s’intègre socialement grâce à ses activités, et de préférence par l’emploi. Ce n’est que secondairement, ou temporairement, qu’elle est considérée comme étant monstrueuse, symbole du malheur, de la faiblesse, de la condition humaine, etc.

Ces deux idées permettent peut-être de modifier les problèmes généraux que l’on se pose habituellement au sujet des handicaps, et qui suscitent parfois l’intérêt ou des méditations sur la condition humaine, parfois le découragement, le cynisme ou l’indifférence.

D’une façon générale, en effet, réfléchir aux handicaps et aux réadaptations n’est ni aisé, ni forcément plaisant. Ces sujets sont à la fois peu attirants et tenus comme mineurs. Le handicap évoque l’incurable, l’irréparable, l’irrémédiable face auquel on ne peut rien faire. C’est pourquoi on peut trouver qu’il n’y a pas grand-chose à en dire. C’est pourquoi également son évocation est propice aux réflexions et à l’édification morales, le plus souvent à la façon d’un point de passage transitoire à partir duquel envisager d’autres choses, ou à titre d’occasion pour éprouver l’humain face à ses limites extrêmes, donc rares. Quant aux réadaptations, à moins que l’on y voie un traitement médical spécialisé, elles évoquent au mieux le croquemitaine des camps de rééducation, dont les procédures exactes et les effets sont aussi angoissants que difficiles à cerner.

L’étude présentée ici cherche, comme d’autres, à tirer des enseignements universels du handicap et à se confronter aux buts potentiellement inquiétants des rééducations. Mais elle n’a pas pour ambition de le faire en se portant directement à un niveau éthique, ou en se souciant en priorité de ce que les rééducations peuvent avoir de coercitif. Elle vise avant tout à décrire les réadaptations comme un type contemporain d’intervention sociale sur les individus, qui passe par la médecine et la remise au travail, et qui expose les individus à un ensemble de possibilités et de contraintes. Si universel il y a alors, c’est parce que la mise en forme progressive de ces interventions tout au long du xxe siècle a non seulement façonné le concept de handicap, mais a aussi exprimé une transformation globale des rapports à l’activité, à l’assistance sociale, et plus généralement encore à l’anormalité et à ce qu’il convenait de faire de celle-ci.

Autrement dit, le handicap peut sans doute être universel comme cas moral ou comme exemple politique. Mais il est aussi universel, ou du moins systématique, parce qu’il exprime de manière typique ce que les sociétés attendent de leurs membres et leur accordent, sous certaines conditions. S’il met en jeu l’éthique, le bonheur, le malheur et les reformulations possibles de leurs définitions, c’est par les rapports qu’il nécessite d’examiner entre désirs individuels, exigences sociales, intégration, performance, autonomie et vitesse. S’il est propice à une réflexion sur la politique, à ce que doivent être l’assistance, les secours et les compensations des défavorisés, c’est en révélant l’importance du droit et des usages de celui-ci pour l’aménagement de nos conditions de vie, pour l’accomplissement de nos désirs les plus communs comme les plus singuliers.

Systématicité normative, usages des normes et historicité

On peut de la sorte espérer qu’envisager, comme on va le faire ici, le handicap et les personnes handicapées à partir des normes médicales et des normes professionnelles qui s’exercent sur elles n’est pas adopter un regard désincarné sur ce qui se passe, ni réduire les actions possibles des personnes à des mécanismes schématiques.

Partir des normes de réadaptation, éventuellement des normes les plus techniques, permet tout au contraire de montrer en quoi les regards et les interactions sont sans cesse modifiés en fonction de stratégies complexes, de systématisations fragiles et de coups du sort plus ou moins aménagés, où nul ne peut être réduit à un effet de ce qui se produit ou à un objet d’intervention. Mettre en avant les normes médico-sociales précises à partir desquelles se joue l’existence des personnes handicapées, de leurs proches, valides ou non, et des soignants, permet de percevoir le dynamisme et l’historicité de ces normes, sans cesse mises à l’épreuve et parfois mises en mouvement par les activités de chacun.

