Droit, discours et pratiques de résistance
Transfinis - Janvier 2024
Texte de la communication présentée en décembre 2022 au Colloque ERDP Résistance du droit et droit de la résistance à Lille, actes parus chez Larcier
Le doit à résister est souvent abordé du point de vue du droit constitutionnel ou des logiques fondamentales du droit. Cela a-t-il un sens ou une incidence d’inscrire un droit à résister dans une constitution ? Le droit à résister est-il un droit naturel, peut-il devenir un droit positif, n’est-ce pas plutôt un principe éthique ou moral ?
Ces questions sont fondamentales, et il faut les traiter. Mais peutêtre doit-on les éclairer, et aussi les circonscrire, en envisageant la résistance sous toutes ses formes factuelles. Celle-ci n’est pas forcément manifeste ou collective, deux traits à partir desquels les interventions du droit peuvent définir des points d’accroche spécifiques, comme ceux du droit à manifester, mais qui, lorsqu’ils manquent, brouillent la place et le rôle du droit.
La résistance est aussi, d’une part, un fait quotidien, d’autre part un fait caché ou clandestin. Nous résistons chaque jour aux uns et aux autres, à des abus, demandes, à des dols, etc. ; les exemples les plus remarquables et les plus commentés de résistance, en France, sont ceux des résistants de la Seconde guerre mondiale, où la clandestinité était de règle. Ces deux formes de résistance, l’ordinaire et l’armée, n’ont a priori pas grand chose en commun. Et pourtant, on peut croire qu’elles partagent certains traits qui révèlent beaucoup de choses négligées ou inaperçues au sujet de la résistance – son inventivité, ses mouvements constants, sa réflexivité – par rapport auxquelles il faut aussi situer le droit pour saisir au moins deux choses : comment il s’inscrit dans ces résistances pour les régler, et comment il s’en nourrit.
Le droit règle les conflits, mais il s’y forme aussi, et peut-être surtout. Partir dans un premier temps de la factualité des résistances les moins manifestes et des plus isolées pour le comprendre permet, dans un second temps, de bien saisir ce que peut signifier et rendre possible l’éventuelle présence dans les constitutions d’un droit à la résistance. Dès lors et enfin, les différents rapports du droit aux différentes formes possibles de résistance permettent de pointer l’articulation nécessaire, dans toute résistance, de l’individuel et du collectif, des valeurs et d’autrui, de l’éthique et du politique, ce pourquoi le droit s’y trouve toujours à une place essentielle, bien qu’elle soit variable.
1. Droit et faits de résistance
Les formes de résistance sont multiples. Y faire attention enrichit considérablement le regard que le droit peut porter sur la notion de résistance, et modifie beaucoup les idées immédiates que l’on peut avoir sur ce qu’est résister.
Dans les faits, la résistance peut occuper deux extrêmes, celui de la quotidienneté la plus banale et celui des circonstances les plus tragiques, extrêmes par rapport auxquels les résistances les plus déclarées et systématiques ne sont en réalité que des formes hybrides.
Qu’est-ce que la résistance au quotidien ? C’est tout simplement celle que les individus ou les groupes sociaux font sans cesse montre les uns par rapport aux autres. Résistance aux abus, aux demandes illégitimes comme aux demandes légitimes, aux violences, aux administrations ou des administrations… De ce point de vue, la résistance est courante dans la mesure où elle n’est qu’une facette de la conflictualité humaine. Elle peut être discrète ou déclarée, occasionnelle ou fréquente. Le droit intervient alors pour fixer des points d’arrêt, des limites, ralentir ou adoucir des conflits et baliser leurs voies de résolution. Il code les possibilités de résistance quotidiennes, détermine celles qui sont permises ou défendues, en apprécie les incidences et les significations.
Rien de bien original dans tout cela, sinon la possibilité de réunir droit et résistance dans des visées communes : celles de l’arrêt et de la limitation, et celle du ralentissement par lequel les relations se transforment – rôle qui est représenté de manière emblématique par les résistances électriques. Mais on peut aussi relever une tension importante. Les pratiques quotidiennes de résistance où le droit parfois intervient sont aussi, souvent, des pratiques cachées, clandestines, non seulement aux yeux du droit mais aussi des autres en général – mensonges, fraudes, sabotages, etc. Dans ces cas, le droit intervient moins comme un élément des batailles que pour sanctionner a posteriori ce qui s’est fait dans l’ombre, le légitimer (avec les lanceurs d’alerte par exemple) ou le condamner. Vis-à-vis des résistances clandestines, le droit joue plutôt après les activités de résistance que pour les alimenter ou les éteindre.
