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Néolibéralisme, protection sociale et handicap

Néolibéralisme, protection sociale et handicap

   

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Transfinis - avril 2022

   


 

Version d’origine de l’article paru en octobre 2021 « Néolibéralisme, protection sociale et handicap », dans AOC.

   

Le gouvernement a refusé il y a un mois de modifier le droit à l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), qui fournit un revenu aux personnes gravement handicapées sans travail. Ce refus est loin de concerner la majorité des gens. Il peut aussi passer pour une simple mesure d’économie budgétaire, tandis qu’il faudrait préparer les esprits et les corps à se serrer la ceinture à la suite de la pandémie. Pourtant, l’économie de bout de chandelle qui est ainsi faite et la rigidité politique extrême dont a fait preuve le gouvernement à cette occasion disent beaucoup des projets actuels de transformation profonde de la protection sociale, projets qui, s’ils étaient réalisés, augmenteraient les périls et la précarité pour beaucoup de monde.

Il faut pour cette raison revenir sur cette réforme avortée. En matière de politique du handicap, il n’est pas question d’amour du prochain ni même de bienveillance envers quelques malheureux, mais de la mise au travail de tous les individus, de la valeur du travail, de ceux qui travaillent et de ceux qui ne travaillent pas.

   

1. Un refus de réforme net et déterminé du gouvernement malgré le consensus

Un bref rappel des faits d’abord. Depuis plusieurs mois, il était envisagé de ne plus prendre en compte les revenus des conjoints pour le versement de l’AAH aux personnes qui y ont droit. Ce versement est d’un montant maximal de 900 euros environ, auquel à droit toute personne atteinte d’un handicap grave, c’est-à-dire évalué à 80 % par les expertises médico-légales. Cette allocation est accordée à titre individuel aux personnes handicapées. Elle peut-être réduite si celles-ci perçoivent d’autres revenus, mais aussi si leur conjoint (marié, pacsé ou concubin) dépasse un certain plafond de revenus (à partir de 1016 €) jusqu’à être annulée si le conjoint gagne plus de 2271 € par mois. Dans ce dernier cas, la personne handicapée n’a plus aucun droit à l’AAH et n’apporte plus aucun revenu au foyer qui, loin de s’acroître,
décroit.

À l’occasion de l’examen de la loi « portant diverses mesures de justice sociale », un amendement avait été déposé, soutenu par le Sénat et les rapporteurs de la loi, pour que ne soient plus pris en compte les revenus du conjoint des personnes handicapées dans leur droit à l’AAH. Cet amendement était soutenu par la quasi-totalité du spectre politique représenté à l’Asemblée Nationale — La France Insoumise et Les Républicains étaient d’accord, fait suffisamment rare pour être souligné. La République en Marche, le Modem et les représentants du gouvernement, dont la Secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, y étaient opposés.

Les débats conclusifs ont eu lieu le 17 juin 2021. La décision fut alors prise par le gouvernement, au bout de 4 heures de débats, de bloquer toute adoption possible de cet amendement par les députés, en recourant à la réserve de vote puis au vote bloqué. Cette dernière procédure empêche les députés de se prononcer sur d’autres amendements que ceux déposés par le gouvernement. Cette possibilité de blocage, il faut le noter, précède dans la constitution l’article 49-3, bien connu, qui autorise le gouvernement à faire adopter les textes législatifs de son choix au risque de devoir démissionner si la majorité de l’assemblée le vote. C’est dire le caractère directif du vote bloqué, et à quel point le refus de cette réforme de l’AAH était essentiel pour le gouvernement alors que la majorité des députés étaient pour, étant donné les défections à prévoir dans les rangs des députés LaREM et Modem.

En considérant les sommes en jeu (750 millions d’euros pour une loi qui en engageait 10 milliards au total) et la très mauvaise publicité qu’a provoquée ce blocage, la détermination du gouvernement peut paraître assez mystérieuse. Comment l’expliquer ? Les débats parlementaires ne l’ont pas bien éclairée, pas plus que beaucoup des arguments qui ont été échangés en amont, plus ou moins publiquement, entre le gouvernement, les personnes handicapées et les associations qu’elles constituent ou qui les représentent, et qui étaient toutes favorables à la réforme.