Par exemple, le droit accordé à certains invalides de guerre de toucher une pension d’invalidité intangible, à partir de 1919, ne donna lieu à aucun statu quo. Mais ce droit fut dès les années 1920 un levier des revendications des handicapés civils, qui en réclamèrent l’extension à tous les invalides. Autre exemple : l’élaboration du traitement des séquelles de certaines maladies devenues épidémiques comme la poliomyélite, ne fut pas seulement une réaction de défense parmi d’autres face au développement d’une pathologie. Ce fut aussi l’occasion pour les médecins, dans les années 1950, de faire de la médecine physique et de réadaptation une discipline médicale reconnue et d’ouvrir des centres de rééducation pour différents types de handicap.

L’histoire des normes médico-sociales du handicap est celle de la façon dont tous sont capables de les utiliser, de les mépriser, de les contourner ou de les modifier, tous égaux de ce point de vue là, c’est-à-dire égaux tout court – de telle sorte qu’on ne puisse pas donner des rapports entre personnes soignantes et invalides, valides et invalides, de schématisation générale ou fixe.

Malgré tout il est vrai que nous allons aussi essayer de décrire dans cette étude un déplacement d’ensemble des normes médicales et professionnelles survenu à l’occasion de la Première Guerre mondiale autour des mutilés de guerre, et qu’on peut croire inchangé depuis. C’est en effet la guerre de 1914-1918 qui fait s’ouvrir la possibilité d’un travail productif et socialement utile pour les handicapés physiques adultes, mettant fin à une définition de l’invalidité par l’incapacité de travail qui était fixée depuis la fin du Moyen Âge environ. L’hypothèse est que ce déplacement structurel des rapports entre invalidité et travail a produit, jusqu’à aujourd’hui, l’espace propre au handicap et les marges de manœuvre particulières des personnes handicapées – désormais susceptibles de n’être pas placées en hospice ou dans leurs familles, de subvenir à leurs moyens d’existence, de choisir leur mode de vie et éventuellement l’emploi qu’elles voudraient occuper. Mais comment concilier cette idée d’une stabilité des normes médico-sociales qui définiraient le handicap depuis plus d’un siècle avec l’affirmation d’une activité constante et efficiente des personnes handicapées et de leur entourage ? N’est-ce pas au contraire faire l’aveu de leur passivité, ou du moins reconnaître que penser les handicaps à partir de normes médico-sociales qui les définiraient condamne à les figer dans ces normes, comme des effets sans puissance ?

On peut penser qu’il n’y a pas de contradiction automatique entre poser la continuité de certains phénomènes historiques d’une part et poser la liberté des individus d’autre part, entre identifier des structures et repérer des déplacements possibles.

En effet, la modification décisive qui change la définition des « invalidités » et les fait être des « handicaps » est une modification de droit, celui de travailler tout en étant handicapé et tout en étant aidé financièrement. Or un droit ne va pas sans fragilité ni souplesse, bien qu’il soit aussi rendu pérenne par son inscription dans des codes de lois. Un droit peut être utilisé ou non et de différentes manières, tout comme il peut être bafoué et survivre aux infractions. L’histoire des mouvements autour du droit simultané au travail et à l’assistance pour les invalides constitue pour cette raison le fil conducteur historique de ce livre. C’est par lui que sont envisagés à la fois des invariances sur une durée moyenne (1914-2020) et les différentes manœuvres, transformations et événements qui ont lieu dans cet intervalle, dont les incidences ont pu être importantes sans jamais cependant mettre fin à ces droits simultanés. Par exemple, c’est par la Première Guerre mondiale que s’ouvrent de nouveaux droits pour les mutilés de guerre, jamais refermés depuis, tandis que l’extension de ces droits à d’autres personnes handicapées jusqu’à aujourd’hui est incompréhensible sans prendre en compte la mise en place de la Sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale et les actions des associations de handicapés civils.