Cette catégorisation des résistances par leur clandestinité est cependant fragile et abstraite. Toutes les formes de résistance l’ont en effet en partage, y compris les plus publiques, dont une part des préparatifs n’a pas pour vocation d’être exposée. Cette dimension de clandestinité est toujours essentielle pour comprendre la nature des résistances et les difficultés qu’elles posent au droit.
En s’appuyant sur l’étymologie de « résistance », on rappelle souvent qu’elle consiste à tenir en faisant face (res-istere), tandis que le premier emploi du terme était lié à la guerre ouverte – et pas du tout à la clandestinité. On devrait pourtant prendre garde à ce que toute guerre comporte de services secrets, et sur les champs de bataille, de ruse, de feinte, c’est-à-dire de mouvement et de polymorphisme. Plutôt que le caractère statique de la résistance, à partir de ce qui serait sa volonté générale de blocage ou son effet d’ensemble, il faut être attentif à ce qu’elle suppose en permanence d’invention et de créativité, pour des raisons pratiques et pragmatiques de survie et de performance, ce que les vieux résistants de la Seconde guerre mondiale ont souvent rappelé : « Résister, c’est créer ».
On peut essayer de rendre compte des causes et des effets de cette créativité un peu plus finement. D’abord, résister requiert de réunir des forces. Si les décisions de résister peuvent être individuelles, les actes de résistance efficaces ne peuvent être que collectifs. C’est dire qu’ils nécessitent discussion, confrontation, élaboration.
Ensuite, même si toute résistance poursuit bien des objectifs circonscrits et déterminés à l’avance, elle ne peut le faire qu’en réfléchissant sans cesse sur les conditions de son action et en jugeant correctement ce que ces conditions – de logement, de nourriture, etc. – ont à la fois de précieux et de précaire. Pas de résistance sans prise de conscience des vulnérabilités et des conditions d’existence des choses, des individus et des structures sociales.
Ces deux premiers traits impliquent que les actions de résistance ne peuvent pas rester les mêmes, dans leurs techniques, mais aussi dans leurs objectifs au cours du temps. La résistance est apprentissage et, si elle est créativité, ce n’est pas pour des raisons de génie, mais d’immanence.
Cela permet d’aboutir à un problème, à partir duquel la place du droit relativement à la part clandestine des résistances peut être précisée. On résiste pour conserver quelque chose, en arrêtant ce qui le menace. Mais résister suppose aussi une transformation des buts et des personnes, même si cette transformation n’a pas à être totale ou globale. Autrement dit, la résistance implique de réfléchir les choses : de les reprendre, d’insister et d’amender, en saisissant leur valeur par cette reprise même. La résistance fabrique, à cause de cela, de quoi réformer le droit, en amenant à ressaisir ce qui doit être protégé ou ce qui doit être combattu.
Si les rapports du droit et des résistances du quotidien sont ainsi de réglage et de codage, les périodes de résistance extrême ou critiques seraient celles d’où, par excellence, le droit sort modifié – non pas bouleversé, mais transformé par les réflexions, alliances, prises de conscience. De cela, la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale en France est un exemple avec, notamment, les ordonnances de 1945 ou la fondation de la Sécurité Sociale, qui sont à la fois des nouveautés, des élaborations techniques, et des reprises de politiques antérieures.
Mais alors, si la résistance est création et modification, n’est-il pas absolument vain de prétendre la coder sous la forme d’un droit à la résistance ? Quelles peuvent bien être la cohérence, la valeur et la portée de l’inscription d’un tel droit dans certaines constitutions ?
2. Reconnaître juridiquement un droit à la résistance ?
Il n’est pas du tout évident de défendre l’inscription d’un droit à résistance dans le droit positif.