   

2. Le piège politique de la souffrance des couples

Trois points de discussion ont été régulièrement mis en avant : le risque d’exposer les personnes handicapées à des violences conjugales, dans la mesure où l’augmentation des revenus de leur conjoint pouvait être rendue vaine par la perte du versement de leur AAH consécutive à cette augmentation ; le rapport entre versement de l’AAH et inclusion sociale des personnes handicapées ; la question du fondement du droit à l’AAH, justifiant ou non selon les avis de considérer les revenus des couples. Les autres arguments invoqués dans le feu des débats ne méritent guère de s’y attarder, si ce n’est peut-être pour juger de la bonne foi qui les animait — l’enregistrement des discussions est disponible sur le site de l’Assemblée Nationale.

Bien qu’il ait marqué les esprits et l’espace public, notamment les réseaux sociaux, le problème des violences conjugales envers les personnes handicapées provoqué par le rejet de la réforme n’était sans doute pas à même, on peut le craindre, de faire basculer les choses.

Il a parfois donné lieu à des échanges oiseux. La Secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, a ainsi évoqué un dispositif expérimental, testé dans certaines régions, permettant aux femmes handicapées victimes de violences toucher l’AAH sous 10 jours, sans qu’on sache ce qu’il en était pour les hommes handicapés, ni pourquoi la violence, au cas par cas, justifiait de toucher une allocation qu’on refusait pourtant de délivrer systématiquement malgré ce risque de violence. Un député LaREM a toutefois exprimé l’essentiel à ce sujet vers la fin des discussions, en rappelant que le couple n’était pas nécessairement un lieu d’aliénation, tandis que Sophie Cluzel avait insisté pour sa part sur l’importance des couples et des familles pour la protection des personnes handicapées. Le problème de la violence dans les couples amène à faire porter les discussions sur la non-systématicité de cette violence, et sur le rapport que le versement d’un revenu entretient avec la prévention des violences conjugales, voire même avec les difficultés des couples.

La question du droit à l’AAH se trouve alors pris dans des problèmes qui, par leur ampleur et leur complexité soudaines, contribuent à embrouiller les discussions au profit de l’immobilisme et qui, surtout, sont très éloignés des ressorts actuels de nos dispositifs de protection sociale. Aussi réelles et terribles que soient les souffrances provoquées dans les couples, avec ou sans violence, par la baisse possible de leurs revenus suite à l’augmentation de ceux d’un des conjoints, ces souffrances ne justifient pas en effet, en l’état de notre législation, une réforme des aides sociales. Elles n’ont, par exemple, jamais justifié une réforme du RSA alors que le montant de celui-ci baisse considérablement à partir du moment où ses allocataires se déclarent en couple (passant dans ce cas de 560 à 420 euros environ). On peut même se demander, dans le cas du RSA, si les soucis provoqués pour les couples ne sont pas prévus et voulus par les législateurs. D’une façon analogue, le versement de l’AAH aux personnes handicapées n’a jamais prétendu faire leur bonheur, et c’est par un autre moyen qu’il faut en établir la justification, afin d’en comprendre aussi les possibilités de réforme et toutes leurs incidences sur notre système de protection sociale en général.

   

3. Un droit à la protection sociale aux ressorts ambigus et gênants

Le versement d’un revenu aux personnes sans travail atteintes d’un handicap grave s’appuie, en réalité, sur leur incapacité à travailler et à assurer leur survie par le seul exercice d’un emploi. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas directement la perte d’autonomie qui justifie des secours sociaux en cas de handicaps. C’est la perte des possibilités d’occuper un emploi et d’obtenir ses moyens de susbsistance par ce moyen. C’est pourquoi le versement des allocations baisse en cas de revenus, dont ceux du travail, indépendamment de la constance des incapacités des personnes handicapées. C’est pourquoi il est aussi prévu de verser l’AAH en cas de « restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi, précisée par décret ».

D’une manière générale, toute réforme de l’AAH oblige donc à mettre le doigt sur le rapport du marché de l’emploi aux individus qui cherchent à y entrer, et à soulever des questions qui fâchent : est-ce que les gens ne trouvent pas d’emploi par manque de formation, de compétences ou de volonté, ou est-ce que l’organisation du travail ne permet pas à certains d’entre nous, quoi que nous fassions, d’occuper un emploi en étant suffisamment payés ? Les personnes handicapées sont-elles incapables de travailler, découragées, ou bien ne veut-on pas d’elles au travail ? Qui refuse qui, et pourquoi ? On préfère ne pas trancher, du moins dans nos dispositifs de protection sociale destinés aux handicapés. Une pension est octroyée aux individus déclarés inaptes au travail, mais aussi des amendes infligées aux entreprises qui n’emploient pas, à partir d’un certain seuil d’effectifs, au moins 6 % de travailleurs considérés comme handicapés. On considère que la fatalité et les responsabilités sont partagées, entre les individus, le sort et notre organisation socio-économique.

