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Tendances et problèmes de la psychiatrie contemporaine

Tendances et problèmes de la psychiatrie contemporaine

   

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Transfinis - Septembre 2024

   

Texte de la communication faite au colloque de l’Association Pratiques en psychopathologie infanto-juvénile le 6 octobre 2023

   

La psychiatrie contemporaine paraît reposer sur deux grands types d’intervention et de suivi : d’un côté, un soin social des souffrances psychiques au quotidien, au sein d’institutions sociales et médico-sociales ; d’un autre côté, des thérapies qui cherchent à se fonder de plus en plus précisément sur des données biologiques et neurologiques. On assiste simultanément au déploiement de réseaux aidant au « rétablissement » des personnes (traduction du terme anglo-américain « recovery ») à partir des choix et de la puissance d’agir de celles-ci, et au déploiement d’une « psychiatrie de précision », fondée sur la manipulation de données à la fois massives, individualisées et bio-génétiques, par lesquelles cibler les maladies mentales.

La notion de « handicap psychique » structure d’un point de vue juridique, administratif et institutionnel le soin des personnes atteintes de maladies psychiques. Elle exprime le croisement de ses deux tendances complémentaires, qui paraissent garantir par leur alliance une approche enfin complète et efficace des troubles psychiques, médico-sociale, sur des bases bio-psycho-sociologiques.

Décrire chacune de ces tendances permet de bien comprendre leur complémentarité et la nouveauté que celle-ci produit, une distinction des malades de leurs maladies. Par cette différenciation, la psychiatrie contemporaine affine ses soins, mais considère surtout la liberté des malades tout à fait autrement, par des perspectives inédites qui n’étaient pas celles de la psychiatrie asilaire.

Il existe néanmoins, dans cette sorte de paradigme, des difficultés fondamentales qui ne peuvent pas être escamotées. Elles résident pour l’essentiel dans la caractéristique qu’a toute pathologie de faire rupture et coupure, par les souffrances et les impuissances qu’elle provoque ainsi que par les manières d’en guérir ou d’en sortir. Ces seuils, les manières de les appréhender et de les définir, mettent systématiquement la psychiatrie contemporaine, malgré sa nouveauté et sa recherche de scientificité, aux prises avec son double ancrage, médical et social, qui oblige à en penser la part politique sur un double plan, matériel et social.

   

Une nouvelle institutionnalisation : distinguer maladie et malade

La psychiatrie suscite souvent un intérêt qui va bien au-delà des psychiatres et de leurs patients. On n’hésite pas, aujourd’hui, à éditer et à lire les témoignages de patients, les échanges épistolaires de psychiatres, ou encore à donner à voir les aspects apparemment les plus triviaux et les plus quotidiens de la psychiatrie1. C’est peut-être parce que la souffrance psychique paraît toucher en totalité les personnes qu’elle atteint. C’est sans doute aussi, plus spécifiquement, parce que les techniques médicales y rencontrent toujours des valeurs sociales par rapport auxquelles elles doivent se positionner, et souvent, rentrer en débat. Quand et pourquoi priver de liberté ou de responsabilité pénale ? Quel type de guérison, pour quelle vie sociale et professionnelle, convient-il de rechercher avec les personnes considérées comme malades mentales ?2

L’époque contemporaine apporte à ces problèmes parfois très anciens des solutions qui reposent, dans leurs aspects les plus visibles, sur de nouvelles formes et divisions institutionnelles. Parler d’une désinstitutionnalisation à l’œuvre en ce moment est en ce sens inexact : il y a en réalité une transformation des institutions, qu’il ne faut pas confondre avec les graves effets du manque de moyens et de personnels3.

Schématiquement, on peut présenter ces transformations institutionnelles de la façon suivante. Les hôpitaux psychiatriques conçus suivant un modèle asilaire cherchaient à concentrer en un seul lieu les prises en charge médicales et sociales des personnes psychiquement souffrantes4. Les institutions actuelles tendent à traiter les aspects médicaux et les aspects sociaux dans des dispositifs distincts, qui ne reposent ni sur les mêmes techniques, ni sur les mêmes intervenants. On peut dire qu’à l’horizon des pratiques psychiatriques actuelles, il y a les thérapies hospitalières qui s’efforcent de soigner les maladies, tandis que d’autres dispositifs d’accompagnement social s’efforcent de prendre soin des malades.