D’abord parce qu’on peut croire que ce qui fonde une résistance commence là où le droit non seulement s’arrête mais aussi faillit, puisqu’on doit d’abord aller contre le droit avant d’espérer le compléter ou le transformer. C’est ce qu’expriment les exemples célèbres d’Antigone et de Michael Kohlhass (le héros d’une nouvelle de Kleist), qui opposent la morale ou la justice au droit de leur temps, tel qu’il est fait par les pouvoirs en place. La résistance serait extérieure au droit. Elle peut, à la limite, le transformer – suivant des perspectives hégéliennes, culturalistes ou sociologiques du droit, similaires sur ce point. Mais si la résistance peut alors avoir un rôle modificateur pour le droit, ce n’est pas en étant inscrite dans le droit lui-même.
D’autres points de vue, telles que ceux du droit naturel contractualiste, semblent mieux se prêter à une judiciarisation du droit à résistance. Ce sont ces théories qui ont nourri la déclaration d’indépendance américaine de 1776 et la déclaration française des droits de l’Homme de 1789, qui comprennent toutes deux l’affirmation d’un droit à résistance1.
La source en est très directement Locke et son Traité du Gouvernement Civil2. Locke y donne à la fois la justification de principe et certains critères permettant de juger de la légitimité d’un acte de résistance au pouvoir politique en place. La justification de principe est que le gouvernement a un rôle technique. Il doit faire en sorte que les gouvernés puissent vaquer à leurs occupations, sans devoir eux-mêmes consacrer leur temps à gouverner. Les gouvernants, selon Locke, n’ont aucune particularité autre que leur tâche et, au travers de l’accomplissement de celle-ci, leur expérience très progressivement acquise du gouvernement. S’ils échouent, leur remplacement est pleinement justifiable. Échouer dans quoi ? Il y a trois critères ou domaines d’échec qui justifient chez Locke la résistance civile : la sécurité de la vie, celle de ses propriétés, l’irrespect des lois. Un gouvernement où le vol et la mort rôderaient, qui ne respecterait pas ses propres règles, devrait être renversé.
Ces domaines ou ces objets du gouvernement ne sont cependant pas les seuls critères de justification d’une résistance. Locke en donne deux autres, qui se combinent : le nombre des problèmes et leur gravité. Un assassinat, un cambriolage, l’irrespect d’une règle administrative ne justifient pas une résistance. Il faut que les crimes soient nombreux ou que les faits soient extrêmes, comme la transgression d’une loi fondamentale. Ces critères rapprochent le droit de résistance de la légitimation de la désobéissance civile. Si celle-ci est par définition non violente et publique, à la différence de la résistance, dans les deux cas cependant, le caractère manifeste, collectif des problèmes assure de leur réalité et ainsi de la légitimité des luttes. La reconnaissance collective des problèmes justifie, en le contrôlant, l’exercice d’une désobéissance ou d’une résistance3.
D’une façon plus générale, dans les théories du droit naturel contractualiste, ce qui fonde le droit de résistance est aussi au fondement du gouvernement et de ce qui fait du corps social un corps politique. Ce qui constitue se confond avec le droit de destituer, de telle sorte que la résistance témoigne systématiquement du plus grand danger et du plus grand espoir, ce dont la Critique de la violence de Benjamin est une théorisation contemporaine4. L’auteur classique qui l’a le mieux formalisé est sans doute Hobbes. Pour lui, la résistance est permise lorsque la vie des individus est menacée, ce qui les autorise à s’autodéfendre contre n’importe qui, y compris contre le souverain qui les condamnerait à mort. Mais, dit alors Hobbes, cela signifie précisément qu’il n’y a plus de droit, que les relations humaines sont revenues à l’état naturel, par absence d’efficacité du souverain5.
Fondé ainsi sur le principe constituant du corps politique comme du droit – la défense de la vie chez Hobbes, la défense de la vie et des biens chez Locke –, le droit de résistance est, de la sorte, basé sur des visées conservatrices. On a le droit de résister pour revenir à l’état antérieur qui fondait le droit. On a le droit naturel de résister pour revenir au droit positif antérieur.