Une autre ambiguïté existe. L’AAH ne dépend en effet d’aucune cotisation antérieure de celles et ceux qui y ont droit. Ce n’est, en ce sens, pas un dispositif d’assurance à la façon du chômage, mais un dispositif d’assistance, comme le RSA. Ce n’est pas un droit qui est acquis par ses revenus ou ses activités antérieurs. Il est acquis au nom du secours que la société doit à ses membres. Et c’est pourquoi, bien qu’il s’agisse d’un droit, il reste en partie de l’ordre de la charité et reprend certains vieux mécanismes de celle-ci : il ne faut donc pas que les secours soient trop faciles, ni trop désirables. Le montant de l’AAH a pour cette raison toujours été proche ou inférieur au seuil de pauvreté (900 € contre 1000 € environ). Et c’est par là que s’explique que les revenus du conjoint sont pris en compte, bien que le titulaire du droit à l’AAH ne puisse être qu’un individu et non un couple. Ce n’est certes pas très cohérent en termes de logique juridique, comme la majorité de l’Assemblée n’a cessé de le dire et de le démontrer au gouvernement ; mais ça l’est parfaitement en termes de charité. Il ne faudrait pas que l’AAH devienne une solution de facilité, il faut bien s’assurer que les gens y recourent en dernière instance, et qu’ils ne désirent pas trop en dépendre.

Bref, le faible montant de l’AAH, ainsi que tous les soucis liés à la prise en compte des revenus des foyers et non des individus, s’expliquent par la volonté de pousser le plus possible les personnes handicapées à occuper un emploi sans pouvoir « profiter du système », bien que l’on sache aussi que leur incapacité à avoir un travail s’explique par le rejet fréquent de leurs candidatures par les employeurs.

Le gouvernement ne fait donc, de ce point de vue, que suivre de très anciennes logiques politiques : pousser à l’emploi les personnes handicapées, certes pas au nom de l’effort ou de la responsabilité, mais au nom de « l’inclusion », terme qui n’a cessé d’être utilisé par Sophie Cluzel pour indiquer que le plus important n’était pas l’AAH, mais le travail des handicapés, sans craindre d’admettre, simultanément, que le droit actuel à l’AAH, proche ou inférieur au seuil de pauvreté, conjugalisé et non individualisé, favorisait la reprise d’activité. On peut le croire, si les soucis sont à la fois le meilleur moteur pour chercher un emploi, le moteur de leur création et de leur obtention.

La référence réitérée à « l’inclusion », au-delà de son efficace banalité en termes de communication, a ainsi permis de stériliser les débats, en les amenant vers un trou noir de nos politiques de l’emploi et de la protection sociale : celui qui concerne la définition et l’évaluation des responsabilités en matière de chômage. Comment l’inclusion doit-elle se faire et par qui ? Voilà qui ne sera pas expliqué. On apprendra avant tout que la protection sociale pourrait avoir des effets néfastes.

L’organisation du travail et de son marché, et les relations de cette organisation à la protection sociale, sont ce qui sous-tend les discussions sur l’inclusion sociale des personnes handicapées, au risque de faire des termes employés - « inclusion », « participation », « intégration », etc. autant de rideaux de fumée et d’occasions de distraire les esprits. En suivant cette perspective, la détermination du gouvernement à refuser toute réforme de l’AAH ne s’explique pas seulement par son attachement à de vieux principes politiques, mais par certains de ses projets principaux, comme la fusion des différentes protections sociales dans une protection unique.

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4. Les handicapés comme obstacles à l’instauration du Revenu Universel d’Activité

Parce que le handicap est actuellement défini comme une moindre possibilité d’accès à l’emploi, il empêche la mise en place de politiques universelles et uniformes « d’activation » à l’emploi. Quelle que soit la part de responsabilité dans leur chômage qu’on voudrait attribuer aux personnes handicapées, par définition, à la différence des gens considérés comme valides, il ne peuvent en effet être tenus comme entièrement responsables de leur chômage. Le gouvernement n’a pas réussi à faire bouger cette spécificité. Mais elle contrarie certaines de ses volontés, comme la mise en place d’un Revenu Universel d’Activité. Et le gouvernement s’emploie ainsi à réduire au maximum la portée de cette différence, en termes de symbolique sociale et en termes de nombre de personnes concernées.