Au lieu de confondre malades et maladies, au risque de faire des pathologies psychiques des totalités confuses et impénétrables, les malades et leurs pathologies sont désormais distingués, du moins en principe, comme c’est le cas la plupart du temps pour les maladies somatiques (telles que les fractures, les grippes ou l’insuffisance rénale). On cherche à s’occuper des maladies mentales sans lier celles-ci à l’entièreté de la personnalité ou des ressources subjectives des malades ; et on peut simultanément s’occuper des malades sans cibler spécifiquement leur maladie, ni même savoir de quelle maladie ces derniers souffrent. Ainsi, si les pathologies mentales et les souffrances qu’elles causent peuvent bien être mêlées, les deux choses ne se recouvrent pas entièrement. On peut être atteint d’une maladie psychique (ou physique), ne pas être totalement pris par les douleurs qu’elle provoque et garder, avec elle ou malgré elle, des capacités, des plaisirs et des libertés. Et on peut souffrir de certains effets d’une maladie qui ne sont pas directement liés à cette maladie comme, par exemple, un rejet social ou des difficultés professionnelles5. C’est ce double aspect des maladies mentales que les dispositifs actuels de la psychiatrie s’ingénient à soigner le plus efficacement possible en les différenciant et en les affrontant par des moyens distincts, qui visent en parallèle la guérison de la maladie et le rétablissement des malades.

Ces lignes directrices correspondent à celles que dessinent la notion de handicap psychique, qui se trouve reconnue, officialisée et institutionnalisée dans la dernière loi organique française sur le handicap de 20056. Cette reconnaissance juridique du handicap psychique a été défendue par les malades et certaines associations. Elle permet de distinguer dans le domaine psychique ce qui relève d’une maladie (par exemple, la schizophrénie) et ce qui relève des conséquences de cette maladie (par exemple, une moindre capacité de travail en entreprise). Ces conséquences constituent le handicap psychique proprement dit, susceptible d’être compensé par les personnes ou par un aménagement de leur environnement, le plus souvent par les deux. Les personnes reconnues handicapées psychiques ont droit à des pensions d’invalidité et entrent dans un rapport particulier avec le marché du travail, censé leur permettre de trouver plus facilement un emploi (par l’exonération des charges pour l’employeur ou le recours au travail dit protégé).

   

Les Groupes d’Entraide Mutuelle comme dispositifs de soin social

Un autre type de soin s’est, à partir de tout cela, ouvert en psychiatrie, plus exactement un autre type d’institution de soin, distinct de celui de la psychiatrie de secteur ou de celui que constituent les multiples établissements médico-sociaux de soins psychologiques, comme les Centres Médicaux Psycho Pédagogiques (CMPP) ou les Services d’Accueil de Jour (SAJ). En effet, la loi de 2005 a également prévu et formalisé l’existence de Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM). Leurs attributs et leurs limites juridiques sont complexes7. Leur principe est de permettre que soit financé le regroupement de personnes en souffrance psychique qui souhaitent s’assembler de manière autonome dans un lieu non médicalisé, grâce à quoi ces personnes peuvent élaborer par elles-mêmes des soutiens les unes aux autres, échanger sur leurs expériences et mener des activités ensemble.

Les GEM sont en train de devenir une pièce essentielle des soins psychiatriques. Leur nombre a augmenté de 20% en 2019-2020, pour un total de 605 structures8. Ils n’ont pas de vocation médicale, au sens technique du terme9. S’ils peuvent être administrativement rattachés à des structures hospitalières, les psychiatres n’y interviennent pas. Les GEM tirent leur pouvoir thérapeutique des animateurs (souvent deux, parfois formés en tant que travailleurs sociaux), des malades eux-mêmes (qui peuvent décider statutairement des animateurs qui y travaillent), des artistes qui y travaillent, suivant des modalités de rémunération variables10. Dans tout cela, joue beaucoup de travail sinon inestimable, du moins peu ou non payé11. Le montant moyen du financement de l’État prévu pour un GEM est de 75000 euros par an12. Les GEM ont, de la sorte, accompagné la formulation collective de la nouvelle conception de la souffrance psychique, qui ne touche pas les personnes dans la totalité de leur subjectivité ou de leurs capacités, même si elle concerne les personnes dans la totalité de leur existence. L’essentiel des soucis quotidiens des personnes en souffrance psychique peut reposer sur la part économique et sociale de leurs difficultés, en lien avec toutes les formes de précarité contemporaine (financière, administrative, de logement, etc.).