Voilà qui, sous des atours clairs et rassurants, fait difficulté. Le droit de résistance ne peut pas, à partir de là, être réellement du droit, en tout cas un quelconque droit positif. Il ne peut en effet jamais être jugé par un juge en droit, ou jugé intérieurement au droit, puisqu’il ne fonctionne que lorsque le droit ne fonctionne plus, à partir d’un principe extérieur au droit qui en est également un principe fondateur – contractualiste, décisionniste ou autre, peu importe ici.
On peut vraiment se demander, alors, pourquoi certains constituants ont tenu, jusqu’à l’époque contemporaine, à l’inscrire dans les textes. La France, les États-Unis sont dans ce cas, mais également l’Allemagne et la Grèce.
On peut à cela donner deux explications. La première repose sur la capacité du droit à peser politiquement par ses énoncés. Cette capacité est à envisager non pas d’un point de vue technique, mais de celui d’une performativité politique plus large et plus vague. Écrire qu’un droit de résistance existe et lui donner une forme et une critériologie, c’est faciliter une résistance éventuelle en faisant du droit une réserve de discours mis à disposition, pré-conçus, facilitant les prises de parole qui peuvent alors s’appuyer sur le caractère collectif du droit, légitimé par sa temporalité et sa systématicité, droit qui peut être aussi, dans ce cas, un signe de reconnaissance entre les résistants sans qu’ils aient besoin de s’accorder préalablement sur sa définition. Certes, une telle mise à disposition d’énoncés du droit à des fins politiques n’est pas sans danger. Ceux-ci pourraient être instrumentalisés aux pires fins. À quoi l’on peut répondre toutefois que les critères proposés dans les constitutions pour légaliser ce type de droit sont suffisamment radicaux et serrés pour que les manipulations soient difficiles. Des atteintes à la vie et aux biens en nombre, des violations extrêmes du droit, ce ne serait pas commun. Est-ce bien certain ? Ce qui fait seuil numérique ou extrémité reste toujours très discutable.
Le problème est réel. Mais il indique au moins quel est le but général du droit lorsqu’un droit à la résistance y est énoncé positivement : de l’énoncer dans les formes d’une réflexion canalisée, collective et rationalisée, quelles que soient les limites de l’entreprise.
Dans le droit français, le droit à la résistance n’est ainsi qu’énoncé, sans aucune précision, dans l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui mentionne la résistance à l’oppression comme un droit naturel. Ce droit a pu avoir une grande extension en 1793, sous l’impulsion de Condorcet. Mais, en dehors de ce que permet l’insertion de la déclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalité, le droit de résistance est en réalité fort limité dans les autres codes. On peut citer en ce sens et entre autres les articles 433‑6 et 433‑10 du Code pénal, sur le délit de rébellion. L’arrêt Boissin établit une présomption de légalité des actes de l’autorité publique, à mettre en visà-vis avec la possibilité pour un fonctionnaire de désobéir à des actes manifestement illégaux (art. 28 de la loi du 13 juillet 1983).
Dans le même esprit, la forme des actes légaux de résistance est caractérisée par l’abstention, non par l’action : on peut citer la clause de conscience, le principe de précaution, le droit de retrait. L’état de nécessité, qui peut aussi être invoqué, définit quant à lui une possibilité de résistance par contrainte, sans choix, ce qui, là encore, vise à réduire au maximum la libre appréciation de ce qui autorise une résistance. D’où que l’on se tourne en droit français, l’invocation d’un droit à la résistance se trouve plus que limitée dans le droit positif. À titre de comparaison, le droit allemand est, au moins dans ses déclarations de principe, plus clair que le droit français. Ce n’est pas la notion d’oppression qui sert de repère fondamental, mais la violation de la constitution6. On ne saurait mieux dire que la résistance tire son droit de la défense du droit et que le droit à résistance en tire sa légitimité, sans marge créatrice. Il reste contrôlé par le droit en tant qu’il doit le restaurer.
Le droit de résistance dans la constitution allemande – ainsi que dans la constitution grecque – est défini, enfin, par une autre caractéristique, une caractéristique nationale7. Ce sont les membres nationaux du pays, les seuls citoyens qui peuvent invoquer un droit de résistance, celui-ci s’expliquant en plus, dans le cas de la Grèce, par l’histoire nationale. C’est ici le spectre de la guerre civile qui est à la fois évoqué et conjuré au travers du droit de résistance. Il ne pourrait, il ne devrait y avoir de résistance, que sur fond d’unité nationale.