Pour le dire autrement, ce qu’est le handicap n’est sans doute pas compréhensible par une anthropologie qui justifierait de lier dans une même permanence les notions d’invalidité, d’infirmité ou de monstruosité et d’en tirer ainsi, directement, des enseignements éthiques ou politiques. Ce qu’est le handicap doit plutôt être saisi par une histoire des normes, médicales et sociales, notamment incarnées dans le droit, qui ont défini les handicaps en leur donnant un cadre fixe depuis la Première Guerre mondiale. L’enquête, de ce point de vue, va suivre les orientations de l’épistémologie historique. On va s’efforcer de comprendre ce qui a pu faire rupture dans les formes de savoir et les formes sociales, de telle sorte que se sont modifiées de fond en comble nos représentations et nos manières apparemment les plus spontanées de penser. Il s’agit de montrer que le handicapé, le travailleur handicapé et le rééduqué naissent en même temps et correspondent, au moins pour une part, au développement des médecines de rééducation, tandis que, parallèlement à la transformation des disciplines médicales et des textes de loi, les monstres s’effacent et les freak shows disparaissent. Cette histoire des normes va donc, sans cesse, combiner plusieurs perspectives pour essayer de saisir de ce qui s’est produit. Le droit, les pratiques médicales et les changements des rapports au travail ont leur importance, en termes de domaines. Des événements, comme les guerres, des transformations, comme celles des discours publics des personnes handicapées, et des invariances, comme celles du droit au travail, feront l’objet d’une égale attention, pour s’efforcer de suivre la multiplicité des formes historiques ou chronologiques qui ont été déterminantes.

Cette attention portée au cours historique des handicaps ne correspond pas à une volonté délibérée de faire des invalidités un objet historique, voire l’effet d’une histoire des idées. Elle ne répond pas non plus seulement à une exigence de rigueur historique, que le présent ouvrage d’orientation philosophique ne prétend pas atteindre de manière satisfaisante. Elle ne s’explique pas non plus, enfin, comme une tentative d’échapper aux critiques qui ont pu être faites aux lectures épistémologiques de l’histoire en dehors de l’histoire des sciences, critiques adressées en particulier aux travaux de Foucault.

Le souci du cours historique et de sa forme a avant tout pour but d’éclairer la situation actuelle des personnes handicapées, c’est-à-dire la fragilité de celle-ci, par la mise en lumière de ses différentes conditions de possibilité. Là pourrait résider une des incidences éthiques ou politiques du présent travail. Le droit en effet a pour lui la pérennité des codes et des discours, mais cette pérennité va de pair avec l’absence d’application ou de respect possibles des discours. De même, que la source actuelle des normes du handicap se trouve dans la Première Guerre mondiale, que le déploiement de ces normes ait ensuite été favorisé par la seconde des guerres mondiales, oblige à réfléchir à la précarité de ces normes et à alerter, peut-être, à leur sujet. Que signifie le lien entre la violence des guerres et la mise au travail des invalides qui les a fait, à terme, handicapés ? Que penser de ce rapport de nos lois, parfois inchangées depuis 1919, avec de tels événements et avec leurs suites ? Il n’est peut-être pas acquis une fois pour toutes que les personnes handicapées doivent être rééduquées en vue de leur réinsertion sociale par l’intermédiaire du travail. Suivant ce fil, si les perspectives défendues par les rééducations sont incontestablement critiquables, on doit également se demander ce qu’il en serait – et ce qu’il en a été – des personnes handicapées sans celles-ci.

Ainsi, c’est l’histoire des possibilités ouvertes aux personnes handicapées et utilisées par elles à partir des traitements médicaux et du droit au travail – donc également en dehors de ces traitements et en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle – que l’on voudrait faire ici. La valeur de cette histoire peut se défendre à trois niveaux, de plus en plus larges et qui s’appellent les uns les autres : à un premier niveau, spécifique au handicap où doivent être problématisées les modélisations de celui-ci, à un second niveau, médico-social, qui permet d’examiner les articulations possibles entre normes médicales et normes sociales, à un troisième niveau enfin où peuvent être proposées quelques pistes pour penser la fragilité des normes qui nous entourent, nombreuses et quotidiennes.