De ce point de vue, il est important de noter que, d’une part, tels qu’ils sont institutionnalisés par la loi de 2005, les GEM n’ont pas pour but ou comme possibilité de s’organiser en réseau pour prendre en charge cette part sociale et économique de la souffrance psychique. Les moyens restent ainsi dispersés, les suivis sont difficiles. Il est en effet permis aux handicapés psychiques de s’assembler en associations, mais pas à ces associations de s’assembler à leur tour, sans réel moyen institutionnel pour mettre définitivement fin à cette précarité13. Chacun des GEM favorise certes les discussions et les collaborations, de même que la circulation des informations ou des personnes entre les différents dispositifs existants, mais cela n’est possible qu’en s’efforçant d’entretenir sans cesse une continuité des échanges, ou en s’appuyant sur d’autres réseaux associatifs fonctionnant en arrière-plan14.

D’autre part, les GEM n’ont pas été voulus et conçus pour remplacer les hôpitaux psychiatriques, mais pour les compléter - entre autres, les GEM n’offrent pas de lits et ne sont pas ouverts la nuit, même s’il leur arrive d’accueillir des personnes sans domicile en journée. Lier la croissance du nombre de GEM à la fermeture des lits d’hôpitaux en psychiatrie serait donc un raccourci qu’il faut se garder de faire, sous peine de passer à côté de choses décisives pour les évolutions de la psychiatrie contemporaine15.

Parmi les autres évolutions, il y a celle des modèles scientifiques de la psychiatrie, qui est contemporaine de la mise en place des dispositifs non hospitaliers et non médicaux institutionnalisés par la reconnaissance des handicaps psychiques. Cette évolution de la psychiatrie a appuyé et complété ces nouvelles formes institutionnelles. Mais elle s’est aussi faite de manière indépendante, sur ses bases propres.

   

Le paradigme médical de la psychiatrie de précision

Les horizons d’une psychiatrie dite « de précision » favorisent les lectures de la souffrance psychique en termes de maladie à cibler comme telle, qui ne touche pas nécessairement les individus dans leur totalité. Faire de cette « psychiatrie de précision », parfois aussi appelée « psychiatrie personnalisée », le pôle d’une tendance contemporaine de la psychiatrie peut certes paraître hâtif et reposer sur un fragile phénomène d’étiquetage, étant donné que ce type de projet, et même de dénomination, remonte à dix ans tout au plus16.

Néanmoins, tel qu’il est construit, ce projet repose sur des sciences médicales ou psychologiques bien plus anciennes, qui se croisent dans la médecine de précision avec une grande cohérence et qui rejouent ainsi certaines des ambitions les plus ancrées de la psychiatrie, dont celle de reposer sur les mêmes bases que la médecine somatique. Les origines de la « psychiatrie de précision » se trouvent en effet dans la « médecine de précision », dont l’oncologie a été le domaine moteur17. Cette idée de la psychiatrie n’est pas réductible a un effet de mode, et il faut être très attentif à ce qu’elle suppose de précision et à ce qu’elle recherche comme personnalisation.

À la résumer au plus court, son ambition est celle de toutes les médecines ; singulariser au maximum la connaissance du pathologique afin d’y remédier au mieux. Mais cette singularisation est celle des maladies, en vue de leur particularisation sur des bases scientifiques. Comme il est dans un récent recueil de philosophie des sciences consacré à la psychiatrie de précision, celle-ci correspond à « l’ensemble des développements scientifiques destinés à améliorer la compréhension et le soin clinique des maladies à partir d’une meilleure prise en compte des spécificités individuelles18 ». Le cadre général de cette psychiatrie peut ainsi être tracé par une succession d’oppositions : maladie et non malade, science et non pas expérience, spécificité individuelle et non pas singularité.

Un examen plus approfondi permet de voir que ce cadre se construit par le croisement de disciplines dont les assises sont mathématiques, biologiques et d’évaluation de caractéristiques fonctionnelles. Il tend à identifier la psychiatrie avec les standards actuels de la médecine somatique (l’Evidence Based Medicine), par l’agencement de spécialités autonomes dont aucune n’est originellement psychiatrique, mais dont le croisement doit permettre de produire un soin psychiatrique fondé sur la science.