L’idée générale qui se dégage de tout cela, c’est que le droit, lorsqu’il s’empare de la résistance pour en faire un droit se méfie de l’arbitraire et de la violence qui pourraient en découler, et réduit celui-ci à un principe de restauration, en soumettant ses occurrences à la rationalité de l’État face à laquelle on ne peut, au grand maximum, que cesser d’agir en attendant son jugement.
On peut tout à fait défendre l’idée suivant laquelle le droit est pleinement dans son rôle en codant ainsi le droit de résistance : son rôle d’apaisement, de règlement et de prévisibilité du déroulement des conflits, ce que le rôle du droit dans les résistances quotidiennes permettait déjà de comprendre. Le droit à résister semble se tenir à mille lieues de tout décisionnisme et de tout droit d’exception. Il désigne une modalité particulière d’application du droit habituel, et nullement sa suspension ou sa transformation.
Un tel point de vue laisse cependant dans l’ombre des points essentiels, dont dépend pourtant la validité de la thèse. Si le droit de résistance ne consiste pas à résister au droit, mais à sa mauvaise mise en œuvre par un pouvoir, comment pourrait-il le permettre sans enfreindre un minimum le droit tel qu’il est appliqué par ce pouvoir, y compris dans l’interprétation par celui-ci de la légalité des formes de résistance ? Et cela n’implique-t-il pas qu’on ne puisse exercer un droit à résister sans se référer à d’autres normes que celles du seul droit, à partir desquelles celui-ci est jugé, ou du moins de la part de mauvaise interprétation qui le fait être mal appliqué par les pouvoirs en place ? Bref, on voit mal comment résister au droit sans innover par rapport à lui, légalement ou illégalement, au nom de normes que l’on juge légitimes.
Dès lors, une approche exclusivement juridique ne semble pas permettre de saisir complètement ni ce qu’est la résistance, ni ce qu’est un droit à la résistance. Il faut, sinon penser dans la résistance l’articulation du légalisme et de l’illégalisme, au moins penser l’articulation des normes juridiques et des normes non juridiques. Le droit naturel, mais aussi l’éthique, se présentent immédiatement comme des éléments de la conceptualisation à construire, au risque pour le premier de n’autoriser la résistance que dans les plus grandes extrémités (ne faudrait-il mieux pas qu’elle puisse commencer avant ?) et pour la seconde de faire reposer la résistance sur des normes complètement séparées et autonomes du droit, en méconnaissant ce qui lie systématiquement résistance et injustice.
Une autre différence, massive, du droit de résistance avec les droits d’exception, peut cependant ouvrir une piste. Le droit de résistance, dans tous les cas, est celui du minoritaire. Il ne consiste pas à user des institutions pour les suspendre, car il est le droit qui n’a pas suffisamment de pouvoir sur les institutions pour les maîtriser. C’est donc non pas dans l’individuel (éthique) ou dans le commun (droit naturel) qu’il faudrait rechercher les ressorts et la spécificité du droit de résistance, mais dans les processus d’articulation des deux, notamment pour des raisons pratiques. Pour s’exercer, le droit de résistance doit constituer ou construire un pouvoir dont il manque. Pour comprendre la résistance, comme fait et comme droit, il faut donc essayer de l’inscrire dans un processus de politisation où s’articulent droit et éthique, discours et actes, légitimité et légalité, individuel et collectif.
3. Résistance , politisation et production du droit
Toute résistance exprime un conflit, où le terme « résistant » qualifie une position spécifique. Il y a résistance, parce que qui se défend en résistant est tenu comme étant plus faible que ce qui le menace, décidant néanmoins de se défendre alors que certaines limites ont été franchies. La résistance est défensive, liée à la faiblesse du défenseur, fait fond sur des défaites antérieures, et se présente comme une réaction nécessaire. On comprend par là tous les moyens peuvent y être considérés comme bons, et que le droit n’y ait que peu de valeur.
Ce serait cependant commettre une erreur que de réduire sur cette base la résistance à des enjeux de vie et de mort, comme on le fait souvent aujourd’hui, et quoi qu’en ait dit Hobbes. Si la vie et la mort sont des enjeux tragiques dans les résistances, on peut douter qu’elles en soient un point de départ.
