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Médecine coercitive, médecine normative: les sourds et les implants cochléaires

Médecine coercitive, médecine normative: les sourds et les implants cochléaires

Transfinis - Juillet 2020


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Texte complet et révisé de la communication « Médecine coercitive, médecine normative: le cas des sourds muets et des implants cochléaires » donnée le 23 octobre 2012 à l’occasion de la Journée thématique « Médecine normative, médecine coercitive » (Org. Espace Ethique Hospitalier et Universitaire de Lille, CHRU de Lille).

   

Les réactions des sourds-muets et des médecins face à la possibilité de doter quasiment tous les sourds-muets de capacités auditives par le biais d’implants cochléaires sont exemplaires des rapports étroits que peuvent nouer, en apparence ou en réalité, les normes, la coercition et la médecine. Il convient tout d’abord de rappeler la situation et les arguments échangés, ce qui s’est passé et qui n’est pas tout à fait fini.

Les premiers implants cochléaires dateraient de 1957, mais leur usage ne s’est généralisé qu’au tournant des années 90. La principale nouveauté de cette technologie protéique est qu’elle est susceptible de donner l’audition à toute personne dont une partie de la cochlée est encore fonctionnelle, ce qui inclut la majorité des sourds, y compris les sourds profonds et de naissance pour lesquels les appareillages classiques étaient impuissants. D’autre part, ces implants cochléaires doivent pour être efficaces dans le cas des sourds de naissance, être posés dans la prime enfance, selon les recommandations actuelles, au cours de la deuxième année de la vie des enfants.

Ces deux caractéristiques de ces implants - prétention à redonner de l’ouïe à tous, nécessité d’une intervention rapide sans pouvoir avoir le consentement éclairé des bébés implantés - ont très rapidement inquiété les sourds, qui y ont vu une nouvelle tentative de mettre fin à un mode d’existence particulier qui est le leur, parfois appelé la culture sourde, et qui s’exprime notamment par l’usage de la langue des signes. Cette inquiétude, il faut le préciser, s’est déclenchée d’autant plus vite et avec d’autant plus de virulence que l’interdiction scolaire et médicale de la langue des signes en France, qui a duré de 1880 à 1980 environ, a contraint les sourds à l’apprentissage de la parole orale, apprentissage très difficile qui les a conduit en général à être inéduqués, placés en situation constante d’infériorité et de dépendance, voire jugés comme des déficients mentaux. Ces craintes des sourds au sujet des implants cochléaires se sont enfin trouvées renforcées par la loi sur le dépistage néonatal de la surdité. Dans cette loi de 2003, les sourds ont vu non seulement l’assimilation non discutée de la surdité à une maladie comparable à la phénylcétonurie ou à l’hypothyroïdie congénitale, mais aussi la mise en place implicite d’une filière de soin - la vitesse du diagnostic accompagnant celle de l’implantation. Il n’y a là toutefois, hors des craintes, aucune obligation ou coercition en cas de désaccord des sourds ou des parents, puisque ni le dépistage ni la pose des implants ne sont légalement obligatoires pour eux.

On trouve là apparemment un affrontement à la fois étrange et très fondamental entre une certaine partie des gens, les sourds, et une partie du corps médical. Affrontement étrange, car tout semble aller dans le sens d’un bon sens médical, qui préconise l’implantation et l’apprentissage des langues orales: pourquoi refuser l’ouïe et la parole, même au prix de la disparition de certaines manières de faire et de communiquer comme la langue des signes, puisque celle-ci n’était après tout qu’un pis aller, maintenant obsolète et moins efficace ? Affrontement étrange mais affrontement fondamental aussi, car se joue dans l’affirmation d’une culture sourde le rapport du culturel et du biologique, l’origine compensatoire de la culture - nous créons des vêtements pour ne pas attraper froid, de là la mode, tout comme les sourds utilisent des signes gestuels pour communiquer, de là la langue des signes et la culture sourde.