La psychiatrie de précision repose de la sorte sur quatre grandes lignes directrices, qui se soutiennent mutuellement en rayonnant les unes vers les autres : une utilisation systématique des calculs statistiques, un appui constant sur des bases de données massives, un ancrage nécessaire dans un substrat biologique et un recours aux sciences cognitives. Les calculs statistiques garantissent une objectivation scientifique, qui correspond à la mesure d’une réalité psycho-sociobiologique, de régularités normales ou prévisionnelles, et à la mesure de performances pragmatiques, psychiques ou mentales. Les bases de données massives garantissent, pour leur part, la précision statistique par l’atteinte de grands nombres, ainsi que la possibilité de croiser par des codages informatiques des données très hétérogènes, mais potentiellement toutes pertinentes pour l’étude statistique du psychisme (données biologiques, comportementales, familiales, sociales et environnementales, idéalement, la totalité des données existantes). La biologie fournit un substrat objectif du croisement de toutes ces données, dont elle garantit l’unité tout comme la pertinence des différentes mises en relation possibles dans le temps et dans l’espace, non seulement par l’intermédiaire de la génétique ou de la neurologie, mais plus largement par une multiplicité de biomarqueurs19. Les sciences cognitives, enfin, permettent à un niveau pratique ou pragmatique la mesure de performances et d’interactions basées, via les neurosciences, sur la neurologie20.

Modélisation mathématique, moyens techniques pour nourrir les modèles, référents biologiques objectifs et en même temps pragmatiques des sciences cognitives : tout est parfaitement assemblé pour saisir la réalité du psychisme grâce à la médecine de précision. Celle-ci semble pouvoir parvenir à une description scientifique des processus psychiques, tels qu’ils se déroulent à l’intersection d’une multitude de facteurs et se donnent tous à lire, sans exception, dans les corps.

De ce point de vue, la psychiatrie de précision est pleinement objectivante. On peut comprendre à partir de là qu’elle puisse être définie par le fait cibler (et de s’occuper) des maladies plutôt que des personnes malades. C’est en cela une « médecine de précision ». Mais l’on pourrait aussi dire qu’elle permet d’objectiver les personnes - d’où son autre nom, lui aussi justifié, de « médecine personnalisée ». Pourquoi, alors, l’accent est-il mis sur les maladies, dans cette conception de la psychiatrie, que l’on préfère de plus en plus appeler « de précision » ? On peut en donner deux raisons principales, qui sont conjointes. La première, c’est que la mission de la médecine, qu’elle soit médecine du corps ou médecine de l’esprit, est de combattre les maladies, de les comprendre dans leur singularité en rapport avec un normal qu’elles enfreignent : la description intégrale des personnes peut dès lors certes être un résultat de la médecine, elle n’en est pas l’objectif premier ou l’horizon principal. La seconde raison, c’est qu’une maladie ne peut pas détruire ou mettre en désordre la totalité des fonctions biologiques d’un vivant, à moins de tuer celui-ci. Être malade, c’est rester en vie, donc avoir nécessairement une part de régularités, c’est-à-dire de normes et de normalité21. Une maladie, même génétique ou chronique, correspond à des processus pathologiques sinon locaux, au moins partiels. S’efforcer de faire une « médecine précise », c’est donc chercher à décrire objectivement les maladies en les distinguant de ce qui, chez les personnes qui en sont atteintes, n’est pas atteint par elle et reste sain. Autre chose que la maladie existe toujours chez (ou dans) un malade. Décrire et comprendre médicalement une pathologie n’est pas décrire et comprendre un malade. La psychiatrie de précision cherche ainsi à être ciblée, en laissant le malade en dehors de ses traitements, du moins pour la part dont elle considère qu’elle n’est pas concernée par les thérapies médicales de la maladie. C’est à d’autres formes de soin d’intervenir.

      

Convergences, difficultés et ajustements possibles des modèles sociaux et médicaux actuels

Les perspectives thérapeutiques de la psychiatrie de précision et les perspectives sociales et juridiques du handicap psychique semblent ainsi parfaitement convergentes. Mais est-ce réellement le cas ? Les soins psychiques peuvent-ils solidement reposer sur la concomitance de ces deux piliers ? Leur alliance semble bien fonctionner, même si des transformations, comme ajustements de l’un et de l’autre, semblent devoir avoir lieu à plus ou moins long terme.

La séparation entre le médical et le social, et conjointement la séparation entre ce qui est maladie et ce qui est sain, permet effectivement de ne pas confondre les personnes psychiquement malades avec leurs maladies. La liberté de ces personnes est par là solidement établie, à la fois en principe, dans les institutions et dans les techniques thérapeutiques. Autrement dit, le modèle du soin psychiatrique en asile semble avoir fait long feu, sauf très rarement, pour certains troubles durant de brèves périodes. S’il s’agit bien d’aider les personnes au quotidien, celles-ci n’ont jamais à être totalement prises dans un dispositif médical ou social, quel qu’il soit. Elles gardent toujours au sein de ces dispositifs une part de liberté22. Elles n’ont pas à tout exprimer d’elles-mêmes dans les traitements qui sont proposés de leur maladie, elles peuvent essayer de multiples formes d’activité sociale, qui ne peuvent leur être imposées comme autant de soins réadaptatifs qui seraient nécessaires à leur rétablissement.