Si la défense de la vie était réellement à l’origine des résistances, on comprendrait mal, en effet, pourquoi celles-ci se déclenchent et s’étendent, alors que résister met la vie en danger plutôt que d’en assurer la sécurité. Face à une situation menaçante, on peut toujours espérer fuir, composer, trouver des expédients, etc., alors que se mettre à résister engage sur une voie où sa vie devient directement visée. Des calculs de survie ne peuvent pas se trouver à la source des résistances, dans la mesure où les calculs rationnels sont par définition toujours initialement défavorables aux résistants. Au départ des résistances, il faut donc considérer d’autres valeurs que la valeur de la vie, des valeurs que l’on peut dire existentielles pour lesquelles on met sa vie en jeu, malgré des circonstances et des probabilités de réussite défavorables.
Ce serait au nom de valeurs existentielles variables que l’on rentrerait en résistance, contre des pouvoirs et des politiques qui les mépriseraient : une éthique serait ainsi à la base de toute résistance, éthique d’autant plus autonome par rapport aux institutions et par rapport au droit, d’autant plus individuelle, qu’elle serait le ressort d’actions par définition minoritaires.
Les débuts de la résistance française en 1939‑1945 sont exemplaires de cette absence de calcul et des valeurs diverses qui peuvent animer des actions de résistance. La spontanéité, et quelquefois même une certaine forme d’innocence des premiers résistants et réseaux de résistance en 1940, est parfois reconnue par leurs protagonistes dont, par exemple, les membres du premier d’entre eux, celui du Musée de l’Homme. Ce réseau fut initié en septembre 1940, et son bulletin de liaison s’appela Résistance (le mot se trouve aussi à la fin de l’appel du 18 juin)8. Des motifs divers ont également animé les résistants français, nationalisme, communisme, républicanisme, antinazisme, etc., donnant lieu à des réseaux différents, parfois à des conflits mais aussi à des compromis9.
De la politique s’introduit là, dans la recherche d’alliés avec lesquels certaines divergences peuvent exister. Un des motifs de cette politisation, au sens technique du terme, est pragmatique. Il ne peut y avoir de résistance efficace qu’à plusieurs, qui rassemble autant que possible. Mais cette politisation a sans doute un sens plus profond, celui de partager du commun, de s’en assurer, voire de le trouver.
De ce point de vue, l’éthique et la politique ne doivent pas du tout être conçues comme deux plans séparés, où l’une serait par exemple originelle et l’autre technique, ou l’une résiderait dans le for intérieur des personnes et l’autre dans la fabrication de collectifs efficaces. Les rapports de l’éthique et de la politique dans les résistances sont à coup sûr plus complexes, et engagent les rapports entre les pratiques et les discours, les pensées et leur expression, c’est-à-dire aussi le droit, au moins comme souci et horizon.
Ce qui l’indique est, peut-être avant tout, la manière dont les premières résistances prennent la forme de discours, textes, articles de journaux, bulletins, affiches, graffitis, ce que l’histoire de la résistance française illustre également. Cette expressivité montre, là encore, que si la vie est un enjeu dans les résistances, elle n’en est pas un enjeu originel. Ce sont bien des valeurs, des logiques, du sens, qui sont rappelés et défendus, et qui le sont d’ailleurs avant tout autre mode d’action et avant que la situation ne soit devenue critique. C’est pourquoi, une fois de plus, une résistance ne peut pas consister seulement en un point d’arrêt, elle cherche nécessairement le mouvement, puisqu’elle a lieu non pas seulement parce qu’une limite va être franchie, mais parce que celle-ci a été franchie, ce dont la diffusion de discours témoigne, discours d’alerte, de contestation et de proposition, discours qui se situent de part et d’autre de cette limite.
De quoi peut-il être plus précisément question dans les discours de résistance, publics en tant que discours, mais aux auteurs souvent anonymes ou cachés ? Sans doute de beaucoup de choses : du besoin de communiquer, de s’assurer du soutien des autres, de le gagner, d’une plus grande facilité de ce type d’action, de leur plus grande spontanéité et immédiateté possibles, également. Ces discours ne suffisent certes pas à eux seuls, et n’ont que peu d’effets performatifs sur le cours des choses – du point de vue de ses résultats, la résistance française fut sans doute étroitement dépendante des événements internationaux et de l’évolution politique mondiale.