Pour débrouiller un peu ces difficultés, et voir si la médecine, bien que sans appui légal n’entraîne pas, en toute bonne foi, les sourds dans un jeu qu’ils ne choisissent pas, il convient avant tout de partir du ras des arguments qui ont été échangés. Qu’est ce qui, tout d’abord, amène les médecins à défendre les implants cochléaires et le dépistage néonatal de la surdité, 800 cas par an environ ? Les raisons avancées sont principalement les suivantes:

  1. Il vaut mieux savoir communiquer par le son et l’oral, les implants le permettent.

  2. La langue des signes est plus rudimentaire et moins propice au développement intellectuel que les langues orales.

  3. Seul un dépistage néonatal systématique peut garantir à coup sûr une détection de la surdité dans les premiers mois de la vie, avant que les enfants sortis des maternités n’échappent au suivi médical pour longtemps.

  4. Suivant les lois du développement cérébral, la prise en charge destinée à l’implantation, même si celle-ci doit attendre, doit être très rapide, dès les premiers mois de la vie.

  5. Enfin, et cela est d’une grande importance dans cette controverse, les lois du développement cérébral impliquent de ne pas favoriser l’emploi de la langue des signes chez les jeunes sourds.

Les arguments des médecins sont donc essentiellement de nature biologique et linguistique, à partir d’un point d’accroche d’efficacité sociale.

Que répondent à cela les sourds, ou du moins certains sourds ou parents d’enfants sourds ?

  1. Les sourds peuvent parfaitement communiquer à l’aide de la langue des signes, et les entendants peuvent s’y mettre.

  2. Non seulement la langue des signes est aussi riche que les langues orales, mais les implants cochléaires ne sont pas parfaits (problème de perception dans les environnements bruyants par exemple, pannes), et il faut prévoir au moins un moyen de communication de secours.

  3. Le dépistage néonatal de la surdité préconisé en maternité à J+2 entraîne s’il est positif un traumatisme chez les parents qui nuit à l’établissement des relations entre parents et enfants, alors que l’apprentissage d’une langue, quelle qu’elle soit, requiert de l’affection comme moteur de la communication.

  4. Il est douteux que les lois du développement cérébral, même si celles-ci semblent avérées pour ce qui est des âges optimums d’acquisition des capacités et des langues, soient telles que la langue des signes et la langue orale ne puissent cohabiter.

  5. Toujours sur ce rejet de la langue des signes: il y a danger enfin d’aller contre la spontanéité de l’enfant sourd en matière d’expression et de communication. Les signes gestuels ne sont pas un caprice ou un accessoire enfantin à réprimer par l’éducation, mais le seul moyen qu’ont initialement et pour longtemps les enfants sourds de communiquer sans être ni dépendants ni dominés ou mal à l’aise, et aussi en ayant la perception pleine d’eux-mêmes en train de communiquer (un jeune enfant sourd se perçoit mal parler comme il perçoit mal les autres parler, il accède en revanche sans frein à ses signes et à ceux des autres).

Les réponses des sourds ne consistent pas, on le voit, à s’opposer à la pose d’implants - l’argument n°1, sur le caractère seulement quantitativement majoritaire de l’oral, n’est mobilisé que par peu de sourds. C’est la possibilité et la nécessité de la langue des signes parallèlement aux implants cochléaires qu’ils défendent avant tout, essentiellement à partir d’une réflexion sur les meilleures conditions d’apprentissage d’une langue. Sans ignorer le développement cérébral, ils rappellent l’importance des relations, relations affectives entre les parents et les jeunes enfants, relations éducatives aussi dans l’alliance dynamique du spontané et du sollicité. Il faudrait laisser les parents s’habituer à l’enfant pour que, la surdité diagnostiquée, ils ne se jettent pas tout entier dans l’espoir infondé d’une disparition de celle-ci et laissent ainsi l’enfant signer et parler la langue des signes tout en ayant un implant. Les failles techniques des implants cochléaires, en termes de performances comme en termes de fiabilité doivent être aussi prises en compte. Un temps d’apprentissage est enfin nécessaire, dont les aboutissements peuvent être décevants en fonction des profils individuels et rendre nécessaire, voire préférable, l’usage courant d’autres moyens de communication que l’oral. Bref, il ne s’agit pas de refuser les les implants, mais de faire en sorte que les sourds puissent s’en passer des implants, et signer au besoin. C’est la trop grande rapidité du dépistage et le « tout oral » qui est critiqué : problème non de refus mais de modulation, au nom d’arguments médicaux et linguistiques, mais aussi affectifs et éducatifs, toujours en vue d’une réelle efficace.