Perspectives sur les normes médico-sociales, les réadaptations et les handicaps

Ce que l’histoire des réadaptations montre d’abord, c’est la nécessité de ne plus opposer les modèles médicaux et sociaux des handicaps, en suivant une schématisation à l’œuvre depuis les années 1970 environ. On peut certes opposer sur le plan des principes les visées d’amélioration par la médecine des individus handicapés aux volontés d’aménagement des environnements et de transformation sociale. On peut aussi critiquer chacun de ces principes de remédiation aux invalidités : les interventions médicales au nom du refus de la normalisation des corps et des esprits, les aménagements sociaux pour éviter l’assignation à certains milieux adaptés. Mais ce que montre l’histoire des demandes de rééducations médicales et des controverses sur la place du travail, c’est qu’il faut en priorité considérer l’usage des forces, des capacités, et les discussions de ces usages. Que faut-il apprendre à faire, et quelles sont les circonstances où ces capacités pourront être exercées ?

Au sujet des normes médicales et des normes sociales ensuite, cette même histoire des réadaptations indique qu’il ne faut pas fusionner ou confondre ces deux types de normes, en faisant de la médecine une instance de normalisation sociale ou, inversement, en réduisant les normes sociales à des normes de performance pour lesquelles l’amélioration ou l’augmentation serait l’obsession. Il faut plutôt disjoindre ces normes et ne pas prendre pour une unité ce qui est assemblé dans le syntagme « médico-social », en ne socialisant pas l’activité médicale et en ne médicalisant pas le social. On peut en effet montrer à partir des rééducations que, d’une part, la médecine prétend couper au maximum ses interventions de toute destinée sociale particulière, ce dont le secret médical ou la liberté de se faire soigner (ou pas) sont les signes les plus généraux. D’autre part, les contrôles sociaux dont les personnes peuvent faire l’objet sont, quant à eux, fort variables en intensité et en qualité. Le cas des personnes handicapées invite en ce sens non pas à formaliser une biopolitique ou une sanitarisation du social, mais à réfléchir sur les rapports entre fragilité, liberté et invisibilité sociale dans des cadres institutionnels précis et agissants.

De là enfin peuvent être proposées quelques pistes sur les normes en général, qui vont dans le sens de leur précarisation. L’étude des réadaptations amène à prendre garde au déploiement temporel, historique, de toute norme. La connaissance de cette historicité est indispensable pour jauger de la solidité réelle des normes, de leur portée et de leurs appuis, alors que le cours historique des normes trahit leur composition, aux origines et aux composants multiples. L’historicité n’est pas seule en cause dans cette remise en question de la force des normes. La mise en avant du caractère technique de ces dernières, médical ou socio-administratif dans le cas des réadaptations, implique en effet une importante limitation de leur puissance, toujours locale, toujours suspendue à des usages, toujours susceptible d’être débordée. Ce débordement permanent ne trahit pas seulement – et pas tellement – l’impossibilité d’un quadrillage normatif du réel face à l’imprévu. Il exprime aussi et surtout la concurrence des normes entre elles, leur confrontation permanente les unes avec les autres qui ne cesse de les fragiliser, par exemple quand la médecine de rééducation doit « faire avec » les normes professionnelles (et réciproquement).

Ce parcours qui cherche à relier l’analyse des modélisations des handicaps et l’analyse des normes permet d’avancer l’idée suivante, apparemment paradoxale : les personnes handicapées, pourtant tenues parmi les plus affaiblies au sein de nos sociétés, sont aussi, lorsqu’on cherche à les relier de manière rigoureuse à la marche des normes qui les définissent, un excellent exemple pour remettre en cause l’idée de sociétés de normalisation où joueraient des normes sans dehors. Cela ne signifie pas du tout que les normes n’existent pas ou que les personnes handicapées jouissent spontanément et absolument des mêmes forces, des mêmes droits et des mêmes possibilités que les autres, ni qu’elles puissent vivre sans emprise des normes sur elles. Cela veut dire, plus simplement, qu’elles sont un cas privilégié à partir duquel réfléchir à l’indifférence des normes pour certains individus, et à ce que cette indifférence peut bien signifier, permettre ou empêcher.