Mais cela indique justement qu’il existe une nécessité de l’expression et de la formulation de ces discours, au-delà de leurs effets pratiques limités. On peut croire qu’ils sont essentiels, dans la mesure où ils permettent de lier, dans les activités de résistance, les individus et les groupes non seulement d’un point de vue technique ou pragmatique, mais aussi d’un point de vue existentiel, voire vital, d’un point de vue qu’on pourrait peut-être qualifier d’absolu. La clandestinité et la faiblesse vont de pair avec un isolement, une précarité et une mise en danger permanente que tous les anciens résistants rappellent. La résistance repose ainsi sur le for intérieur des personnes : elle loge en lui, faute de ne pouvoir s’appuyer facilement sur un environnement extérieur hostile. On peut croire cependant qu’il faut toujours un lien à l’extérieur de soi sans lequel l’intériorité ne peut tenir et se soutenir, qu’il n’y a donc pas de résistance possible sans liens à autrui, symboliques, idéels, imaginaires, sans du politique au sens fort du terme, ce que Merleau-Ponty a décrit dans les pages consacrées à la liberté dans La phénoménologie de la perception, où la résistance est prise en exemple10.
On aurait donc tort de faire résider les résistances dans une éthique antérieure au politique et à la politisation. Elles ne semblent possibles que parce que l’intériorité et l’extériorité s’y lient, et se lient par la réflexivité et les discours partagés autour de valeurs communes, sans cesse réaffirmés et retravaillés. Qu’est-ce que cela peut indiquer de la relation du droit aux résistances les plus risquées ? Le droit positif n’y a guère d’effectivité, voire aucune. Mais il est sans doute présent dans les esprits, de manière projective, avec son importance, les réformes et les restaurations à y effectuer, et sans que les réflexions se limitent alors à une idée générale de la justice.
La spontanéité et la nécessité, l’évidence et la systématicité, les actes et les discours, ne sont pas étrangers les uns aux autres dans les résistances, pas plus que ne le sont l’intériorité des résistants et le monde dans lequel ils vivent. Si une résistance ne peut tenir qu’en étant animée par une forme de nécessité, tout le travail et le devenir des résistances montrent que cette nécessité ne s’impose pas de l’extérieur, comme un ajout impératif à une spontanéité initiale, ce dont le spinozisme de Cavaillès dont Canguilhem a témoigné, est peut-être l’expression philosophique fondamentale. Si nécessité il y a, elle prend la forme d’un soutien à qui la réfléchit. Ce soutien donné par une nécessité commune, que des discours expriment et que la réflexion formalise, est-ce par quoi d’autres, plus ou moins proches ou lointains dans le temps et dans l’espace, répondent à la solitude et la précarité présentes des résistants. De cette communauté durable entre soi et le monde reposant sur des formes de nécessité, de réflexivité et de discursivité, le droit aussi est une recherche et une occurrence11.
Stéphane Zygart
Dans l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.↩︎
J. Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, GF-Flammarion, 1997.↩︎
J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.↩︎
W. Benjamin, « Critique de la violence », dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000.↩︎
T. Hobbes, Leviathan, Paris, GF-Flammarion, 2017.↩︎
Loi Fondamentale, art. 20, al. 4.↩︎
Art. 20, al. 4 de la constitution grecque.↩︎
Sur cette histoire, voy. par exemple le récit et les documents proposés par R. Meltz, L. Moaty et S. Roussin, Des vivants, Strasbourg, éd. 2024, 2021.↩︎
Sur ce point, voy. R. Gildéa, Comment sont-ils devenus résistants ? Une nouvelle histoire de la Résistance (1940‑1945), Paris, Les Arènes, 2017↩︎
M. Merleau-ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.↩︎
G. Canguilhem, « Vie et mort de Jean Cavaillès » [1976], in Œuvres complètes V, Histoire des sciences, épistémologie, commémorations, Paris, Vrin, 2018.↩︎