Or, il est frappant de constater, à la lecture de la littérature médicale sur cette question que la langue des signes est assez rarement évoquée. Les médecins, généralistes ou ORL, traitent prioritairement d’oral et d’augmentation des capacités auditives grâce aux implants. L’origine de cette prévalence reste assez obscure si l’on examine pas les protocoles et arguments mobilisés dans les articles et livres consacrés à ce sujet.

Un exemple type des méthodes de recherches médicales sur la surdité est le suivant. On peut lire dans un ouvrage spécialisé que les facteurs de réussite des implants cochléaires comprennent « l’aide fournie par l’environnement thérapeutique et familial, l’homogénéité linguistique de l’environnement », mais, au final, « la communication parlée avec implants cochléaires dépend dans une large mesure de trois facteurs: le niveau de développement phonologique au moment de l’implantation, l’âge du sujet à l’implantation et la durée d’utilisation de l’implant »1. Les facteurs environnementaux, difficilement chiffrables et décomposables, sont escamotés, pour que soient atteintes des constantes exprimables et des explications des variances individuelles. C’est dans cet escamotage que réside sans doute la raison principale du succès des implants et de l’oral, chez les médecins en tous cas. Ils s’appuient sur la biologie cérébrale en se concentrant sur les individus et l’évaluation standardisable de leurs caractéristiques.

Cette recherche de constantes correspond aux exigences actuelles de la médecine, qui lui permettent d’assurer une égalité de traitement, d’éviter l’arbitraire et les conflits juridiques. Cependant, avec les sourds, il n’est nullement question de maladie, de l’alternative brutale de la vie et de la mort, mais, beaucoup plus vaguement, de vie autre. Et certes, ce type de problème est déjà rencontré par la médecine en dehors du cas des sourds et même plus généralement des handicapés, lorsqu’il lui faut par exemple considérer les conséquences des soins ou les maladies chroniques par exemple. On essaie alors de mettre en place des pratiques collégiales - entre médecins ou entre médecins et malades - ou d’autres indicateurs chiffrés de la qualité de vie.

Mais le cas des sourds pointe une difficulté singulière, auquel il permet précisément d’arriver. Il est sans doute compliqué d’acquérir, et plus encore de transmettre un savoir sur la vie de sourd dans toute sa durée et sa totalité. Or, c’est en saisissant cette durée et cette totalité que l’on peut mieux comprendre l’importance de la langue des signes. C’est par ce biais que celle-ci est habituellement défendue dans certaines études, témoignages et biographies, y compris de la part de soignants. Il faut essayer de saisir au maximum ce problème pour espérer pouvoir envisager quelques éléments de solution aux controverses parfois radicales sur les implants. En quoi est-il difficile, dans les cadres actuels des soins donnés aux sourds, d’accéder à toute la richesse et à toute la complexité de l’expérience de la surdité ?