Faible et monstrueux, pathologique et thérapeutique, intervention et indifférence

Se posent ainsi une série de problèmes éthiques et politiques généraux que nous évoquions précédemment et qui trouvent leur origine dans la signification précise et contemporaine de la notion de handicap, liée à la médecine, au travail, à l’évaluation des capacités et au droit. L’universalité, ou si l’on préfère la globalité des questions que peut poser le handicap, existe aussi en dehors des problématiques de destinée, de bonheur, ou d’extension (réelle ou potentielle) du handicap à tous par laquelle on cherche parfois à réélaborer nos modèles politiques.

Elle prend la forme, d’abord et évidemment, d’une interrogation sur nos manières de penser l’altérité au travers des incapacités. Le handicap, parce qu’il est lié au travail et à l’idée d’intégration sociale, est lié à la puissance de produire et d’agir. Comment considérer alors la personne qui agit moins, que faire et comment faire avec elle ? La caractérisation en termes de plus et de moins – en termes de déficits et de compensation – suffit-elle pour penser les manières d’agir, ou peut-on faire une place, et comment, à d’autres façons de penser les manières d’agir, à d’autres façons de penser les autres manières d’agir ? Quels sont nos moyens matériels, spatiaux, temporels, intellectuels, pour vivre avec ceux qui vivent autrement tandis que le handicap repose sur l’identification, la comparaison et la quantification des capacités ? On peut essayer de le dire de façon un peu ramassée, un peu brutale peut-être, qui n’est pas tout à fait une synthèse mais plutôt un point saillant des questions précédentes : le handicap a-t-il chassé le monstrueux, l’a-t-il transformé ou cohabite-t-il avec lui ?

Ce que signifie soigner est également en jeu avec les handicaps. Jusqu’ici, la médecine a été peu évoquée. Cela se justifie. La mise au travail est véritablement l’axe autour duquel se distribuent tout autant les anciennes conceptions de l’« invalidité » par rapport au « handicap » que les handicaps entre eux, selon leurs degrés de gravité. Mais ce poids du travail n’empêche pas de devoir évaluer celui de la médecine : que soigne-t-on dans les handicaps, comment et pourquoi ? Le handicap, par définition et par distinction d’avec la maladie, est l’incurable. Mais alors, que vient faire la médecine là-dedans ? On doit ainsi s’étonner doublement de la naissance des médecines de rééducation. Comment se fait-il qu’elle ait été aussi tardive (à la fin du xixe siècle si l’on en prend une définition stricte) ? Inversement, comment se fait-il qu’elle ait eu lieu ? Dans les réponses à ces questions se jouent nos motivations générales à soigner et nos normes sanitaires. Et il s’agit tout autant d’enjeux éthiques que de problèmes d’épistémologie, dans la mesure où les problèmes y portent sur l’articulation des pathologies et des thérapies. Quand décide-t-on de corriger, quand décide-t-on de compenser, quand choisit-on de ne rien faire ? Quelles sont les normes à l’œuvre dans les opérations médicales qui portent sur les troubles graves, dont les handicaps font partie ? S’agit-il d’y juger de la santé, des formes corporelles, des possibilités d’agir, etc. ?

C’est enfin sur un plan général, et non plus seulement médical, que l’on peut s’interroger sur les normes médico-sociales à partir des handicaps. Bien sûr, des normes différentes s’exercent sur les individus suivant les différentes anormalités qui les caractérisent, suivant également les différents objectifs qui sont poursuivis. Mais peut-on également dire que, suivant les cas, les normes s’exercent de manière plus ou moins puissante, plus ou moins continue, plus ou moins impérative, puisque les sociétés semblent pouvoir être plus ou moins indifférentes aux personnes handicapées ? La question qui se pose est celle de la valeur des interventions normalisatrices par rapport à l’absence d’intervention ou aux interventions minimales. Faut-il se contenter d’assister les personnes impotentes en assurant leur survie ? Faut-il rééduquer – mais qui, jusqu’où et pourquoi ? Comment convient-il d’associer les personnes prises en charge aux dispositions qui sont prises à leur égard ? En dehors de la faute morale du délinquant, à l’écart du danger public que représente le fou, le handicapé oblige à reposer à nouveaux frais la question de la liberté des individus dits anormaux et des déterminants de cette liberté, alors que les réadaptations prétendent donner les moyens de cette liberté aux personnes handicapées par des voies prédéfinies.