Le caractère désormais mineur et marginal des prises en charge complètes et continues en hôpital psychiatrique, tout comme la fin de l’idée selon laquelle la totalité des subjectivités devrait être prise dans les procédés thérapeutiques pour que ces derniers fassent effet, expliquent sans doute les vives critiques auxquelles fait actuellement face la psychanalyse et son recul, y compris sous la forme de la psychothérapie institutionnelle23. Ces facteurs généraux jouent sans doute plus encore que le projet particulier d’adopter en psychiatrie les standards scientifiques de la médecine somatique, ou que la recherche de corrélats cognitifs ou neurologiques aux troubles psychiques24.

Cela n’empêche pas de croire cependant à des transformations à venir des soins psychiques par une reprise de certains éléments, tenus pour anciens, des psychothérapies. Du côté des réseaux sociaux de soin, portés par les GEM, de nombreux problèmes et notions de la psychothérapie institutionnelle sont au travail. Des questions sont reformulées et des solutions nouvelles sont créées. Les GEM trouvent, tout à fait officiellement, leur modèle dans les clubs thérapeutiques qui furent expérimentés et élaborés dans certains asiles psychiatriques25. Les formes possibles de l’accueil inconditionné des personnes en souffrance psychiques sont aujourd’hui discutées, dans une reprise de la fonction de protection des asiles qu’il s’agit d’actualiser. De même, les dispositifs de pair-aidance reprennent et transforment les questions qui étaient liées au transfert et au contre-transfert dans les cures psychanalytiques et dans la psychothérapie institutionnelle26.

Du côté de la psychiatrie de précision, des évolutions vont aussi, sans doute, avoir lieu. Il reste des critiques, parfois nombreuses, portées à son encontre, éventuellement par ses promoteurs eux-mêmes, comme l’absence de résultats ou la fragilité des modèles neurologiques27. Mais elles pourraient être levées, entre autres, par une plus grande participation des patients aux protocoles de recherche, ou par le recours à d’autres disciplines scientifiques. L’utilisation du neurofeedback ou l’intégration de linguistes dans les équipes de neurologie en sont des exemples28.

Ce type d’aménagement suffit-il à garantir l’efficacité et la pérennité des modèles actuels ? On peut croire que certaines difficultés sont escamotées ou oubliées qui, si nous nous avisons de les résoudre, pourraient impliquer des changements plus profonds.

   

Le problème persistant du pathologique comme seuil

Ces difficultés tiennent à une caractéristique du pathologique, en particulier psychique. La maladie fait rupture, il y a rupture dans toute pathologie, à un double niveau, social et au niveau du vécu. Il n’est pas sûr que les réseaux actuels de soin social aient la possibilité, matérielle et symbolique, d’accompagner ces ruptures, ni que la description scientifique des processus normaux et pathologiques possède en elle-même les moyens de situer, puis de modifier les phénomènes de coupure.

Les formes d’aide sociale apportées aux personnes psychiquement souffrantes se trouvent nécessairement confrontées à la sortie possible de ces personnes des réseaux d’accompagnement, soit sous la forme - positive - d’un projet construit, soit par des événements plus ou moins inattendus et indésirables. Or, considérer la souffrance psychique comme un handicap ne garantit en rien la possibilité de se passer des dispositifs d’aide grâce à l’obtention de revenus suffisants, à une vie sociale suffisamment riche ou à l’obtention d’un travail. La pauvreté, la discrimination sociale ou à l’embauche ne sont pas résolus par le statut de handicap, symboliquement et matériellement29. Et ce n’est ni parce qu’aucune solution parfaite ne peut être donnée à ces problèmes, ni parce que ces problèmes sont en réalité englobés dans ceux, plus larges, de la pauvreté ou de la stigmatisation.

Quelque chose de propre à la souffrance psychique doit être en effet considéré, si l’on veut résoudre ces difficultés dans le cas particulier des handicaps psychiques - particuliers comme le sont tous les types de handicaps. Cette souffrance est, même pour une seule pathologie identifiée, multiforme, instable et plus ou moins aiguë30. Chaque réseau d’accompagnement doit ainsi, pour accomplir sa mission, pouvoir comporter des variations et surtout de véritables asiles, pérennes et inconditionnellement accueillants. En d’autres termes, le quotidien et les accueils en journée sont absolument essentiels ; mais ils ne peuvent être les seuls éléments de solution. La quotidienneté comme repère et support ne peut suffire, dans la mesure où le soin psychique n’est pas qu’une question de régularité, mais doit être aussi une protection face à l’imprévisible et une mise en œuvre de moyens singuliers. Des formations spécifiques et des moyens financiers supplémentaires semblent pour cette raison indispensables, en plus des dispositifs actuels tels que les GEM.