Le type de revenu universel envisagé par le gouvernement en est en effet la version néo-libérale, élaborée par Milton Friedman. Dans ses grandes lignes, le projet consiste à accorder à tous un revenu inconditionné, d’un montant modique qui assure la satisfaction des besoins élémentaires, où aucune autre protection sociale n’est accordée et où chacun serait libre d’augmenter ses ressources s’il le désire en occupant un emploi. Une des hypothèses suivies pour justifier l’instauration de ce type de protection sociale à l’exclusion de toute autre est ainsi que tout le monde peut occuper un emploi s’il le veut. C’est précisément cette hypothèse que nos définitions socio-politiques actuelles des handicaps réfutent, ou du moins excluent. Le handicap correspond en principe à une moindre employabilité, qui appelle des protections particulières.

Cette spécificité a tenu. Dans les faits, le gouvernement a dû renoncer à fondre l’AAH dans le Revenu Universel d’Activité. Des concertations planifiées et officielles ont eu lieu sur ce sujet à partir de septembre 2019. Les associations étaient fermement opposées à toute disparition de l’AAH. Et en février 2020, E. Macron a annoncé que l’AAH ne disparaîtrait pas.

Mais un autre front a été ouvert, notamment au travers d’un rapport de la Cour des Comptes d’octobre 2019. Entre autres choses, est proposé dans ce rapport : de baisser les plafonds de revenus par foyer qui permettent de conserver l’AAH ; de conditionner son versement à la recherche d’un emploi pour certains taux de handicaps ; de durcir l’évaluation des handicaps en en considérant quasi exclusivement le versant médical, afin de réduire le nombre de personnes reconnues comme étant gravement handicapées ; de multiplier les contrôles ; de donner à l’Etat un pouvoir décisionnaire final en matière de reconnaissance des handicaps. Ces différentes mesures ne sont pas originales ; elles suivent exactement les politiques néo-libérales mises en oeuvre depuis une vingtaine d’années au Royaume-Uni.

Il y a moins de deux ans, c’était en tous cas l’exact contraire d’une individualisation des revenus des personnes handicapées qui était envisagée : on projetait de réduire les plafonds de revenus par foyer à partir desquels elles avaient droit à une protection financière.

Plus largement, à défaut de pouvoir faire du handicap quelque chose d’autre qu’une moindre employabilité, les politiques françaises actuelles s’efforcent d’en ronger les frontières et d’en éloigner les personnes, au risque de stigmatiser encore plus les personnes handicapées. Les procédés employés ne sont pas originaux, mais sont combinés : augmenter au maximum les soucis liés à l’obtention de l’AAH tout en médicalisant à outrance les évaluations des handicaps, ceci afin de réduire le nombre de personnes reconnues telles et ceci afin d’effacer autant que possible la part sociale, environnementale et collective, des handicaps — dont la difficulté d’obtenir un emploi.

Le refus du gouvernement de ne plus prendre en compte les revenus par foyer dans le versement de l’AAH est d’une grande cohérence. Ce refus s’inscrit dans une politique d’ensemble qui ne connaît pas de variation. Et celle-ci concerne tout le monde, et pas seulement quelques personnes handicapées parmi les plus gravement invalides.

La précarité de l’obtention et des montants de l’AAH que le gouvernement a maintenu à tout prix s’inscrit en effet dans un écrasement général des ressources que l’on peut obtenir, en France, par les salaires minimums ainsi que par les dispositifs de protection sociale lorsque ceux-ci ne sont pas justifiés par des revenus antérieurs. Quelques chiffres suffisent à le montrer. Alors que l’AAH est actuellement de 903 €, le RSA est au maximum d’un montant de 565 €, le SMIC de 1231 € net, le seuil de pauvreté est de 1063 € (calculé en 2018) et le revenu médian de 1837€ (en 2017). On voit que la règle est systématiquement de verser des protections inférieures au seuil de pauvreté, tandis que l’écart est environ de 650 euros entre le RSA et le SMIC, de 600 euros entre le revenu médian et le SMIC, de 350 euros entre le RSA et l’AAH et de 300 € euros entre l’AAH et le SMIC. Les très faibles montants des protections comme du salaire minimal vont de pair avec des fourchettes extrêmement réduites entre les travailleurs pauvres et les personnes sans travail hors assurance chômage.

Ce que trahit le bref épisode politique qui a touché les personnes handicapées et qui les maintient, autant qu’il est politiquement possible de le faire, dans la pauvreté et la précarité, c’est l’ambition néo-libérale jamais démentie de réduire les protections sociales à un seul et même minimum, de faire passer la pauvreté pour un choix toujours libre, et l’emploi pour un effet des désirs individuels. Etant donné l’écrasement actuel des protections, le moment est peut-être venu pour les refonder, en effet, mais sur d’autres bases.

   

Stéphane Zygart