Rapport du moindre et de l’autre, du pathologique et du thérapeutique, de la liberté et des techniques qui ambitionnent de la donner. Ces questions fort générales n’en sont pas moins tout particulièrement liées au handicap. Celui-ci n’en est pas seulement un exemple illustratif. Sa conceptualisation en dépend, ainsi que le sort des personnes handicapées. On peut ainsi croire que l’étude des réadaptations, menée à partir de l’examen de leurs procédures précises, peut permettre de comprendre quelque peu ce que certaines sociétés cherchent à faire des incapables et des différences de capacité.

Cadre et plan de l’étude

Le cadre historique et géographique de cette étude est celui de la France, entre le début du xxe siècle et le début du xxie siècle. Le point de départ chronologique s’explique tout simplement par l’histoire même des réadaptations. À s’en tenir au lexique, le terme « réadaptation », contrairement à ce que l’on pourrait aussi croire, n’est en effet pas lié au xixe siècle, aux théories évolutionnistes et à leurs avatars sociopolitiques. On n’en trouve pas trace dans le Littré. Le Robert historique de la langue française date la première apparition de « réadapter » de 1900 (en psychologie) et de « réadaptation » de 1904 (en biologie). Quant au concept de réadaptation tel qu’on peut l’identifier, sa fortune date de la Première Guerre mondiale, lorsqu’ont été combinées les rééducations professionnelles et médicales. Nous traiterons d’ailleurs de celles-ci séparément et de leurs histoires propres, qui ne vont pas en deçà du xixe siècle et se tiennent pour l’essentiel dans ses dernières décennies. Le choix de fixer le point d’arrêt historique des recherches à aujourd’hui (2020) se justifie, de son côté, par une des thèses défendues : celle d’un lien constituant entre les handicaps et les réadaptations, qui n’aurait pas cessé malgré toutes les transformations qui ont pu avoir lieu depuis un siècle.

La limitation de l’étude au cas français s’explique par la nécessité de limiter les investigations, mais pas seulement. Il aurait été possible et sans doute pertinent de mener une recherche sur la formation du concept de handicap en Europe autour de la Première Guerre mondiale, tant les problèmes et les solutions ont été partagés entre les différents pays. Cela aurait pu montrer, d’une manière très solide, le caractère décisif et incontournable de cette époque pour comprendre le handicap. Cependant, se limiter à la France a permis de se livrer à une lecture plus minutieuse des archives disponibles, sans y privilégier une unique perspective. On espère par là avoir augmenté les possibilités d’interprétation des textes, et avoir pu saisir leur logique et leurs articulations conceptuelles, parfois complètement paradoxales sous l’évidence des faits accomplis. Il y a une seconde raison à ce choix archivistique, qui est allé de pair avec un privilège donné aux archives publiées, et non pas administratives ou grises. C’est que l’histoire des réadaptations et des handicaps est à la fois une histoire violente, et une histoire où le sort des personnes a fortement dépendu de leur visibilité sociale. S’attarder sur ce qui a été présenté publiquement – et qui donc était toléré – permet de prendre la mesure de cette violence et de ce qui, aujourd’hui, peut nous en séparer dans les termes comme dans les actes, ainsi que de l’importance des revendications et des témoignages. De là, enfin, vient que le choix a été fait de citer autant que possible et parfois longuement des livres, journaux et auteurs plus ou moins obscurs. C’est en effet par tout ce qui entoure certains mots ou certaines expressions que l’on peut prendre la mesure de ce qu’ils peuvent avoir de systématique malgré leur caractère incongru ou choquant – comme peut l’être par exemple le syntagme assez courant « déchet social ». C’est aussi par la longueur des textes l’on peut y saisir les stratégies à l’œuvre, qui ne manquent pas dans l’histoire des handicaps.