Le vécu multiforme de la souffrance psychique a aussi une portée critique pour la psychiatrie de précision. Le projet d’objectivation scientifique des maladies qui en est le cœur tend à la formulation de définitions strictes du pathologique. Il y a ce qui est maladie et ce qui n’en est pas, en quoi la psychiatrie de précision se base encore sur le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Mais ces visées d’objectivation aboutissent simultanément à décrire de multiples continuités entre le normal et le pathologique, alors considérés comme des devenirs progressifs de certains processus. De ce point de vue, le DSM est caduque pour la psychiatrie de précision, puisqu’il propose des catégories nosologiques au lieu de saisir les transformations continues du normal en pathologique31.

Ces continuités sont spatiales (biologiques, familiales, environnementales, etc.) et temporelles. Au niveau de la saisie temporelle du normal et du pathologique, les difficultés que ce continuisme produit sont particulièrement frappantes, et fondamentales. La psychiatrie de précision prétend saisir dans une même analyse les maladies, mais aussi les risques de maladie ou les facteurs de risque de ces maladies, avec, à chaque fois, des corrélations à des interventions thérapeutiques possibles. Cependant, être malade n’est pas identique à risquer d’être malade, à moins d’aboutir au final à une identification entre santé et maladie, à la fois sur un plan subjectif et sur un plan social. De même, où commence le risque, si celui-ci est lié à des processus constituants réguliers ?

Les réflexions épistémologiques, méthodologiques et éthiques ne manquent pas, actuellement, sur ce problème32. La subjectivité des personnes, leurs plaintes, mais aussi leurs choix y servent généralement de principe de clôture - par exemple, pour définir les moments de la détection des maladies possibles ou en cours, les types de traitements, ou les formes de consentement à des recherches scientifiques.

Passer par la subjectivité des personnes pour définir le pathologique au croisement d’un vécu (indissociablement individuel et social) et de données biomédicales n’est cependant pas du tout anodin. La liberté des personnes est, en effet, alors affirmée non pas malgré la maladie et en dehors d’elle, mais face à la maladie et dans la maladie. La liberté (re)devient une part des maladies elles-mêmes et de leurs devenirs. Elle est ainsi réintroduite dans la relation thérapeutique comme une condition de la thérapie elle-même. À partir de là, ce sont les anciennes questions des psychothérapies et de la psychanalyse qui ne peuvent manquer de revenir, alors même qu’on tentait de séparer les malades de leurs maladies.

Les questions qui se posent sont même plus larges. Au travers des modalités de définition du normal et du pathologique, c’est la possibilité pour la psychiatrie de n’être qu’une science ou de n’être pratiquée que comme une science qui se trouve mise en jeu. La décision, individuelle ou collective, d’identifier quelque chose comme étant une maladie mentale, à partir de souffrances insistantes et de certaines marques bio-psycho-sociales, ne va jamais sans débats et jugements de valeurs. La nécessité de devoir les formuler tient à l’épaisseur du pathologique : à la façon dont tout seuil ne se définit que dans la continuité d’une trajectoire qu’il prétend néanmoins diviser, à la façon dont toute maladie comporte de l’indésirable ou de l’insupportable, néanmoins aussi compatible avec la vie. On comprend, à partir de là, que la psychiatrie fasse toujours l’objet de débats, plus ou moins publics, et soit souvent discutée par des profanes tenus comme non savants. Et l’on peut croire qu’en affirmer la seule scientificité ne permettra pas de clore ces débats, et d’éviter ces jugements de valeur. Au contraire, ce type d’affirmation risque d’élargir les controverses à celle de la valeur de la science et de la psychiatrie comme science, alors que celle-ci reste indispensable. De même, la séparation institutionnelle des soins sociaux et médicaux de la souffrance psychique doit être réinterrogée, pour des raisons similaires. Si l’on ne peut soigner cette souffrance sans une médecine spécialisée, celle-ci le peut-elle sans une part d’expérience de cette souffrance au quotidien, où se saisissent ses ressorts les plus communs comme ses effets les plus extrêmes, où se manifestent à la fois le mélange du normal et du pathologique, les formes de présence du pathologique et les incertitudes que tout soin doit traverser et surmonter ?