On l’a dit, d’une part, les médecins, par rigueur, prudence et manque de temps, s’appuient sur une objectivité somatique et chiffrable. Mais il ne faut pas négliger les proches, familles et parents, bien souvent sans aucune connaissance de la surdité, soudainement confrontés à son apparition. De leur côté, ces proches enfants sourds ne connaissent au départ de la surdité que ce que les médecins en disent, tout en désirant spontanément l’absence de surdité. Jeux de miroirs affectifs, conformité sociale, missions et méthodologies de la médecine conjuguent ainsi leurs effets, pour faire de l’enfant sourd une réalité transitoire, momentanée, et de son éducation une rééducation. L’intérêt de tous se porte sur les marges de progression calculées en fonction des modèles les plus communs et consensuels, et l’attention se détourne des arrêts possibles et des solutions ambivalentes. Autrement dit, les limites des techniques médicales comme celles des capacités de récupération des sourds ne paraissent que provisoires et devoir reculer par les progrès de l’art – c’est ainsi qu’aussi loin que l’on remonte dans les archives, les implants cochléaires du jour doivent toujours être essayés, car ils sont meilleurs que ceux la veille et seront améliorés au fur et à mesure des essais qui en seront fait. Quant aux aménagements des modes de vie qui laisseraient durablement une place à la surdité, il peuvent paraître incroyablement complexes, reconduire voire produire une précarité générale en engageant les sourds et les non-sourds dans une cohabitation systématique dont les modalités semblent difficilement imaginables.

Tant du point de vue des modèles que de celui des étapes de leur réalisation, tant du point de vue de la clarté des objectifs que de celui du déploiement des puissances d’agir, l’effacement de la surdité par des moyens techniques s’impose et paraît être une possibilité toujours à portée de main, où les échecs ne seraient que particuliers et les délais momentanés.

Or comme le montrent les arguments des sourds en défaveur des implants et d’un dépistage néonatal précoce, toute cette perspective est en partie illusoire. Les implants ont leurs défauts, les individus sourds peuvent avoir des capacités d’apprentissage de l’oral limitées, bref les résultats ne peuvent pas être parfaits, ce dont on ne s’aperçoit qu’avec l’expérience, et plus généralement avec le temps lorsque les efforts quotidiens d’adaptation à l’oral et de rééducation rencontrent leurs limites. Le problème, aujourd’hui comme au XIXème siècle, réside ainsi, finalement, dans la connaissance du sourd adulte, connaissance qui doit être prise en compte pour reconnaître les limites encore actuelles du traitement de la surdité, où les « enfants stars » font écran à la diversité des situations et à la complexité des problèmes. Il ne s’agit pas de renoncer à essayer des traitements, mais de faire ceux-ci ne soient pas univoques et étiolent les enfants sourds au lieu de les accompagner dans leur expérience des autres et de la liberté.

Que faudrait-il essayer pour aller en ce sens ? Il n’est pas sûr que la multiplication des professionnels, pris dans les mêmes normes, exigences et hiérarchies, ou que la mise en place d’une collégialité avec des associations de parents, à la fois sensibles aux horizons d’effacement complet des handicaps et souffrant d’une expérience soudaine de la différence qui provoque désarroi et impuissance, suffisent pour faire place à un traitement de la surdité où tout ne serait pas misé sur les implants et où l’expérience complexe, complète et durable de la surdité serait considérée, irréductible à l’absence d’audition. Mais on pourrait peut-être inclure dans les institutions médicales et hospitalières des professionnels sourds adultes. Ceux-ci pourraient être porteurs aux yeux des enfants sourds, des parents et des médecins non sourds, des savoirs médicaux sur la surdité comme de la connaissance de ce que celle-ci peut devenir, tout au long de la vie, suivant des figures complexes et imprévisibles mais avec lesquelles on peut toujours vivre et bien vivre.

Une telle organisation avait été mise en place, arrêtée depuis, au CEBES, Centre Educatif Bilingue pour Enfants Sourds. Un des grands intérêts de cette organisation, une de ses singularités aussi, était qu’elle permettait la prise en charge d’enfants entendants vivant avec leurs parents sourds. Le véritable soin quand il s’agit de faire avec l’incurable n’est peut être pas dans la norme, mais dans la transmission rigoureuse de l’expérience dont il faut aménager les conditions.

   

Stéphane Zygart


  1. Lopez Krahe J. (Dir.), Prothèses, LPC et implants cochléaires, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2007, pp 84-85.↩︎