Enfin, la présente recherche a pour unique objet les invalides physiques adultes, et c’est par cet objet qu’elle se justifie, ainsi que certaines des idées qui y sont défendues. Le tableau historique ne serait pas du tout le même si l’on y incluait les enfants, les invalides sensoriels ou les « fous ». Les conclusions et les concepts ne seraient pas identiques non plus. Mais tout l’intérêt de se limiter aux rééducations ou à la réadaptation des invalides physiques adultes est précisément de se concentrer sur ce qui différencie les « ré-éducations » des « éducations » d’invalides (lesquelles incluent la plupart des invalides des sens). C’est là qu’apparaissent les décrochages et les singularités qui ont donné lieu aux handicaps – et non pas à l’éducation spécialisée. La mise de côté des « fous » et des rééducations psychiatriques, quant à elle, n’a d’autre motif que les limites à donner aux investigations. Les histoires et les concepts seraient là aussi très différents. Et tout laisse croire, dans ce cas, que rapprocher les médecines somatiques et psychologiques serait effectivement très instructif pour comprendre les réadaptations.

Cette recherche sur la réadaptation des invalides physiques adultes et ses rapports avec les conceptions du handicap comprend trois parties, adossées à l’histoire tandis que celle-ci est inséparable des concepts et de leurs articulations.

La première partie portera sur la formation des réadaptations durant la Première Guerre mondiale. Y apparaît l’importance de la violence et de la conjoncture historique dans la conceptualisation des invalidités comme handicaps, alors que les normes médicales et professionnelles qui se croisent à cette occasion n’en conservent pas moins leur logique propre et que, dès ce moment, les invalides témoignent de la possibilité d’un écart par rapport à ces normes. La seconde partie sera essentiellement consacrée à l’entre-deux-guerres, période d’apparent arrêt des réadaptations, où les conditions de possibilité de celles-ci se maintiennent en réalité, et même se précisent et se multiplient. Des phénomènes épidémiologiques (tuberculose et poliomyélite), l’adoption de droits en faveur des mutilés de guerre et leur reprise – sous la forme de revendications et d’associations – par les handicapés civils affinent et renforcent les lignes de force médicales et sociales des réadaptations et des handicaps. Dans la troisième partie sera enfin analysée la période qui va de 1945 à l’époque contemporaine, jusqu’en 2020. Il s’agira avant tout d’y mesurer la persistance des schémas réadaptatifs, de leurs formes et de leurs limites, tandis que la conceptualisation des handicaps et le sort des personnes handicapées semblent ne plus en dépendre. On espère que certaines questions relatives aux transformations contemporaines du droit et des nomenclatures médico-légales, aux modélisations sociales du handicap ou encore à la nature du monstrueux y seront un peu éclairées.

   


Sommaire abrégé

 

Introduction, 9

 

 

Première partie

Une mise en relation précaire de la médecine et du travail durant la Première Guerre mondiale : les “réadaptations”

 

Introduction de la première partie, 23

Chapitre 1 La Première Guerre mondiale comme déchirure historique, 29

 

Chapitre 2 La médecine pour le travail : une alliance malaisée, 47

 

Chapitre 3 Des interventions médico-professionnelles à leurs destinées médico-sociales, 125

 

 

Deuxième partie

De l’entre-deux-guerres aux années 1950 : les conditions multiples d’une nouvelle situation de l’invalidité

 

Introduction de la deuxième partie, 171

Chapitre 1 Les mutilés après 1918 : le droit et la possibilité d’une nouvelle expérience de l’invalidité, 175

 

Chapitre 2 La tuberculose et la dynamique médico-sociale des réadaptations, 203

 

Chapitre 3 La poliomyélite et la médicalisation des réadaptations, 239

 

Chapitre 4 Les handicapés civils : éviter la misère, faire autre chose que l’éviter, 263

 

 

Troisième partie

1945-2020 : poursuite, transformation ou disparition des réadaptations ?

 

Introduction de la troisième partie, 289

Chapitre 1 Les modifications réelles mais limitées des dispositifs, 291

 

Chapitre 2 Usages des normes et handicaps, 331

 

 

Conclusion, 367

 

Bibliographie, 373

 

Index, 387