La psychiatrie contemporaine est incontestablement nouvelle dans ses formes institutionnelles, qui cherchent à allier une psychiatrie scientifique à des lieux de soin social. Mais ceux-ci ne peuvent résoudre les enjeux les plus simples et les plus fondamentaux de la souffrance psychique au quotidien sans des moyens matériels et formels supplémentaires, grâce auxquels agir sur les seuils qui font partie des pathologies mentales et de leurs soins. Le projet d’une psychiatrie de précision, de son côté, ne peut faire complètement l’économie de la part relationnelle des pathologies psychiques qui conditionne l’exercice des thérapies, ni ignorer la question des valeurs qui structure toute définition du pathologique et tout exercice de la médecine. Faire différence continue à faire difficulté.

   

Stéphane Zygart


  1. On peut, entre autres, mentionner : Héloïse Koening, Barge, s.l., Autoédité, 2021 ; Philippe Artières (Ed.) et Nicolas Henckes (Ed.), « Mon cher confrère... » Lettres d’un psychiatre (1953-1963), Paris, CNRS Editions, 2023 ; Benoit Majerus (Ed.) et Monika Ankele (Ed.), Material Cultures of psychiatry, Bielefeld, Transcript Verlag, 2020.↩︎

  2. Ces questions sont par exemple travaillées par toutes les personnes concernées au sein de la communauté mixte de recherche Cap Droit < https://confcap-capdroits.org/ >↩︎

  3. Sur la désinstitutionnalisation, ses formes et son histoire, voir Hervé Guillemain (Dir.), Alexandre Klein (Dir.), et Marie-Claude Thibaut (Dir.), La fin de l’asile ? Histoire de la désintitutionnalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXè siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.↩︎

  4. On peut faire remonter la formalisation de ce genre de conception, en France, à Esquirol. Elle a animé la plupart des débats en psychiatrie jusqu’à l’époque récente, en donnant lieu, par exemple, aux recherches de la psychothérapie institutionnelle dont Tosquelles et Oury sont les représentants les plus connus, à la mise en œuvre de la psychiatrie de secteur en France, ou encore à la fermeture progressive des hôpitaux psychiatriques en Italie à partir des critiques de Basaglia.↩︎

  5. Voir Sébastien Muller, Comprendre le handicap psychique, éléments théoriques, analyses de cas, Nîmes, Champ Social Editions, 2011.↩︎

  6. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.↩︎

  7. Elles sont définies dans la circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005 relative aux modalités de conventionnement et de financement des groupes d’entraide mutuelle pour personnes souffrant de troubles psychiques < https://sante.gouv.fr/fichiers/bo/2005/05-10/a0100027.htm >↩︎

  8. < https://www.cnsa.fr/documentation/bilan_gem_2019-2020.pdf >↩︎

  9. « A la différence de l’ensemble des établissements et services sociaux et médico-sociaux décrits dans le CASF (art. L. 312-1-I, I et III), le groupe d’entraide mutuelle n’est pas une structure qui se définit par des prestations mises en oeuvre par des professionnels ou (comme dans les lieux de vie) par des permanents, et encore moins effectuant des « prises en charge ». Il s’agit d’un collectif de personnes animées d’un même projet, qui, pour développer ce projet, doit trouver un cadre (généralement le soutien d’une association et un lieu qu’il puisse investir comme sien), l’aide de quelques personnes (animateurs salariés ou bénévoles) et des moyens financiers », circulaire DGAS/3B no 2005-418, Annexe I, loc. cit.↩︎

  10. Sur la place de l’exploration et de la création artistique dans le soin psychique, voir notamment Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée, 2023, Paris, La Fabrique.↩︎

  11. Pascale Molinier, Christophe Mugnier et Clarisse Monsaingeon, « Le travail inestimable », Psychiatrie, psychanalyse et sociétés, 2020.↩︎

  12. Circulaire DGAS/3B no 2005-418, Annexe II loc. cit.↩︎

  13. Il n’y a de représentation possible des GEM que par des structures tierces de représentation, sans lien juridique formel avec les GEM représentés. Voir par exemple la présentation du CNIGEM sur le site du gouvernement < https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/contribution_asmp_cnigem.pdf >↩︎

  14. On peut en donner comme exemple la Trame, en Seine-Saint-Denis < https://latrame93.fr/ >↩︎

  15. En 2017, sur les deux millions de patients soignés en psychiatrie en France, 1,6 l’ont été par des dispositifs ambulatoires, voir Stéphanie Dupays et Julien Emmanuelli, Les centres médico-psychologiques de psychiatrie générale et leur place dans le parcours du patient, IGAS, 2020 < https://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2019-090r.pdf >. Le nombre de lits en hospitalisation complète baisse quant à lui continûment, pour 53000 places environ fin 2021 < https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-09/ER1242.pdf >↩︎

  16. Christophe Gauld et Elodie Giroux, « Introduction. Les approches de personnalisation et de précision peuvent-elles être utiles à la psychiatrie ? », Promesses et limites de la psychiatrie de précision, enjeux pratiques, épistémologiques et éthiques, Paris, Hermann, 2023, p. 13‑41.↩︎

  17. Sur la médecine de précision, voir Xavier Guchet, La médecine personnalisée : un essai philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2016.↩︎

  18. Gauld et Giroux, « Introduction... », op.cit., p. 28. Souligné par nous.↩︎

  19. Pierre-Michel Llorca et Marion Leboyer écrivent ainsi : « Génomique, épigénomique, transcriptomique, protéomique, métabolomique, métagénomique et lipidomique contribuent à fournir de manière indépendante des informations préciseuses sur le soubassement neurobiologique des affections psychiatrique. Une approche multinomique ou "panomique" analysée à l’aide d’approches computationnelles, pourrait permettre d’identifier les processus biologiques sous-jacents impliqués dans les troubles psychiatriques », « Psychiatrie de précision : enjeux et perspectives. », Promesses et limites…, op. cit. p. 46‑64.↩︎

  20. Sur les neurosciences, voir Denis Forest, Neuropromesses, une enquête philosophique sur les frontières des neurosciences, Paris, Ithaque, 2022.↩︎

  21. Sur ces deux points, voir Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1984.↩︎

  22. Sur les enjeux en termes de responsabilité juridique, voir Benoît Eyraud (Dir.), Julie Minoc (Dir.) et Cécile Hanon (Dir.), Choisir et agir pour autrui ? Controverse autour de la convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, Paris, Doin, 2018.↩︎

  23. Sur les formes et les recherches contemporaines de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle, voir Marc Ledoux, Ce qui se passe : métapsychologie de la psychothérapie institutionnelle, Paris, Jérôme Millon, 2023.↩︎

  24. Voir pour l’élaboration de standards en psychothérapie, Victor Soufir, Serge Gauthier et Bernard Odier, Évaluer les psychoses avec la Cop13, une clinique organisée des psychoses, Paris, Dunod, 2011, et pour un exemple de corrélation entre psychanalyse, neurosciences et neurologie, Pierre-Henri Castel, L’esprit malade, Paris, Ithaque, 2009.↩︎

  25. Circulaire DGAS/3B no 2005-418, Annexe III loc. Cit. Voir Jean Oury, « Les clubs thérapeutiques », Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, traces et configurations précaires, Nimes, Champ Social Editions, 2001, p. 61‑98.↩︎

  26. Voir Pierre Delion, La constellation transferentielle, Toulouse, Erès, 2022.↩︎

  27. Voir par exemple Llorca et Leboyer, « Psychiatrie de précision…. », op. cit., p. 53-54 ; Stéphane Jamain, « Génétique et psychiatrie de précision : où en sommes-nous ? », Promesses…, op. cit., p. 65‑87. ↩︎

  28. Sur les limites de la neurologie et les pistes de recherche possibles, Denis Forest, Neuroscepticisme, Paris, Ithaque, 2016.↩︎

  29. Eva Baraji, Laurence Dauphin et Sébastien Eideliman, Comment vivent les personnes handicapées, les conditions de vie des personnes déclarant de fortes restrictions d’activité, Paris, DREES, 2021 < https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-02/DD75.pdf >↩︎

  30. Voir par exemple « Caractérisation des difficultés dans la vie quotidienne de personnes souffrant de schizophrénie en rapport avec les facteurs cognitifs et cliniques », Marie Noelle Leveaux et al., ALTER,European Journal of Disability Research, 6, 2012, p. 267-278.↩︎

  31. Sur ces problèmes, voir en particulier Steeve Demazeux et Lara Keuck, « Comment peut-on être précis les yeux fermés ? », Promesses et limites…, op.cit., p. 201‑230 ; Katryn Tabb, « La psychiatrie doit-elle être précise ? Réductionnisme, données massives et révision nosologique dans la recherche en santé mentale », Promesses et limites..., p. 161‑200.↩︎

  32. Par exemple, Julia Timland, « Entre Ultra-Haut Risque (UHR) et syndrome de psychose atténuée : enjeux éthiques autour de la vulnérabilité », Promesses et limites..., op. cit., p. 265‑298.↩︎